Le style Justice : des vêtements qui suivent le tempo

Le style Justice : des vêtements qui suivent le tempo
Alors que la plupart des musiciens électroniques portent des t-shirts unis, les looks du duo marquent les esprits et fédèrent les fans. Voici l'épopée vestimentaire et musicale d’un groupe dont le style évolue au rythme des albums.

(Crédit couverture : @justice sur Facebook)

Album Cross : le nouveau style rock

Imaginez : vous êtes en juin 2007. Vous ne découvrez pas vos nouvelles musiques sur l’algorithme de Spotify mais en fouinant page par page sur MySpace. Un gros téléphone à clapet déforme votre poche de jean car le premier Iphone ne sort qu’à la fin du mois.

Si vous allez voir de la musique électronique en live, vous avez 99% d’entendre une musique linéaire, répétitive, progressive. Elle sera taillée pour le dancefloor, pour que vous sachiez à quel rythme votre pied doit taper le sol. Elle sera très probablement jouée par un DJ que vous remarquerez à peine, caché derrière ses platines. Car le centre de l’attention, dans la musique électronique, c’est la musique électronique. Une musique militante qui prône l’anonymat. Autant vous dire que pour 99% des DJs, le style vestimentaire est le dernier des soucis.

C'est dans ce monde que deux jeunes français débarquent et jouent ça :

Les platines et les synthés sont bien là, mais la musique et l’ambiance n’ont rien à voir. C’est moins linéaire, plus vivant, plus violent. Si violent que les premières fois où ils jouent leur premier single “Waters of Nazareth”, des ingés son croient à un grésillement des enceintes et viennent vérifier le matériel.

Sur cette musique, on ne danse pas en tapant du pied, on headbang. On saute dans tous les sens. On fait des pogos et des slams. On chante les airs même quand il n’y a pas de paroles. On crie.

Une nouvelle électro que cette phrase résume parfaitement (timecode pré-réglé à 4:48) :

Le nouveau rock'n'roll.

Derrière leur mur d’enceintes Marshall (factices et vides pour leur transport mais les décibels viennent d’ailleurs et sont bien présents), le groupe jette et casse des synthés en plein concert. Il finit ces derniers par un remix de “Master of Puppets” de Metallica. Des femmes leur demandent de signer des autographes sur leurs poitrines. La liste peut continuer mais vous avez compris : on peut faire difficilement moins rock’n’roll.

Quand ils se lancent en 2003, Xavier et Gaspard veulent précisément retrouver cette énergie rock. Un univers qui leur colle déjà à la peau depuis des années. Le premier album que Gaspard a acheté était In Utero (sous forme de cassette), du groupe de grunge Nirvana. Xavier adore les Strokes. Graphistes de formation, ils partagent avec leur ami So Me un attrait pour les pochettes d’album hard rock, d’où l’esthétique du single Waters of Nazareth, sorti en 2005 :

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So Me dessine cette orgue en référence à celle qu’on entend dans le break du morceau. Il creuse la piste ecclésiastique et transforme le “T” de Justice en croix, puis il en fait un symbole éternel pour le groupe en dessinant l’iconique pochette du premier album, sans nom mais souvent appelé “cross” :

So Me, Xavier et Gaspard voulaient une pochette épurée, sobre avec un symbole fort. À l’image de Dark Side of The Moon du groupe de rock Pink Floyd.

À l’image de cette rupture musicale avec le milieu électronique, Xavier et Gaspard créent une rupture stylistique tout aussi rock'n'roll : pas question de disparaître derrière un t-shirt uni, ce sera un look fort, à l'image de ce qu'ils aiment porter et qui paraît logique avec une approche aussi punk de l’électro.

Justice au festival Rock Werchter en 2008 (crédit : Wikipédia). À gauche, Gaspard Augé. À droite, Xavier de Rosnay. Une de mes photos préférées du groupe.
Rien n’illustre mieux leur attitude rock‘n’roll que cette capture de l’épique documentaire A Cross the Universe (2008), où Xavier traumatise le chanteur des Red Hot Chili Peppers en lui chantant son propre tube “Under The Bridge”.
Justice dans les pages du magazine TVG.

