Entre 1967 et 1972, Alain Delon tourne trois longs-métrages avec le maître du polar français au cinéma Jean-Pierre Melville. Trois films, trois personnages, trois manières d'envisager le vêtement : petit retour sur une rencontre déterminante pour le style dans le cinéma français.
(Crédit photo de couverture : Alain Delon sur le tournage du « Samouraï », 1967 - photo Sunset Boulevard/Corbis via Getty Images)
Paris, 1966. Jean-Pierre Melville a déjà une longue carrière derrière lui et s’apprête à tourner son 10ème film. C’est un fétichiste du style, un fou de cinéma et un auteur résolument à part dans la France du général De Gaulle.
Dans son vestiaire, comme un rituel : un chapeau Stetson, des lunettes noires et une dizaine de costumes. Ses tournages sont connus pour être éprouvants : il a épuisé le pourtant costaud Lino Ventura sur son film précédent, et rendu zinzin Jean-Paul Belmondo sur « L’Ainé des Ferchaux », parti en claquant la porte.
À 31 ans, Alain Delon est une icône du style et la star française du cinéma européen. Il a déjà tourné une partie de sa grande œuvre cinématographique avec René Clément (« Plein Soleil »), Luchino Visconti (« Rocco et ses frères », « Le Guépard ») ou Michelangelo Antonioni (« L’Eclipse »).
Les deux hommes se rencontrent à la demande de Melville, qui ne voit personne d’autre que lui pour incarner le personnage de son nouveau film. Ce sera « Le Samouraï », ouverture et premier mouvement de la période la plus stylisée de Melville.
Delon et Melville, c’est une histoire en trois films, et peu importe que l’acteur incarne chaque fois un personnage différent : le style chez le cinéaste est obsessionnel, presque à l’identique que vous soyez policier ou criminel, et c’est précisément ce que nous allons redécouvrir.
1967, LA SOLITUDE ET L’OISEAU
La première fois qu’on découvre Jeff Costello à l’écran, il est allongé dans une semi-pénombre sur le lit de son appartement. Il y a un petit oiseau en cage qui donne le tempo et des volutes bleues qui partent en fumées. Le monde de Melville prend une nouvelle forme, à la fois très épurée et ultra stylisée.
« Le Samouraï » est son deuxième film en couleurs et pourtant tout tend vers le noir et blanc. Alain Delon joue le rôle d’un tueur à gages mutique et solitaire et son style est un stéréotype du film noir des années 40-50 : costume cravate, trench-coat boutonné, col remonté jusqu’aux oreilles et chapeau en feutre. Pour vous en convaincre, jetez donc un œil sur « Le Faucon Maltais » (John Huston, 1941), « Quand la ville dort » (John Huston, 1950) ou bien encore « Le Coup de l’escalier » (Robert Wise, 1959), un film que Melville aurait vu au moins 126 fois.
Si on regarde Jeff Costello d’un peu plus près :souliers noirs bien entretenus, costumes impeccablement ajustés (bleu ou gris), chemises toujours blanches (à col button-down) sous un tee-shirt blanc lui aussi, cravates sombres et en probable grenadine de soie, Fedora gris, beau pardessus marine et le plus souvent un iconique trench-coat beige. Ce pourrait être un Burberry (on en croise beaucoup chez Melville).
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Alain Delon sur le tournage du « Samouraï », 1967
De mon côté, si je devais réinventer cette tenue, j’irais probablement chercher les éléments du costume chez les cinéphiles d’Husbands (d'autres pistes ici) et le trench-coat chez Grenfell. Pour le reste on peut regarder chez Stetson pour le chapeau, Drake's ou Shibumi Firenze pour la cravate, Howard's pour la chemise et dans la bible de Jordan pour les souliers. Au passage, si besoin d'inspiration sur le trench :
Parmi les petits détails précieux de notre Samouraï : des gants blancs et une montre Baume & Mercier portée à l’intérieur du poignet, une habitude qui traversera tous les personnages de Delon chez Melville.
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Alain Delon et Jean-Pierre Melville, sur le tournage du « Samouraï », 1967.
Autant le rappeler de suite : ce cinéma-là est une histoire de codes et de rituels. Il y a ainsi toujours un night-club à l’esprit américain, des fringues, des voitures et une paire de flingues, des hommes à la frontière du bien et du mal et pas beaucoup de femmes, un miroir pour ajuster son style ou sa conscience, et des regards qui en disent autant qu’un roman entier de la collection Série Noire.
Ce qui est certain, c’est que Delon et Melville réinventent ici un style puissant pour le vêtement et un temps chagrin pour l’ambiance, et c’est tellement moderne qu’ils influenceront tous les polars pluvieux à venir au cinéma.
1970. LA VIE SECRÈTE DE FIORELLO, GRIFFOLET ET OPHRÈNE
Trois ans ont passé. Jeff Costello est mort et Alain Delon se réincarne en un nouvel et énigmatique personnage nommé Corey. Melville élargit le cercle originel de son « Samouraï » : il filme toujours la nuit et la solitude mais désormais aussi les villes et la campagne bien au-delà de la capitale.
Quant à Delon, il est toujours aussi impassible, et son regard semble s’être sensiblement durci, comme pour souligner le poids du passé. Sa nouvelle incarnation est absolument fascinante à observer.
Si « Le Samouraï » est le film le plus célèbre de Jean-Pierre Melville, « Le Cercle Rouge » est son plus grand succès populaire, et accessoirement l’un de mes films préférés de tous les temps. D’abord parce qu’il partage certaines affinités avec le cinéma de Fritz Lang.
