Depuis quelques années désormais, les gens commencent à mieux acheter leurs vêtements : ils s'éduquent à la qualité, aux savoir-faire, aux formes et aux couleurs.
Et ils sont disposés à investir un peu plus dans leur garde-robe... Quand cela est justifié bien sûr.
Mais certains sont rapidement surpris par le fait que les vêtements "vivent" :
"Ma chemise s'est un peu rétrécie/agrandie après deux ans, et mon jean a légèrement déteint ! Pourtant je pensais avoir investi dans de la qualité..."
"C'est bizarre, il y a des petites irrégularités dans la matière"
"C'est vraiment pas pratique cette chemise en lin, elle est froissée après une journée, ce qui n'était pas le cas avec mes vieilles chemises en coton"
Cet article va vous aider à faire la différence entre un problème de qualité et les caractéristiques normales des vêtements.
Bref, prendre un peu de recul sur ce que l'on peut attendre de vêtements de qualité.
Les matières vivantes et naturelles
Ce que j'appelle une "matière vivante", c'est une matière naturelle, qui va vivre sa vie, bouger un peu, s'adapter à votre morphologie, se patiner...
C'est une matière imparfaite mais humaine et vivante, et donc belle dans sa texture, son authenticité, sa poésie (voir doctrine japonaise du wabi sabi).
1. L'indigo qui s'estompe
L'exemple le plus courant, c'est bien sûr l'indigo des jeans bruts. Pour rappel, Milone, spécialiste du workwear, a écrit deux articles de fond sur l'indigo : l'histoire de l'indigo et l'utilisation de l'indigo dans le monde.
L'indigo est un pigment - en général - naturel, peu fixant par nature, mais c'est là tout son intérêt.
On obtient ainsi des jeans ou des chemises qui vont se déteindre au fur et à mesure, là où la matière frotte et travaille le plus, reflet de votre mode de vie et de vos habitudes.
Plus le fil est teint avec une forte densité de pigments d'indigo, jusqu'au coeur de la fibre, plus le délavage qui apparaîtra ensuite sera subtil, avec des reflets allant du turquoise au bleu ciel, voire parfois émeraude ou touchant sur les rouges et les violets sur certaines toiles traitées avec de l'écorce de grenade par exemple.
Les jeans avec les plus beaux délavages trouvent même leur place dans des Hall of Fames sur Internet, et il existe toute une communauté autour des délavages de jeans bruts, qui s'amuse par exemple à glisser des pièces de monnaie ou d'autres petits objets dans les poches pour les voir apparaître ensuite par transparence lorsque la toile extérieure délave.
C'est une matière qui change, qui se patine, quitte à dégorger un peu de pigment sur vos sneakers ou l'intérieur de vos blazers. Mais c'est une matière qui vit.
C'est 1.000 fois plus intéressant que d'avoir des jeans aux couleurs fixées artificiellement, qui se déteignent sans subtilité au lieu de se patiner : c'est ce que j'appelle les matières mortes.
Nos conseils pour bien choisir et porter un jean sont ici
2. Usure et vieillissement du cuir
On retrouve exactement la même chose avec le cuir.
On a d'un côté les cuirs végétaux qui sont des peaux d'animaux, mais tannées avec des écorces, résines, et huiles naturelles .
Ces cuirs se patinent, se froncent par endroits qui frottent, et se lissent à d'autres quand ils sont tendus . Mais ils vivent avec vous, ils sont les témoins de votre histoire, ils conservent ce côté organique et brut qui fait que c'est du cuir, et pas une substance alien sortie des labos du KGB.
À l'opposé, il y a les tannages aux métaux qui "tuent" le cuir ; le fixent totalement.
Ce sont les cuirs les plus utilisés, à la fois pour des raisons de coûts, mais aussi pour des raisons de préférences des consommateurs, particulièrement en mode féminine où la cliente préfère que ses accessoires et chaussures conservent un aspect net et inaltérable dans le temps . Idem pour une bonne partie du luxe masculin.
Je peux tout à fait le comprendre, mais l'important est de ne pas prendre un cuir végétal qui se patine pour un mauvais cuir, sous prétexte qu'il se "salirait" plus vite.
Le vrai mal étant le cuir totalement mort, et étouffé, comme le cuir bookbindé, qui est un cuir gratté, poncé, et recouvert d'un film plastique.
Ça a l'air très joli et net en magasin, ça permet de faire passer du cuir de mauvaise qualité et veiné pour de la crème, sauf que ça s'use de manière dégoutante, ça ne se patine pas du tout, ça se dessèche rapidement sous le film plastique, et ça fait plein de plis là où le cuir travaille . À éviter totalement !
D'ailleurs, la marque Jacques et Demeter a publié un article passionnant sur le tannage végétal.
