Vêtements mythiques des Etats-Unis (partie 2/3) : aux sources du look Ivy League, né des campus américains

Vêtements mythiques des Etats-Unis (partie 2/3) : aux sources du look Ivy League, né des campus américains
La méthode BISOU pour acheter moins et mieux - SLOW #1 Vous lisez Vêtements mythiques des Etats-Unis (partie 2/3) : aux sources du look Ivy League, né des campus américains Suivant Mais pourquoi ce vêtement attrape-t-il les saletés ?

Pour maîtriser le style Ivy comme personne, découvrez notre Saga Americana en trois volets avec :

  1. l'invention du costume américain (autrement appelé sack suit),
  2. les origines du look Ivy League (pas besoin de cliquer, vous y êtes déjà),
  3. 8 manières de bien porter ce style.

Bonus : je décrypte aussi ses secrets sur 5 tenues en vidéo juste ici.

Et avant d'entamer ce second volet, voici ma recommandation musicale pour vos oreilles : tout l'album You Must Believe in Spring de Bill Evans (soufflé par Paul dans un commentaire du précédent article) ou bien, dans un autre style, l'orgie musicale à la sauce retro-kitsch italienne du film Call Me By Your Name. Parce que pourquoi pas ! Choisissez votre camp !

Conseil de prélecture : préparez-vous un café ou un excitant quelconque que vous ingérerez violemment et en une fois, faites deux-trois flexions, histoire d'irriguer un peu le cerveau, poussez un grand cri et nous sommes partis !

Non ! Je ne suis pas nostalgique.

D'abord, pour éprouver de la nostalgie, il faut avoir connu ce que l'on regrette. Peut-on être nostalgique du futur ?

Et ensuite, disons que je préfère la manière dont, de nos jours, la mode n'est plus aussi péremptoire : dans la rue, je vois du sportswear agressif côtoyer du costume archi-classique frôlant un lâcher-prise stylistique total. Bon, surtout le dernier.

Cependant, la bonne nouvelle, c'est qu'il est devenu possible de mélanger les influences. La mode est dans la rue et non plus chez les tailleurs que l'on tient à l'écart, sur le banc de touche de nos habitudes vestimentaires.

Bref, ça se joue désormais entre l'homme et son miroir.

Mais est-ce qu'on n'y aurait pas perdu quelque chose ?

Où sont passées les icônes américaines de mode au cinéma ? C'était quand la dernière fois qu'on a vécu un moment sartorial digne d'être inscrit dans l'imaginaire collectif ? Existe-t-il encore des tenues authentiques ? Est-ce qu'on a dilué le style dans l'éprouvette de nos individualités ?

Je répondrai à toutes ces questions et de nombreuses autres dont : y a-t-il une vie après la mort ?

Montez dans ma machine à remonter le temps, il y a de la place pour tout le monde. Retour à l'époque où on avait des icônes au cinéma, retour sur l'Ivy League Look.

L'Ivy League Look, c'est quoi ?

Une manière inventive de s'habiller

J'irai droit au but.

C'est l'invention du style casual chic par les étudiants des campus américains de l'Ivy League. 

Quand on parle d'Ivy League Look, dont l'apogée a eu lieu selon certaines sources dans les années 30 et selon d'autres plutôt après la Seconde Guerre Mondiale, on veut en fait parler de l'archi-cool des acteurs comme James Dean, Steve McQueen, Paul Newman, Brando et d'autres. C'est la nonchalance à la fois naturelle et affectée que chacun recherche et que peu de gens trouvent.

Paul Newman qui boude sur un tricyle, en Ivy.

Mais pas que

Comme l'exprime Christian Chensvold du blog Ivy-Style.com :

“En 1964,  quand une jeune femme impétueuse rencontre un bel homme, timide, très américain, le genre propre sur lui qui achète ses vêtements chez Brooks Brothers et qu'elle se trouve à la fois attirée par lui et repoussée, elle l'appellera "Ivy League" pour le taquiner.

L'Ivy League Look, entre attraction et répulsion donc.

C'est bien que celui-ci exprime davantage qu'une simple manière d'arranger ses fringues. Bien vu Christian Chensvold !

En fait, c'est un marqueur social, la manifestation d'une adhésion aux valeurs d'une Amérique de l'Est privilégiée, éduquée et érudite, qui peut repousser car alors c'est comme un mur de flanelle et de coton, un club dans lequel on est admis ou non par le fait même de sa naissance.

Mais, c'est aussi une rupture vibrante et violente, marquée par la décontraction chic de l'allure, rupture avec l'autorité austère des pères et revendication d'une jeunesse créative, dont l'énergie se lance à l'assaut du monde.