Ensuite parce que c’est le dernier grand rôle de Bourvil au cinéma et qu’il est tout bonnement extraordinaire en commissaire taciturne, au moins aussi solitaire que les personnages qu’il traque. Enfin et surtout parce qu’Alain Delon pousse ici le style du film précédent à son paroxysme : impossible de ne pas tomber sous le charme vénéneux de cet homme fraîchement sorti de prison.
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Alain Delon dans « Le Cercle rouge », 1970.
Rien pourtant n’a vraiment changé depuis « Le Samouraï » : on écoute toujours du jazz à la radio ou dans les clubs, la vie est de plus en plus abstraite et la frontière stylistique entre les « bons » et les « méchants » est si ténue qu’il est désormais permis de passer de l’un à l’autre sans le moindre scrupule et avec le même costume.
On découvre une première fois Corey en cellule à Marseille : couché sur son lit, le regard face caméra comme dans « Rocco et ses frères », pull bleu col V, chemise bleue grise, pantalon à pinces marine. C’est un personnage immédiatement séduisant. Des pulls col V, on en trouve de nos jours de beaux chez Husbands ou Hircus et pour la chemise et le pantalon, on peut regarder chez Pini Parma ou Berg & Berg par exemple.
À y regarder de plus près, Corey a quelque chose de plus fauve encore que Jeff Costello : la moustache, la coupe de cheveux, l’attitude générale (plus canaille), l'ensemble toujours associé au style vestimentaire du film noir.
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Alain Delon et Yves Montand dans « Le Cercle rouge », 1970.
Dans le détail : souliers noirs, costume cravate, trench-coat beige et montre Cartier. C’est le même homme, avec quelque chose en plus ou en moins (l’esprit de la rue) qui peut éventuellement rappeler Gabin sans le son - c'est l'acteur modèle de Delon. Pour le style, même recommandations que pour le film précédent. Il s'agit définitivement du même monde.
En marge de cette histoire de hold-up et de course-poursuite, la routine continue. Dans l’intimité de son appartement de la place Maubert, le personnage de Bourvil peaufine sa tactique du gendarme et réitère peu ou prou les mêmes gestes : le bain qui coule dans la salle de bains, le rituel du repas dans la cuisine pour les chats.
S’il partage sa vie de solitude avec trois beaux félins (Fiorello, Griffolet et Ophrène), il n’a véritablement d’yeux que pour leurs plus sauvages cousins. Ils s’appellent Vogel (Gian Maria Volonte), Jansen (Yves Montand) et Corey (Alain Delon) et leur destin est d’ores et déjà scellé. Pour Alain Delon chez Jean-Pierre Melville, et à l’image du Kenny de South Park, la malédiction continue.
1972. VAN GOGH ET LA VIE NOUVELLE
Le film « Un Flic » est l'ultime étape dans la métamorphose d’Alain Delon chez Melville : le changement de camp, à la fois moral et stylistique. Oublié, Jeff Costello n’est plus qu’un nom griffonné sur les murs cramés des studios Jenner et deux ans ont passé depuis la mort tragique de Corey dans « Le Cercle rouge ».
Avec ces deux personnages, c’est tout un style qui s’évapore du cinéma de Melville. Dans ce nouveau film, Catherine Deneuve est par contre comme toujours superbe en Yves Saint Laurent et vous remarquerez que Richard Crenna n’a pas porté que des costumes de militaire US dans sa carrière (le Colonel chez « Rambo », c'est lui).
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Alain Delon dans « Un Flic », 1972.
En attendant, si les hommes de Melville enfilent une énième fois leurs costumes, trenchs et chapeaux de films noirs, quelque chose semble néanmoins avoir changé. D’abord Alain Delon endosse ici le rôle d’un commissaire de police nommé Edouard Coleman. Côté style, les lunettes sont teintées plutôt que noires, les coupes des costumes sont plus amples, les revers plus larges.
On voit désormais d’énormes cravates en tricot, des chaussures à talons italiennes, des tenues dépareillées et même des blue jeans. Pour tous ces éléments de style hautement ancrés dans leur époque, vous les retrouverez bien sûr plus facilement vintage, en friperies.
« Un Flic » prend également le large pour de vrai : ouverture sur l’océan, nouvelle histoire de hold-up à l’américaine et soleil qui s’écroule définitivement dans la mer. Sans le savoir, Jean-Pierre Melville tourne son dernier film et c’est sans doute le plus déserté et stylisé de tous. On pense parfois au « Playtime » de Jacques Tati pour le côté plastique mais c’est encore au musée que les gangsters sapés de Melville racontent le mieux son cinéma, en plongeant dans le regard d’un autoportrait saisissant de Van Gogh.
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Alain Delon dans « Un Flic », 1972.
Le regard, c’est précisément ce qui restera de Delon dans le dernier film de Jean-Pierre Melville, comme si débarrassé de tous les codes moraux et vestimentaires, l’acteur dessinait les contours d’une vie nouvelle et totalement abstraite où seul le regard compte.
Le dernier don de Melville à son acteur emblématique est un pur truc de cinéma. Malheureusement Delon est déjà ailleurs, prêt pour sa nouvelle carrière de futur premier flic du film français. Pour le style et le cinéma, il faudra attendre 1976 pour trembler une nouvelle fois devant l’immense « Monsieur Klein » de Joseph Losey.