En 1827 le baron Emile de l’Empesé publiait "L’Art de mettre sa cravate de toutes les manières connues et usitées". Il en relevait alors trente-deux, aux formes bien distinctes les unes des autres : « l’Orientale », un croissant de lune couché, « la Mathématique », simplement croisée devant, « la Sentimentale » nouée en papillon en haut du cou...
Près d’un siècle plus tard, P.-L. Duchartre constatait dans le numéro de septembre 1921 du magazine Monsieur que, contrairement aux élégants de l’époque romantique, ses contemporains et lui n’avaient plus que deux, voire trois manières de porter leur cravate : « si vous avez la chance d'observer dans une journée cent dix gentlemen à peu près correctement vêtus, vous tomberez d'accord avec moi que quatre-vingt-dix portent des cravates à peu près semblables et en tout cas nouées de la même façon ».
Aujourd’hui, alors que cent années de plus se sont écoulées, force est de constater que la cravate n’arbore toujours que trois formes différentes, loin de toutes les subtilités individuelles des élégants du XIXe siècle : la régate, l’Ascot et le nœud papillon.
La cravate, un accessoire polymorphe aux origines brumeuses
L’histoire de la cravate est à ce jour encore assez fragmentaire. Certaines étapes essentielles nous sont connues, mais les chemins allant de l’une à l’autre restent à défricher. Les sources écrites et visuelles nous apprennent que cet accessoire vestimentaire est porté depuis l’Antiquité, et ce dans différentes parties du globe.
En effet elle est arborée, sous la forme d’une étoffe simplement nouée, aussi bien par des soldats en terre cuite de l’empereur chinois Qin Shi Huang, enterrés au cours du IIIe siècle avant J.C., que par ceux sculptés en bas-relief sur la colonne Trajane, érigée à Rome au IIe siècle de notre ère.
Certains ont vu en elle une simple protection du cou contre les climats peu cléments de quelques campagnes militaires, d’autres des signes distinctifs, voire même honorifiques.
Toutefois, il semble que la cravate n’entra véritablement dans le cycle de la mode occidentale qu’au XVIIe siècle, par le biais du costume de cavaliers croates. Ceux-ci portaient alors une pièce de linge simplement nouée autour du cou. Cette mode aurait été rapportée en France à l’occasion de la guerre de Trente ans (1618-1648) durant laquelle les troupes du roi Louis XIII combattirent aux côtés de mercenaires croates à la solde de la couronne française.
Sous Louis XIV, ils formèrent un véritable bataillon qui prit le nom de « Royal-Cravates », ancienne transcription phonétique française du terme slave « Hrvat », lequel semble confirmer l’origine de cet accessoire.
Comme de nombreuses modes, celle de la cravate serait alors passée de l’uniforme militaire à l’habit civil. Toutefois, les recherches de François Chaille, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, nous apprennent que le mot « cravate » est attesté en France au XIVe siècle et désignait alors déjà une pièce d’habillement. De même, en Italie, on appelait au XVIe siècle le foulard des soldats romains – la focale – « cravata ».
Face à ces contradictions, nous ne serions pas surpris que la « cravate croate » soit en réalité un de ces mythes explicatifs comme le XIXe siècle les aimait tant. L’adoption de cet accessoire pourrait bien avoir une histoire plus longue et moins anecdotique, dans laquelle le rôle de ces mercenaires venus de l’Est ne serait qu’un chapitre.
Toujours est-il que la cravate s’imposa en France au XVIIe siècle et devint, deux cents ans plus tard, l’un des éléments essentiels du costume masculin. Se multiplièrent alors les manières de la nouer, ce dont témoigne l’ouvrage dudit baron de l’Empesé. Selon son éditeur, Honoré de Balzac, il y en avait « pour tous les tempéraments » ; la Mathématique convenait à « l’esprit exact », l’Orientale à « l’homme à bonnes fortunes », la Sentimentale « au « jeune habitué du boudoir »…
Le goût du jour en créa d’autres, telle « la régate » apparue selon toute vraisemblance au milieu du XIXe siècle. Mais si la Mathématique et ses sœurs sont aujourd’hui oubliées de tous, la régate a depuis conquis les cous du monde entier.
La régate : la cravate de tous les jours
La régate, ou « four-in-hand » dans les pays anglo-saxons, est la cravate la plus communément portée aujourd’hui. Nos recherches sur son origine nous ont permis de remonter au moins jusqu’en 1869, date à laquelle un journaliste du Figaro notait sa présence parmi les vêtements d’un docteur, dont il soulignait la sobriété.
Elle se caractérise avant tout par un nœud coulant qui permet de la resserrer autour du cou. Son nom français suggère une origine nautique et son appellation anglaise l’associe à un club centré sur la conduite d’attelages. Les deux ont en commun le monde du sport, qui nécessitait des mises plus pratiques, mais toujours impeccables, que celles de la vie quotidienne, exigence à laquelle répondait cette cravate au nœud solide.