Et puis d'ailleurs, alors qu'on pourrait croire que ce style est l'apanage du W.A.S.P., on le découvre également porté par le jazzman Miles Davis, l'acteur Sidney Poitier ou encore le boxeur Muhammad Ali.

Bon, c'est plus compliqué qu'il n'y paraît.

Muhammad Ali Ivy style

Muhammad Ali à gauche (à droite, c'est Sam Cooke) très Ivy avec son col boutonné, sa cravate et ses revers fins.

Vous avez reçu le faire-part de naissance de l'Ivy League Look ?

Non ? Eh bien le voici.

Où est-il né ?

Dites-moi, peut-on toujours déterminer l'endroit exact d'un départ de feu ?

Non, pas toujours. Même s'il est vrai que les pyromanes Ivy ont laissé quelques indices.

La piste la plus sérieuse, c'est New Haven. Cette ville portuaire au nord de New York apparaît comme un excellent candidat pour être la maison stylistique de l’Ivy Look. Pour deux raisons principales :

  1. C’est là que les costumes avec des épaules naturelles étaient fabriqués.
  2. C'est juste à côté de Yale (plus connue pour ses prises de position stylistiques qu'Harvard par exemple).
  3. C'est une raison bonus, j'avais dit deux effectivement, mais je suis là où on ne m'attend pas. Raison 3, donc : c'est aussi ici que s'est implanté Gant en 1949. Et même si on pourrait dire qu'ils arrivent après la guerre, au sens propre comme au figuré, cela montre quand même que c'est un terreau fertile pour la vie de l'Ivy.
  4. RAISON 4, parce que vraiment je suis plein de surprises : Richard J. Press, fondateur de la marque éponyme, confirme cette théorie.

Marty et Elliot Gantmacher, fils du fondateur de Gant peuvent avoir le sourire, leur chemise est l'élue du cœur de Bruce Boyer qui en parle avec nostalgie pour le coup !

Quand l'Ivy League Look est-il né ?

Le 22 avril 1932 à 7h34.

Il pesait 3kg500 environ.

Oui, c'est faux. J'ai menti.

Ce que j'ai pu apprendre au fil de mes lectures, c'est que ce style est une construction inconsciente nommée a posteriori et modelée par l'instinct. En fait, il est comme une montagne formée par la rencontre de plusieurs plaques tectoniques. Au début, ce n'était rien de bien visible, personne ne s'en souciait et puis un jour ce fut suffisamment grand pour qu'on lui donne un nom.

Pour Charlie Davidson, le créateur de The Andover Shop, institution du style Ivy, "c'était en gestation depuis 30 ou 40 ans sans que personne ne sache que ça s’appellerait le look Ivy League."

Selon moi, la première pierre de l'édifice Ivy a été déposée en 1901 par Brooks Brothers et son N°1 Sack Suit. Comme je le raconte dans mon précédent article, la naissance de ce sack suit est liée à un contexte économique et social tendu ayant pour effet la production de costumes grâce à la méthode de travail appelé le taylorisme.

costume trois pièces tweed brooks brothers

Sack Suit de chez Brooks Brothers en 1955.

C'est la première pierre parce que son style donne déjà une idée des pièces que vont privilégier les étudiants.

En effet, pour aider la production de ses costumes, Brooks Brothers simplifie leurs caractéristiques : épaules naturelles, pas de cintrage, pas de couture sur les pans de la veste, une seule fente arrière notamment. Ce qui lui donne un style étonnant et nouveau.

Ce N°1 Sack Suit est lentement adopté par les étudiants de l'Ivy League dans les années 1920 parce que le style leur convient et le prix est abordable. C'est en effet un costume que l'on peut malmener qui, parce qu'il est moins formel, correspond au style de vie sur les campus.

Comment l'Ivy s'est-il propagé ?

Il faut bien comprendre une chose :

Dans les universités de l'Ivy League, les étudiants sont éduqués pour devenir les futurs champions de la nation. Les campus grouillent d'une énergie créatrice folle qui s'exprime dans les études bien sûr, mais également à travers le sport et la musique.

Le jazz, zélateur de l'Ivy League

Miles David don hunstein

Miles Davis, pris en photo par Don Hunstein. Peut-il être encore plus cool ?

J'en ai déjà parlé dans l'article précédent, mais la propagation de ce feu Ivy s'est aussi faite grâce au jazz !