En représentation, ils portent souvent du noir, du gris et du blanc. Des jeans slim pour ne pas dire skinny, des ceintures ostentatoires, des chaînes argentées, des tatouages (imités par leurs fans qui s’habillaient aussi souvent comme eux - je plaide coupable pour ce second point), des Ray Ban et, bien sûr, des blousons en cuir. Ils les chinent d’abord en friperie puis Xavier s’équipe chez Dior. Maison pour laquelle ils composeront une musique de défilé à partir d’une maquette qui repose dans leurs tiroirs. Ce qui montre déjà leur affinité avec le monde de la mode, inhabituelle pour des producteurs électro.

Cette musique sortira plus tard en quatre parties sous le titre “Planisphère”.

Surface to Air, studio de création à l’origine du clip emblématique de We Are Your Friends (remix qui a fait connaître le groupe), collabore aussi avec Justice en créant deux blousons en avril 2008. Un à l’image de ceux que porte Gaspard, l’autre à l’image de ceux de Xavier, pour le plus grand bonheur des fans qui pourront mettre la main dessus (dont je ne fais pas partie mais j’ai fini de sécher mes larmes depuis).

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Plus récemment, on peut citer la collab’ avec Schott qui a débouché sur un sold out instantané (snif).

Ils faisaient référence aux blousons portés dans le clip Stress du même album (version en cuir à droite). Crédit : Schott.

À même titre que la croix, le blouson en cuir devient un symbole si fort pour le groupe que des fans se plaignent quand ils n’en portent pas en concert. Une anecdote qu’ils raconteront au média MixMag, au sujet d'un des rares lives auxquels ils ont porté des vestes en denim à cette époque.

La place du cuir dans leur scénographie rappelle celle du concert Alive 2007 de Daft Punk, l’autre O.V.N.I. français de la musique électronique.

Daft Punk et Justice dans les pages du magazine Tsugi #02, paru en 2007 (et vous pensiez qu'Avengers était un grand crossover ?).

C’est d’ailleurs Paul Hahn, un ancien décorateur de cinéma ayant bossé avec Daft Punk, qui a réalisé le décor du premier concert de Justice en 2007.

Vous avez sans doute remarqué que Gaspard portait aussi beaucoup de t-shirts de groupes de rock. Une collection qu’il nourrit à l’œil et pas à l’oreille, car il les choisit uniquement pour leur esthétique, en bon amateur de typographies maximalistes et d’illustrations fortes. Il précisera dans plusieurs interviews qu’il n’a même pas écouté les musiques pour certains.

Couverture du magazine Loud #12.

Il racontera aussi qu’il aime porter des t-shirts affichant des mots qui figurent dans les titres du groupe. Par exemple, un t-shirt du groupe “Genesis” en référence au premier morceau de l’album Cross. Bien évidemment, il possède aussi le t-shirt de l’album “And Justice for All” de Metallica, qui a inspiré le nom du groupe.

Quand on parle de style rock, l’univers skate n’est jamais très loin et Justice ne fait pas exception : Xavier porte parfois des chemises à carreaux et tous deux portent souvent des Vans.

Crédit : Wikipedia.

On remarque aussi des Nike Blazers et des Adidas Americana à leurs pieds, modèles initialement destinés aux basketteurs puis repris dans la culture streetwear.

Crédit : Pacha TV.

Même quand ils portent de la couleur, c’est façon rock. Et à l’américaine.

Credit : dancingastronaut.com.

Album AVD : du cuir au satin

Début 2011. Certains fans se remettent encore des émotions de la première tournée de Justice et d’autres attendent déjà la suite avec impatience. De mon côté, je scrute les rumeurs à propos du prochain album sur les forums et quelque chose semble arriver.

Ça arrive effectivement en mars :

Justice se tourne à nouveau vers le monde de la mode, pas le luxe mais le sportswear cette fois-ci. Ils donnent le coup d’envoi de leur nouveau single avec une pub Adidas réalisée par Romain Gavras (clip Stress, documentaire A Cross the Universe).

Ce single s’appelle Civilization, il est là pour assurer la transition entre le premier et le deuxième album, Audio Video Disco, qui sortira le 24 octobre 2011.

Une transition utile car surprise pour les fans : ce nouvel album est très différent de Cross.

