Un(e) manifestant(e) en gilet jaune place de la Bastille, à Paris, lors de « la marche des libertés » en opposition à la loi de sécurité globale, le 16 janvier 2021.
Ce dernier se fait au contraire bien rare dans la presse spécialisée et plus encore dans la rue. Après un net déclin depuis le milieu du XXe siècle, Vogue Hommes affirmait pourtant en février 1989 qu’il était « redevenu un élément essentiel » du costume et lui consacrait une vingtaine de pages.
Néanmoins, dans les illustrations que le numéro associe cette année-là aux vingt-neuf créateurs de la chambre syndicale de la mode masculine, rares sont les tenues qui en proposaient un : de vêtement incontournable à l’aube du siècle dernier, il n’était déjà plus, à son crépuscule, qu’un accessoire facultatif, propre à séduire seulement quelques « modeux », de l’aveu même d’un des chroniqueurs du magazine.
AUX ORIGINES DU GILET : CHALEUR, ÉTIQUETTE ET BIENSÉANCE
Le gilet est une veste courte, sans manches, boutonnée devant, à ne pas confondre avec le cardigan et autres vestes en mailles à manches longues. Dans l’arbre généalogique de la mode, son ancêtre direct est le pourpoint, un vêtement couvrant le buste depuis le XIVe siècle.
Celui-ci est d’abord devenu « veste » entre 1660 et 1670, au moment de l’apparition d’un nouveau vêtement de dessus : le justaucorps +. Ce dernier étant le plus souvent porté ouvert, la veste apportait au buste une protection contre le froid et dissimulait la chemise, considérée comme un vêtement de dessous jusqu’aux premières décennies du XXe siècle. Ses manches étaient encore longues et c’est lorsqu’elle les perdit vers 1720 qu’elle devint gilet.
Un gilet en satin de soie brodé, vers 1775-1800.
À cette date il était, avec l’habit et la culotte, l’un des trois éléments composant l’habit à la française, ancêtre du costume trois pièces. Versailles donnant le ton, le port du gilet se répandit dans toute l’Europe, au point d’intégrer le costume d’étiquette de plusieurs cours, au XVIIIe puis au XIXe siècle.
Hors de ce contexte, il restait porté quotidiennement, mais dans des versions moins luxueuses. Il tenait chaud, dissimulait la chemise et les bretelles, et permettait à l’homme du monde de ne jamais avoir les bras ballants ; en promenade ou debout, la main qui ne tenait pas la canne ou quelque autre accessoire pouvait venir s’y glisser.
Entré dans le cycle des modes, il se devait de répondre à toutes les exigences de celle-ci, quand bien même elles auraient contrevenu à ses fonctions premières.
En témoigne le modèle imposé avec le frac, en soirée, dont la très importante échancrure dévoile le plastron de cette chemise que l’on voulait couvrir et expose aux courants d’air ce torse que l’on voulait protéger. Dans la première moitié du XXe siècle, la presse de mode masculine continue de codifier le port du gilet.
En mars 1923, l’audace d’un modèle gris d’argent aux boutons de perles fines trouvait ainsi grâce aux yeux de Pierre de Trévières, mais celui-ci ne pouvait se résoudre à parler aux lecteurs de Monsieur des modèles « tourterelle amoureuse, paille, soufre ou faon » qui auraient mérité à leur propriétaire d’« être écartelés place Vendôme et leurs dépouilles disséminées entre la Madeleine et les Champs-Elysées pour l’édification des foules. ».
Au printemps 1958, un chroniqueur d’Adam-Tailleur se montrait moins sévère mais continuait de dicter « quelques principes à respecter : opter pour un gilet clair, avec un costume foncé ; donner du ton à un costume clair, avec un gilet foncé ».
Néanmoins on le portait déjà de moins en moins ; dans un article sur le « savoir-vivre vestimentaire », Adam proposait dès le printemps 1951 un costume de ville « pour les grosses chaleurs » qui s’en passait. Plusieurs facteurs avaient alors contribué à la disparition de ce qui n’était déjà plus qu’un accessoire dispensable.
LE GILET EN CRISE
Les crises successives de la première moitié du XXe siècle ont durablement changé la manière de s’habiller. La Première Guerre mondiale ralentit l’approvisionnement en matières premières et la fin du conflit s’accompagna d’une crise du vêtement.
Les autorités lancèrent alors l’idée d’un « complet national » bon marché : un veston et un pantalon fabriqués dans un stock de tissu mis à la disposition des confectionneurs par le ministère de la guerre.
Face à une telle pénurie, le gilet semblait bien superflu. Sans pour autant disparaître dans l’entre-deux guerres, la crise financière de 1929, puis la Seconde Guerre mondiale et ses tickets de rationnement, l’ont empêché de retrouver la place qu’il avait.
La mode s’en est accommodée et, dès les années 1930, se répandit la pratique du « go without » : sortir en se passant de tout accessoire. Le gilet est alors d’autant plus superflu que le veston, s’il est boutonné, le cache.
Fred Astaire et Ginger Rogers dans Top Hat (Le danseur du dessus) réalisé par Mark Sandrich en 1935. L’acteur porte un habit noir (frac) avec comme il se doit un gilet blanc échancré.
Pour se réchauffer, on couvre souvent son torse d’un modèle en maille, plus économique, que l’on peut même tricoter chez soi. Moins rigide, plus moulant, il donne une allure sportive à la silhouette, laquelle n’est pas sans déplaire, finissant par réduire le gilet classique à un vestiaire formel et donc plus occasionnel.