Le jazz, c'était vraiment la bande son de prédilection de la vie de ces étudiants ; et les jazzmen venaient jouer sur les campus qui étaient presque des villes (mais à la campagne). Et, comme des abeilles qui œuvrent poétiquement à la pollinisation des plantes, ces musiciens ont été des faiseurs de cette rumeur Ivy, ont fait en sorte qu'elle soit féconde, en se rendant de campus en campus, comme des apôtres du cool : c'est que les jazzmen s'habillaient Ivy League.

Et c'était le cas de Bill Evans que j'ai déjà cité, également de Miles Davis, Thelonious Monk ou Dizzy Gillespie. Mais pas seulement.

Outre la musique, le sport, et la pratique de celui-ci, a contribué à modeler le style Ivy. Dans notre imaginaire collectif encore, les Universités de l'Ivy League sont intimemement liées avec le sport et la ferveur des stades (combien de films avons-nous vus ?).

Le sport cristallise le style Ivy

Dartmouth archive baseball take ivy league

Photographie de Teruyoshi Hayashida issue de l'excellent ouvrage Take Ivy (1965), prise à Dartmouth montrant l'engouement du campus pour les moments de sport.

Les jeunes champions grandissent au rythme des affrontements interécoles mais également internationaux : c'est peut-être d'ailleurs le point d'entrée de l'influence britannique sur la manière de s'habiller des Américains à cette époque.

La première compétition d'aviron oppose Harvard (la plus ancienne des Universités) à Oxford en 1869. Depuis, une longue tradition de rencontres autour du sport s'ensuit.

Ces échanges sportifs sont, selon nous, à l'origine d'une certaine curiosité des Américains pour leurs fringants cousins du Vieux Continent.

Disons-le tout de suite : de nombreuses pièces du style anglais s'inscrivent durablement dans le vestaire type de l'Ivy Leaguer, comme la chemise oxford à col boutonné, le pull col rond en laine shetland, le polo, les cravates club, les chaussettes écossaises, par exemple.

Comment ces pièces anglaises se frayent-elles un chemin jusqu'à eux ?

C'est Brooks Brothers qui les importe au début du XXème siècle, avec l'appui sur les campus de J.Press (installé à Yale et Harvard) et ces pièces en question se teintent des couleurs des universités américaines et des clubs internes. L'esprit de compétitivité des champions trouvant petit à petit des relais esthétiques sur les pulls, les cravates et les blazers.

Oui mais.

À me lire, on pourrait croire que c'est le plus grand braquage stylistique de l'histoire de la mode masculine ! Mais pas du tout.

Si Brooks Brothers importait à tour de bras, gonflait son offre de vêtements au maximum de ses capacités et avait les yeux en forme de dollars, l'étudiant Ivy, lui, avait la tête froide : n'entraient sur les campus que les pièces qui, à l'instinct ou l'usage, lui plaisait.

L'étudiant devient un "leader d'opinion en matière de mode"

Dans un article du magazine de mode Apparel Arts, on pouvait lire en 1933 : “Aujourd’hui, l’étudiant est devenu un leader d’opinion en matière de mode, qui s’habille avec discrétion et correctement pour chaque occasion, grâce au leadership des Universités chic de l’Est.”

Etudiants Ivy League Life

Photographie de Life Magazine(1964), il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour s'apercevoir qu'il se passe quelque chose stylistiquement parlant.

Ça, c'est intéressant ! L'étudiant se mue en prescripteur de tendances, il a le pouvoir de décréter que tel ou tel vêtement devient désormais à la mode. L'Ivy Leaguer finalement, c'était Karl Lagerfeld.

Prenons comme exemple le mocassin : adopté vers 1936, le penny loafer dans le campus de Yale est “pris d’assaut” (c’est le Yale Daily News qui l’écrit à cette époque).

Eh bien, c'est simple : il est érigé en classique du vestiaire étudiant en un claquement de doigt. Il n'appartient à aucune mode, il est un peu bizarre, et pourtant les étudiants décident de porter le loafer partout et tout le temps, si bien qu'il devient à la mode. Ce sont eux, pas les fabricants, qui prennent la décision d'en faire un élément de mode.

Alors que, j'insiste, ces mocassins sont vraiment plutôt des aliens avec des semelles à cette époque.

Les explications sont multiples selon moi :

  1. Probablement qu'il devait bien aller avec le vestiaire déjà acquis de chez J.Press et autres.
  2. Et puis, ils étaient simples à enfiler. En fait, je crois plutôt que c'est ça l'explication la plus simple : pas de lacets, c'est léger, c'est souple, en les enfile en un rien de temps quand on est en retard pour son cours de physique quantique.