Plusieurs facteurs vont contribuer à favoriser son hégémonie au tournant du XIXe et du XXe siècle. Du point de vue de la mode proprement dite, l’adoption de gilets montant de plus en plus haut va laisser peu de place à de larges pans de tissu.
De plus, dans les années 1860, le col rabattu prenant le pas sur le col haut relevé, le nœud de cravate n’avait plus qu’un petit espace triangulaire pour exister, dont l’Ascot et la régate surent très bien s’accommoder.
Du côté de l’histoire des pratiques vestimentaires, la simplicité et la rapidité d’exécution de cette dernière convinrent parfaitement aux employés de banques, de services publics et des différentes administrations, lesquels n’avaient pas le loisir d’un Brummell, élégant et oisif, pour passer des heures devant un miroir à tenter de réaliser un nœud parfait et d’une simplicité qui n’était qu’apparente.
Il faut néanmoins encore attendre le XXe siècle pour que la forme de la régate se fixe à celle que nous lui connaissons aujourd’hui. Le 30 juin 1922 un cravatier new yorkais, J.E. Langsdorf, déposa un brevet que l’on peut aujourd’hui considérer comme l’acte de naissance de la cravate moderne : deux pans coupés dans le biais du tissu et reliés par un collier, doublés et pliés en pointe. Ces différentes caractéristiques lui apportèrent l’élasticité, la solidité et la bonne tenue qui lui manquaient jusque-là.
Mises à part quelques originalités anecdotiques (cravates plissées, asymétriques, à bouts carrés…), elle n’a depuis plus changé, si bien que l’on porte aujourd’hui, à peu de chose près, les mêmes cravates que les lecteurs de Monsieur.
L’échec de toute tentative de forme nouvelle tient peut-être au fait que la cravate est depuis trop longtemps associée à la bonne tenue professionnelle pour pouvoir évoluer : car si la mode est par essence changeante, rien n’est plus immuable que l’étiquette et ses uniformes.
L’Ascot : une relique rare mais si chic
L’Ascot, se caractérise par deux larges pans symétriques, reliés par un collier généralement plissé. Nouée traditionnellement par un nœud dit gordien, ou tombant simplement en cascade et fixée par une épingle, cette cravate dite aussi « plastron » recouvre la chemise au niveau de l’échancrure du gilet.
Très appréciée durant toute la seconde moitié du XIXe siècle, elle est la cravate de jour considérée comme la plus élégante. À cette époque, la présence des souverains britanniques à la course annuelle du Royal Ascot, d’où elle tient son nom, exigeait aux messieurs qui y assistaient de choisir entre elle et le nœud papillon.
De nos jours elle se fait discrète mais reste un fondamental du mariage huppé. Portée selon la tradition avec une jaquette et nouée d’une façon traditionnelle ou même avec un nœud régate, elle conserve, inscrite dans la trame de son tissu, une idée d’élégance particulière, appréciée justement car joliment surannée.
Transcendant le cycle de la mode, elle s’est ainsi hissée au rang des accessoires qui, de quotidiens, sont devenus occasionnels, portés non plus pour se soumettre au goût du jour mais pour célébrer un événement d’exception.
Le nœud papillon, entre formalisme et originalité
Au XVIIe siècle les cravates étaient déjà associées à des rubans noués en boucles par-dessus lesquelles elles tombaient. Plus tard, durant les quarante premières années du XIXe siècle au moins, les grandes cravates nouées autour du cou étaient le plus souvent maintenues par un nœud en forme de petites ailes. Puis, dès les années 1850 la cravate en forme de papillon, telle qu’on la connaît encore aujourd’hui, fut largement adoptée le jour dans tous les coloris possibles, et devint indispensable le soir, blanche ou noire.
Aujourd’hui elle reste plus chic, mais aussi plus originale, que la régate et moins rare que l’Ascot. Sur certaines invitations de grand standing, aux Etats-Unis notamment, il peut encore être indiqué « cravate blanche » ou « cravate noire ».
La première implique de porter l’habit ou l’uniforme de cérémonie, la seconde un smoking. Les puristes la nouent eux-mêmes, avec art, mais un modèle « monté » de qualité est de plus en plus toléré – alors qu’il reste inadmissible passée l’enfance pour la régate.
Au-delà des circonstances particulièrement élégantes, le papillon s’autorise bien plus de fantaisie formelle : cotonnades de bonne tenue, foulards souplement noués en Lavallière bohèmes, simples rubans de velours noir et même modèles en bois, que l’on croise de plus en plus fréquemment aux réceptions d’une élégance un peu recherchée.
À une époque où nous pourrions nous attrister non pas, comme P.-L. Duchartre, de l’uniformité mais de la disparition de la cravate, ces derniers modèles, qui en imitent la forme mais en réinventent l’essence, interpellent.
Lorsque certains hommes, et même des princes, jettent à terre cette bande d’étoffe colorée devenue pour eux le nœud coulant du confort et de la liberté, nous sommes en droit de nous réjouir de voir que d’autres continuent de transformer et de s’approprier cet accessoire ancestral, sans autre but que la parure.