On y entend des guitares et des batteries plus chaleureuses que les kicks et les basses compressés du précédent. D’ailleurs, Justice n’y fait quasiment aucun sample cette fois-ci. Une pratique pourtant très répandue dans la musique électronique. C'est représentatif de leur volonté de rendre l'album plus organique. En concert, ils ajoutent des tuyaux d’orgue à leur scénographie et séparent la scène en deux pour jouer leur solo au synthé.

On passe de l’esprit hard rock au rock de stade, celui qui nous fait chanter en chœur plutôt que hurler torse nu (ce qui ne les empêche pas de donner des concerts riches en pogos en remixant ces morceaux avec le premier album). Hier, c’était Metallica et aujourd’hui, les inspirations sont plutôt The Who, Supertramp et David Crosby à qui Justice rend hommage dans le titre Ohio :

La pochette de l’album en dit long aussi. Xavier et Gaspard parlent d’un album à écouter en plein jour alors que le premier était plutôt nocturne. Si vous regardez bien ci-dessus, vous les apercevrez d’ailleurs en tout petit à côté de la croix. Pas de blouson en cuir : ils y portent des t-shirts blancs, des jeans bleach et ils sont pieds nus.

Ce réchauffement musical se voit justement sur leurs looks. Xavier apparaît avec un nouveau blouson en cuir Balmain troquant le noir contre un rouge chaleureux avec une forme bomber.

Couverture du Tsugi #43 dans lequel Justice dévoile l'album piste par piste. Le cuir a bel et bien changé de couleur pour le groupe.

Le cuir quitte lui-même progressivement les tenues du groupe au profit des truckers jackets en denim. Gucci pour Xavier qui aime porter son goût pour les belles choses, Levi’s pour Gaspard qui est toujours fidèle aux friperies.

Crédit photo : forum justice-edbanger.

En tournée, ils passent du blouson en cuir au bomber en satin.

Vous vous souvenez de la collab’ avec Surface to Air en 2008 ? Elle sera en satin également cette fois-ci.

Les justiciers apparaîtront même avec une version rouge de ces blousons.

Ici, avec le groupe Chromeo (crédit : forum justice-edbanger).

Et ce n’est que le début de leur passage à la couleur.

Album Woman : la coulée des couleurs

Moins rock, plus pop, plus chantant, toujours aussi disco. Il y a même une chanson qui parle d’amour, une première pour le groupe.

Cette tendresse ne les empêche pas de semer l’anarchie en concert avec des morceaux comme Chorus et Heavy Metal, mixés à la sauce des albums précédents. Des concerts qui deviennent eux-mêmes encore plus organiques, avec plus d’instruments et une scénographie ouverte qui dévoile leurs looks plus que jamais.

Les couleurs déferlent sur leurs écrans de live, sur la pochette de l’album et sur leurs tenues. Je le remarque dès leur interview pour le média Clique (que je vous recommande chaudement) à la sortie du disque.

Interview Clique x Justice disponible sur YouTube.

Des starter jackets aux couleurs d’équipes de football américain, dont celle des Giants de New York souvent portée par Gaspard. Ci-dessus, il ne s’interdit pas un de ses fameux t-shirts imprimés en dessous mais pour la couverture du traditionnel Tsugi, il va jusqu’à rappeler les lettres du blouson avec un col roulé rouge.

Couverture du Tsugi #96 sorti à l’occasion du lancement de l’album.
Credit photo : MixMag.
Crédit : Wikimedia Commons.

Le clip de Fire (single de l’album) réalisé par Pascal Teixeira en 2016 montre aussi à quel point le style Justice est lumineux et haut en couleur à présent. Bien loin du cuir noir de la première tournée, Gaspard y porte une starter jacket de l’équipe de baseball des Orioles de Baltimore et Xavier une trucker jacket en denim délavé.

Et en parlant de trucker jacket, la grande collab’ vestimentaire de Justice est à nouveau représentative du tournant musical de son album : après le cuir et le satin noirs, c’est le denim bleu de Levi’s parsemé des patchs colorés à l’effigie des titres du groupe.

Collection des blousons du groupe fièrement publiée par le fan Neilss1 sur Reddit.

Sous les blousons de Xavier, les chemises de skater à carreaux deviennent des chemises hawaïennes à motifs.