Et Charlie Davidson, encore lui !, (le propriétaire de The Andover Shop, je vous le rappelle, et enthousiaste du style Ivy et fin observateur durant ses 90 années et quelques d’existence), conclut et s'interroge :

Ce sont les gens qui ont érigé les choses au rang de classiques, pas les fabricants. Certaines ont été acceptées, d'autres rejetées, sinon comment expliquer tout ce qui n’a pas été retenu ?

Du coup, je me demande, quels types de relations entretenaient les marchants et les étudiants ?

Étudiants et marchands : des partenaires commerciaux ?

Life magazine j.press ivy league look

Un étudiant chez J.Press dans les années 1950 (photographie Life Magazine).

Eh bien, je ne sais pas vous, mais je trouve ça remarquable.

Comme le dit Charlie Davidson, l'offre de Brooks Brothers était beaucoup plus étendue que ce que l'Ivy League en retirait. Alors que J.Press, elle, distillait toute cette offre pour n'en proposer que le cœur, la substantifique moelle comme dirait Rabelais. Faisant de J.Press un acteur plus authentique, plus Ivy en définitive.

Et du coup, des relations spéciales se tissaient avec les revendeurs Ivy sur les campus, bien plus qu'avec Brooks Brothers qui était plutôt urbain et basé à New York (ndlr les campus étaient éloignés des mégapoles).

Bruce Boyer nous explique :

Pour ceux qui comprenaient vraiment ce look, les détails étaient tout. Il ne fallait pas seulement avoir ces détails, il fallait aussi acheter dans un certain magasin. Le magasin était probablement plus important que la marque.

Par exemple The Andover Shop s’est créé en 48 en profitant d’un genre déjà bien installé. Et ces magasins, en visant les campus, instauraient une proximité avec les étudiants et se nourrissaient de leurs réflexions, observaient comment ils portaient les vêtements, s'inspiraient d'eux et sentaient ce qui allait vraiment fonctionner. C'était également le cas pour Arthur Rosenberg le tailleur principal alors. Et J.Press partage ce sentiment ainsi que Norman Hilton, Fenn-Feinstein et Chipp.

La relation de proximité de confiance avec les étudiants et les administrations était pour eux la clé de leur succès.

Dans l'ouvrage Take Ivy, présentation des magasins de J.Press sur le campus de Yale en haut à gauche et à New York à droite.

Bruce Boyer, qui peut dire "j'y étais", témoigne de son ressenti en tant qu'étudiant de l'époque :

Certaines marques sonnaient juste : les pantalons Corbin, les manteaux de pluie London Fog, les chemises Gant et Sero. Tom Wolfe a souligné la différence entre les chemises de chez Brooks Brothers, J.Press et Chipp - l'une n'avait pas de poche, l'autre une poche avec rabat, la dernière n'avait pas de rabat - et les étudiants savaient ce genre de trucs. Ils pouvaient distinguer une chemise Gant d'une marque moindre. Weejuns (ndlr les mocassins) bien sûr était une marque emblématique. Southwick était énorme, peut-être le tailleur le plus connu des magasins de l'Ivy League.

Et dire que les gens pensent que la reconnaissance des marques est venue seulement quand les créateurs ont commencé à exposer leurs logos.

Eh oui cher Bruce, les étudiants étaient vraiment des connaisseurs, ou plutôt des connoisseurs comme disent les Américains quand ils veulent parler le François.

Et cette connaissance des détails les a amenés à dompter ces vêtements jusqu'à développer un style vraiment personnel.

Une manière (très) personnelle de porter les vêtements

Ivy league students take ivy

Une nouvelle photographie issue de Take Ivy : regardez les détails, observez les mises, chacun est différent et pourtant tous revendiquent un même style.

Faire semblant de ne pas faire semblant d'être ce qu'on n'est pas

A.V.C. dans 3... 2... 1...

Game Over. J'ai besoin d'un remontant.

Je vais prendre une thisane détox. Question de vie ou de mort.

Me revoilà. Ça va vous, vous tenez le choc ?

Après ce titre de sous-partie bien bien relaxant, je laisse à Tom Wolfe, écrivain récemment disparu et auteur du Bûcher des Vanités entre autres, le soin d'éclaircir le titre, grâce à un extrait choisi de son article intitulé The Secret Vice, paru dans le New York Herald Tribune en 1966 :

Presque tous les hommes puissants à New York, surtout ceux de Wall Street, les gens des sociétés de placements, des banques, des cabinets d’avocats, les politiciens, surtout les démocrates de Brooklyn, pour une raison que j’ignore sont fanatiques des différences dérisoires attachées à la mesure. Celles-ci sont presque comme des marques d’appartenance à un groupe secret. Et pourtant, c’est un sujet tabou. (...)