Pour lire notre guide du cuir, c'est par là
3. Le coton qui duvette
Autre phénomène souvent pris pour un manque de qualité : le coton qui duvette en s'usant, et qui devient plus doux.
Certains cotons de qualité, notamment les tissus épais, sont précisément conçus pour durer et s'adoucir en duvetant avec le temps (c'est tout leur intérêt).
D'autant qu'un coton qu'on a fait duveter artificiellement, ça s'appelle... une flanelle.
Sauf que pour la flanelle, le processus est un peu plus abrasif , alors qu'un bon coton se duvette naturellement, et sa solidité est préservée.
Vous voulez connaître l'histoire du t-shirt ? La voici
4. Le lin qui froisse
Bon, cela va peut-être en faire sourire certains, mais on a parfois des retours de lecteurs qui se plaignent que leur chemise en lin froisse plus qu'une chemise en coton.
Bien sûr, c'est désagréable et cela fait vite négligé de porter une chemise couverte de gros plis, mais on ne parle pas ici de cas extrêmes, mais seulement de quelques plis dans le dos à la fin d'une journée où il a fait chaud.
Ce n'est donc rien d'autre qu'une propriété intrinsèque du lin. Ça froisse, ça vit, bah oui, et c'est comme ça, ça fait partie du trip. Et en contrepartie, c'est plus aéré, c'est bien plus solide que le coton.
Il faut bien se dire que des plis sur des vêtements, c'est tout à fait normal, et il faut sortir totalement de cette vision aseptisée d'une tenue sans plis qu'ont parfois des débutants un peu zélés à force de regarder des lookbooks où les vêtements sont retouchés à l'ordinateur.
D'autant que ce sont bien les tenues trop propres, sans plis, aux matières sans reliefs, et sans un cheveu qui dépasse, qui font des looks de gentils garçons trop lisses . Un peu de spontanéité et de lâcher-prise ne fait de mal à personne !
Notre guide complet sur le lin
5. Le coton huilé et ses nuances
Je ne vais pas m'attarder sur le coton huilé des vestes "type Barbour", mais là encore ça suinte au début, c'est un peu gras, mais ça se calme ensuite, et après une saison le rendu est magnifique.
Comme si vous aviez bourlingué toute votre vie dans cette veste.
Ça valait le coup de se salir un peu les mains au début !
6. La laine de qualité qui peluche un peu, puis plus du tout
Une laine qui peluche n'est pas un signe de mauvaise qualité.
Dans le cas des laines de grande facture, et notamment des beaux cachemire , le peluchage est une étape inévitable, résultat de l'évacuation des fibres courtes.
La vraie différence entre qualité et ouate de sauvage ne se voit pas avant une dizaine de lavages :
- Qualité : les peluches apparaissent vite mais disparaissent ensuite progressivement sur les belles laines,
- Cochonnade : les peluches apparaissent plus lentement , mais le processus dure ensuite très longtemps, voire à vie, jusqu'à amincissement total de la matière et trous.
7. Les laines vierges à toute épreuve
Autre idée reçue sur la laine.
Beaucoup de consommateurs résument la situation à :
- laine douce = qualité
- laine rêche = cochonnade
Pourtant rien n'est plus FAUX !
La laine des chaînes de fast fashion est toujours super douce, car bourrée d'adoucissants : autant de cache-misère qui dissimule une laine qui deviendra rêche et "plate" par la suite, et bien souvent se délitera, peluchera à vie, et se trouera en quelques lavages, faute d'une densité suffisante en fibres longues
C'est un peu l'équivalent des cuirs bookbindés, dont ces chaînes sont également friandes.
À l'opposé, une laine de choix est rêche, et tient des années, tout en s'adoucissant. C'est par exemple le cas avec les très belles laines d'agneau.
Au secours, votre pull bouloche, on vous explique pourquoi
La matière qui bouge le moins ?
Eh bien c'est le synthétique !
Le synthétique est relativement inerte. Il ne bougera presque pas suite aux passages en machine et au sèche-linge.
Par contre, c'est une matière qui a de très nombreux défauts :
- Aucune respirabilité
- Plus d'odeurs corporelles qui apparaissent
- Des couleurs pauvres, standardisées, sans nuances
- Elle ne se patine pas, elle s'use de manière laide
- Ah oui, et elle lustre très rapidement quand elle est soumise à des frottements (= magnifiques auréoles luisantes sous les coudes et sur les genoux des costumes de mauvaise qualité).
Bref, c'est une matière parfaite si vous vous en foutez de votre image, de votre confort, et globalement de la qualité de vos vêtements.
Parfait si vous en faites une boule le soir, hop en machine à 90°, et tranquillou le lendemain avec la chemise et le costume qui vous font transpirer dans les transports en commun.
Mais après tout, chacun son choix .