LE GILET DÉMODÉ
Parallèlement, l’histoire de la mode prend dans les années 1950, un tournant radical qui va durablement transformer le vestiaire masculin. Alors que, depuis le XIXe siècle au moins, le modèle à suivre était le très distingué gentleman anglais, les yeux se tournent soudainement vers la péninsule italienne et l’Amérique qui ont délaissé le gilet dès les années 1920.
Marcello Mastroianni, Anouk Aimée, Louise Rainer, Federico Fellini, Anita Ekberg et Yvonne Furneaux attablés lors d’une pause du tournage du film La dolce vita, en 1959. Les deux hommes ne portent pas le gilet.
À Milan, Rome, Naples, des jeunes gens souvent appauvris par la guerre et les années fascistes se font remarquer par des complets cintrés et tape-à-l’œil, d’une qualité aléatoire. Une veste et un pantalon leur suffisent, d’autant plus que le climat y est plus doux qu’à Londres. Le cinéma américain met aussi en avant une manière de s’habiller plus décontractée.
Dans une scène d’anthologie de La Mort aux Trousses (1959), Cary Grant, poursuivi par un avion, court veston grand ouvert, dévoilant son torse sans gilet.
Cary Grant dans le film North by Northwest (La mort aux trousses) réalisé par Alfred Hitchcock en 1959.
D’une façon plus générale, cet accessoire pâtit d’une mode désormais tournée moins vers l’homme du monde, bourgeois, que vers le jeune homme, volontiers anticonformiste. Les générations issues du baby-boom s’affranchissent du modèle quasi-immuable de leurs aînés et amènent une extraordinaire liberté dans le choix vestimentaire.
En 1960 Pierre Cardin engage des « jeunes gens » pour présenter sa première collection homme, caractérisée par des vestes « cylindre » montantes, sans revers et portées sans gilet.
Les Beatles en 1963, vêtus de costumes « cylindre » Pierre Cardin
À côté de ces modèles somme toute encore très comme-il-faut, les jeunes rebelles incarnés à l’écran par Marlon Brando ou encore James Dean poussent à carrément abandonner le complet en faveur du jean et du T-shirt. En concurrence avec ce dessous devenu dessus, le gilet devient la cible d’une critique supplémentaire : le manque de confort.
James Dean sur le plateau de Rebel Without a Cause (La fureur de vivre) réalisé par Nicholas Ray en 1955.
La jeunesse promeut aussi, et ce jusqu’à aujourd’hui, un corps libre mais qui se doit d’être athlétique. Depuis le XVIIIe siècle, le gilet aidait à façonner un corps idéal. Sous Louis XV (1715-1774) il soulignait ou simulait un léger embonpoint, symbole d’aisance ; durant la Restauration (1815-1830) il contribuait à étoffer le buste pour lui donner une allure martiale et on en superposait même plusieurs.
« Costume parisien » n°2343, gravure issue du Journal des Dames et des Modes, 1825. Le modèle porte deux gilets de piqué superposés.
Depuis les années 1880, la mode a tendu vers une silhouette toujours plus longiligne et le gilet fut parfois accusé de souligner un ventre malvenu, et ce malgré le dernier bouton que l’on prit l’habitude de défaire.
François-Hubert Drouais, portrait du sculpteur Edmé Bouchardon, vers 1758. Musée du Louvre. Le bâillement du gilet, boutonné uniquement sur la panse, comme le voulait la mode, en accentue le volume.
En mars 1923, Pierre de Trévières laissait entendre que les modèles anglais pouvaient grossir. Alors que se développe la pratique du sport, celui-ci remplace cet accessoire dans son rôle de sculpteur d’un corps parfait et les haltères se sont substitués au matelassage.
LE GILET, BASTION DÉSERTÉ DE LA FANTAISIE
Le gilet a longtemps été, avec la cravate, un des seuls refuges de la personnalité. Durant toute la première moitié du XIXe siècle, il put être façonné ou imprimé de motifs colorés, abstraits ou à sujets, égayant une tenue parfois austère.
Après une période plus terne, de 1855 à la Première Guerre mondiale, durant laquelle s’impose progressivement le trois-pièces coupé dans un seul tissu, la mode des gilets désormais dits « de fantaisie » fait son grand retour en 1920. Cette année-là un chroniqueur de Monsieur s’en réjouissait : « Après une assez longue éclipse, le gilet de fantaisie va-t-il réapparaître ? Il apporterait, il faut le reconnaître, une note de couleur dans le costume masculin ».
Les tissus qu’il proposait étaient des plus audacieux : rayé noir et blanc à pois vert ou encore fond chameau pois bleu et crème. En 1958 Adam-Tailleur allait dans le même sens : « le gilet fantaisie, c’est une affirmation… de liberté et de personnalité. Il donne l’audace qui lui manque au costume de ville trop classique, terne à force d’être sobre, et peut-être un peu « ennuyeux » ».
Toutefois, depuis que les nouvelles générations se sont accordées une liberté toujours plus grande, la fantaisie n’a plus besoin de lui pour exister. Coupe de cheveux, accessoire insolite, style décalé : tout dans la tenue peut désormais exprimer la personnalité. Mais c’est paradoxalement cette situation qui a permis et permet encore au gilet de survivre.
Rejetés parce que tout le monde le portait, certains se le sont réapproprié quand il ne l’était plus, dans un esprit dandy. Toujours associé dans l’imaginaire collectif à un certain formalisme, il reste porté dans des occasions particulières, comme un mariage ou un réveillon.
Néanmoins, s’il a aujourd’hui quasiment disparu de nos garde-robes, il continue d’exister au quotidien comme accessoire utile, truffé de poches pour les bricoleurs, et comme uniforme sur le dos des garçons de café qui, depuis le XIXe siècle, ne l’ont eux jamais quitté.