L’escapade tailoring de Gaspard

Extrait du clip "Force Majeure" de Gaspard Augé.

25 juin 2021. La tournée de l’album Woman est finie et le Covid est passé par là. Ce qui lui a laissé le temps de finaliser son album solo : Escapades, concentré de morceaux personnels qu’il gardait sous la main depuis plus de 10 ans pour certains. Pas de chant, pas de rock, Gaspard y dévoile son amour pour les musiques de films, les orchestres et leurs arrangements épiques qu’il revisite à sa manière. La bande originale de sa vie en quelque sorte, avec des inspirations telles qu’Alessandro Alessandroni, siffleur soliste d'Ennio Morricone pour les westerns de Sergio Leone.

Pour coller à l’univers rétro 70’s, et peut-être se décoller des blousons de Justice, Gaspard passe au costume Gucci à pantalon pattes d’Eph dès l’annonce de l’album avec le clip Force Majeure (titre renvoyant à l’énergie prodiguée par les accords majeurs en musique).

Photographe : @jasperjspanning sur Instagram.

Il est alors habillé par la styliste espagnole Marina Monge qui travaillera aussi sur les clips de l’album.

Crédit : @gaspardaugescapades sur Instagram. Photographe : @jasperjspanning sur Instagram.

Des looks tailleur parfaitement exécutés que Gaspard ramènera avec lui dans la panoplie du groupe.

Album Hyperdrama : contraste et maturité

Sorti en avril 2024, Hyperdrama est l’album le plus contrasté du groupe.

On y trouve des morceaux pop et planants comme Neverender…

…aux côtés de turbines énergétiques comme Generator, aux influences gabber (un sous-genre de techno hard-core hollandais des années 90).

Les plus curieux reconnaîtront les premières notes ici à 3:24 :

Il y a aussi parfois de grands écarts au sein d’un même morceau, comme One Night/All Night dont les textures sonores mêlent disco et gabber également.

Coïncidence ou pas, je retrouve cette différence de registres entre les tenues de Xavier et Gaspard. Bien que ce dernier ait libéré ses pulsions musicales dans son projet solo, il en a gardé ses costumes tandis que Xavier reste souvent en blouson (noir plutôt que coloré, à l'inverse de la période Woman et à l'image de la pochette Hyperdrama).

Extrait de l'interview pour Quotidien disponible sur YouTube.

Dans Hyperdrama, ils montrent aussi qu’ils ont atteint une certaine maturité créative. Le groupe y assume complètement sa spontanéité, alors que la musique des albums précédents était plus léchée. Je pense par exemple au break dans “Dear Alan” (3:40). Quand on l’écoute, on se dit “Ok, les gars font ce qu’ils veulent maintenant. Et c’est trop bien”.

Ils s’ouvrent à d’autres univers à travers des featurings tout aussi assumés, avec des artistes qui apportent une patte différente. Ce geste traduit également une certaine maturité créative, comme pour Daft Punk dans Random Access Memories.

Justice présente aussi cet album comme une introspection. Ils l’illustrent avec cette croix vitrée qui révèle ses organes. Et quoi de plus mature qu’une introspection, finalement ?

Comme si tous deux avaient décidé de s’habiller de cette maturité, Xavier se laisse parfois convaincre par les costumes de Gaspard.

Crédit : @etjusticepourtous sur Instagram. Photographe : @juliavincent sur Instagram.
Visuel officiel de l'album.
Ici, c’est encore le superbe travail de stylisme de Marina Monge, qui endimanchait Gaspard pour son escapade.

Là où ils avaient entamé la toute première en 2007.

À cette époque cuirs noirs et gros zips, ils étaient en bas de l’affiche du festival. Cette année, ils étaient en tête. L’occasion méritait bien un costume même si épaulettes ou pas, Gaspard et Xavier auront toujours une allure de rockstar.

Michel Bojarun Michel Bojarun
Michel Bojarun,

Geek du vêtement à plein temps chez BonneGueule et geek des platines en intérim au Berghain (un jour). Amateur de pantalons droits, de débardeurs, de chaînes dorées, de ceintures western (2cm de largeur max, évidemment) et de *insérer n'importe quel vêtement rétro-kitch*.

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