Les traitements naturels
Bon, vous avez bien compris le truc avec les matières, et j'aurais pu citer plein d'autres exemples.
Vient ensuite le traitement : teintures, enduction , flammage , calandrage , etc.
Comme je l'ai écrit, en partant d'une même matière naturelle , on peut tout à fait arriver à une matière qui garde sa force vitale, ou à un résultat aseptisé et mort, type cuirs tannés aux métaux ou laines bourrées en additifs.
Respect de votre santé
Au final, privilégier le vêtement vivant, c'est un peu comme choisir de manger des aliments bio, avec leurs petits défauts visuels, mais du vrai goût et l'absence de conservateurs qui nous nuisent sur le long terme.
L'élément qu'il faut bien prendre en compte ici, c'est la dimension chimique.
ll existe des apprêts mécaniques inoffensifs mais aussi des apprêts chimiques .
Certes certains agents chimiques peuvent améliorer un tissu , mais il faut à chaque fois faire attention à leur toxicité.
Dans les débuts de BonneGueule, cela m'est notamment arrivé de faire une allergie en pleine soirée presse alors que je testais une chemise d'une enseigne bas-de-gamme.
Il existe des labels attestant la non-nocivité des matières, mais ils sont essentiellement présents dans le haut-de-gamme.
On peut citer les labels internationaux bluesign®, OEKO-TEX®, ou encore le label européen Master of Linen®
Cela dit, la meilleure manière de ne pas courir de risques reste de favoriser les matières 100% naturelles, traitées également de manière naturelle (ou via des apprêts mécaniques).
Respect de l'environnement et de l'humain
Pour un tissu qui vous causera des allergies, on peut aisément imaginer ce que sa production à grande échelle inflige aux ouvriers des usines qui les produisent. Idem pour la nature et pour les cas d'empoisonnement des eaux consommées par les populations.
N'est-ce pas rassurant de savoir que le vêtement qu'on achète et que l'on porte ne fout pas le bordel à 10.000 km de chez vous, voire cause des morts ?
Merci les matières vivantes.
Le cas des teintures naturelles
Enfin, il existe de plus en plus de teintures naturelles, notamment pour le coton.
Le phénomène est encore récent, on ne trouve pas encore toutes les teintes , mais on arrive quand même à produire de très belles couleurs bleues, marron, ocre, rouges, violette, beiges, écru avec des pigments 100% naturels.
Bien sûr il y a l'indigo naturel, mais on peut aussi citer les peaux d'avocat (violet), la cochenille (rouge), le henné (marron), les boutons de rose (rose), les écorces de bois (marron, beige), ou encore le safran (jaune).
Là encore on est dans des matières qui vivent : les pigments sont moins fixés et ils délavent par endroit à la manière des chemises et des jeans teints à l'indigo.
D'ailleurs les fixants peuvent également être naturels : alun, acide oxalyque (extrait de la rhubarbe), crème de tartre, acide gallique (extrait d'une sorte de caroube), carbonate de sodium (déjà utilisé par les Égyptiens), sulfate de fer , etc.
Les teintes finales ne sont pas forcément hyper uniformes, mais c'est ce qui donne des looks réels, plus bruts, ancrés dans une vraie réalité. Des marques comme Visvim ou GANT Rugger développent d'ailleurs beaucoup ces usages.
Je vous conseille aussi d'aller jeter un oeil au site de la marque Johanna Riplinger, entièrement développée à l'aide de pigments naturels. Sa créatrice développe d'ailleurs ses propres matières, certaines très belles, avec des partenaires situés en Inde .
L'âme du vêtement
Enfin, les matières vivantes apportent un certain supplément d'âme à un vêtement.
Connaître l'histoire de son design, ses techniques de production, et qui sont les mains qui ont tenu le fil et l'aiguille, c'est embarquer avec soi une partie des hommes et femmes qui sont intervenus dans le processus.
Et je ne pense pas qu'il ne s'agisse que d'un truc psychologique, ou d'une bonne conscience.
Mais plutôt de tous les micro-détails qu'on ne voit pas distinctement au premier abord, mais qui font qu'on se dit "ce vêtement tombe vraiment bien, il transpire quelque chose, il a vraiment une gueule".
Des objets à plusieurs vies
"Le luxe, c'est ce qui se répare" Charles-Émile Hermès (1831-1876)
C'est un petit dicton que l'industrie du vêtement a vraiment oublié ces dernières années.
Pourtant, c'est une vraie jauge de la qualité d'un produit : on préfère réparer un vêtement ou ressemeler des chaussures qui portent bien leur âge et leurs égratignures plutôt que de les jeter et les remplacer.
Parce que les vêtements de qualité se patinent au lieu de s'user.
Je dirais même que plus ils prennent de patine et de petites écorchures, plus ils ont "de la gueule". Un peu comme une personne, ils gagnent en caractère. Cela aussi leur donne leur caution d'âme.
Les Japonais (encore eux) ont même un art que je trouve génial : le Kintsugi. Il s'agit de réparer des objets brisés (en particulier des céramiques) à l'aide d'une laque saupoudrée de poudre d'or.
La brisure est alors mise en avant et magnifiée. C'est une belle philosophie qui respecte le passé de l'objet, et présente ses accidents non pas comme une date de mise au rebut, mais comme le début du cycle d'utilisation suivant.
On peut aussi parler des tissus Boro, à la base les kimonos rapiécés avec des coutures grossières (sashiko) des démunis du siècle dernier. Ce sont aujourd'hui des pièces de collection :
Quelle durée de vie peut-on vraiment attendre d'un vêtement ?
1. Le facteur fréquence
Dernier point important, quand on reconstruit son vestiaire, il faut prendre en compte la fréquence de port.
Souvent, un débutant qui commence à refondre sa garde-robe ne va plus porter que ses vêtements neufs qu'il adore, tout simplement parce qu'il a à ce stade peu de vêtement dont il est vraiment satisfait.
C'est ainsi que certains vont porter la même chemise 1 ou 2 jours par semaine par exemple. Et s'étonner en fin de compte qu'elle lâche au bout d'1 an ou 2, alors que 100 ports et lavages, c'est tout à fait acceptable (essayez de visualiser 100 cycles complets de lavage, plus le port intensif derrière).
Rien d'étonnant donc à ce qu'une très belle chemise laisse apparaître un trou au coude après 2 ou 3 ans de port intensif, ou à ce qu'un jean en toile japonaise vous gratifie d'un trou à l'entrejambe après 2 ans si vous le portez un jour sur deux, éventuellement assortis de bonnes cuisses, de changements de poids ou de voyages en moto.
Voici un petit listing de la durée de vie acceptable d'un vêtement, avec une fréquence de port raisonnable (2 à 4x / mois), un vêtement choisi à votre taille sans tensions et frottements particuliers , et un respect des conditions d'entretien :
- Tee-shirt : difficile à dire, même en entrée de gamme. Les tee-shirts en coton sont solides car le jersey de coton est une matière stable qui dure dans le temps. Un tee-shirt peut donc durer facilement plusieurs années, sauf pour les mélanges de matières plus fragiles comme un coton / soie sur des tee-shirts très haut de gamme, ou sur des grammages vraiment légers.
- Chemise : plus ou moins trois ans. Une belle matière peut durer dans le temps. C'est surtout la qualité du thermocollage du col qui détermine sa durée de vie. C'est lui qui permet au col de tenir (ou non).
- Chino : environ trois ans. Ce n'est pas la matière qui lâchera en premier mais la teinture, qui perdra de son éclat.
- Jean : environ trois ans. Je rappelle qu'il ne doit pas être porté tous les jours pour une durée de vie telle. Cela dépend aussi de l'épaisseur de la toile, de la morphologie du porteur, et même, de la manière dont il marche. Les points d'usure d'un jean sont tous différents selon les personnes.
- Pull en laine : tout dépend de l'épaisseur de la maille... et des mites dans vos placard. Donc au moins 3 ans pour une maille fine et au moins cinq ans pour une grosse maille.
- Veste / blazer : si la pièce est entièrement entoilée, la durée de vie se compte en dizaines d'années. Sinon, quatre à cinq ans pour un semi-entoilé.
- Pantalon de costume : environ trois ans devrait s'écouler avant d'apercevoir l'usure de la matière sur les points de frottements .
- Manteau : cinq ans ou plus, selon l'épaisseur de la matière.
J'espère que cela vous permettra de cadrer vos exigences, et d'adapter votre budget en conséquence.
2. Tout objet a une durée de vie
Il faut donc accepter que tout vêtement reste un consommable. Simplement parce qu'un vêtement indestructible, ça n'existe pas et que rien n'est immortel.
Selon la qualité que l'on achète, on retrouve donc :
- Des consommables bas de gamme, qui s'usent vite, que perdent rapidement leurs propriétés esthétiques et fonctionnelles (exemple extrême : la fast fashion)
- Des vêtements qui peuvent parcourir une génération, parfois deux pour les très beaux objectifs en cuir et les costumes de tailleurs traditionnels... mais qui rendent toujours l'âme à un moment, ou plutôt qui partent de leur belle mort (exemple extrême : l'artisanat de luxe).
Parce que oui, même dans les meilleures qualités, il y a un moment où après ses premières rides et ses derniers trous, un vêtement vous lâche pour de bon .
À vous de prendre la défunte étoffe dans vos bras, de lui raconter une dernière berceuse, et de le laisser alors voguer vers le paradis des gentils vêtements. Après tout, il vous aura bien servi tout ce temps.