À Yale et à Harvard, c’est tout à fait naturel pour les garçons de lire en public des magazines comme Leer, Poke, Feel, Prod, Tickle, Hot Whips, Modern Mammaries : le sexe n’est pas tabou.

Mais lorsque le catalogue vient de chez Brooks Brothers ou J.Press, alors là, ils ne le sortent qu’en secret.

C'est dit.

Les étudiants préfèrent passer pour des pervers sexuels plutôt que pour des geeks de la mode.

Alors pourquoi tant de secret ?

Bon, c'est vrai que selon les mythes virilistes, l'homme n'est pas censé se préoccuper de trop de sa sensibilité esthétique (je vous conseille d'ailleurs ce podcast fort bien intitulé qui parle de mecs virils et de Grèce Antique).

Une autre explication est qu'il vaut toujours mieux passer pour quelqu'un qui a un sens inné du style plutôt que pour l'acharné du détail qui passe son temps à s'étudier trop sérieusement. C'est d'ailleurs toujours d'actualité.

En réalité, pour l'étudiant Ivy, il s'agit plutôt de faire croire à une careful carelessness”, c'est-à-dire "prendre soin de ne pas prendre soin de son allure".

chemise rose oxford

Pile dans le sujet, une chemise de la marque Rowing Blazer, marque contemporaine, qui a élimé exprès le col, les coutures latérales et les poignets de la chemise pour donner cet effet soigné/non soigné.

Et ça on connaît, c'est la naissance de l'idée de nonchalance, mot magique du style Ivy aux répercussions manifestes sur notre définition contemporaine du style.

Mais cette idée de nonchalance, de faire semblant de se ficher de son allure, ne s'agit-il finalement que de vêtements ?

Un homme Ivy nu reste un homme Ivy

Vous avez remarqué ?

On parle d'Ivy League Look et non d'Ivy League Tailoring ou Clothing.

Ce qui signifie qu’il s’agit de davantage que d’une tenue, mais aussi d’une coupe de cheveux, de l'apparence physique, de la manière de bouger, de regarder, de se comporter.

C'est-à-dire que même les mecs de Ride The Wild Surf (1964) qui passent leur temps en maillot de bain sentent l'Ivy à plein nez :

Russell Lynes, historien de l'art et chef d'édition pour Harper's Magazine et lui-même fraîchement sorti de Yale, parle de l’attitude liée à l’Ivy League Look, dans un article de 1953 :

Du charme social - le noeud papillon sur un col américain - les cheveux courts, des sourires inattendus et impétueux mais légèrement blasés. Ils portent l’uniforme de l’étudiant, la version Ivy League, mais avec un air de décontraction étudiée, chez eux partout.

Du charme social.

L'Ivy League Look serait donc un biais d'interactions sociales. Un moyen d'avoir de l'influence, de séduire, d'exercer son charismatique et de convaincre.

"Ils sont chez eux partout", nous dit Russel Lynes. C'est-à-dire que même en dehors du campus, cette allure est un passeport pour le monde des grands, le monde des importants, avec un billet en première classe.

Cependant quoi qu'on en dise, la donnée première de cette nonchalance envoûtante reste le vêtement et Bruce Boyer enfonce le clou :

L'Ivy League Look a aussi fait quelque chose que j'aime beaucoup et qui est, selon moi, une magnifique manière de voir le vêtement : mixer le formel et le décontracté, chose que les Italiens ont vraiment appris de nous. C'est la nonchalance intentionnelle que les Italiens appellent "sprezzatura".

Les américains ont-il inventé la sprezzatura ?

Aïe.

Hécatombe au Pitti Uomo.

Deuil national.

Une flèche en plein cœur pour l'Italie.

étudiants ivy league chino cravate veste

La sprezzatura à l'américaine : cravate, veste, chino et loafers. Promenade dominicale sur un campus quelconque dans Take Ivy.

Nous n'entrerons pas dans le débat.

Toutefois, si on prend la veste sport en exemple, invention des Américains on va le voir, en Harris Tweed (ou Donegal), c'est vraiment ça la volonté : décontracter des tenues formelles et c'est assez novateur.

En tout cas, l'emploi des matières brutes et chaleureuses pour leur rusticité mais sur une pièce formelle, des vêtements de campagne mais pour la ville, c'est encore une fois très sprezzatura ça.

L'Ivy League Look serait-il un cousin du style italien, que dis-je un frère ?

L'Ivy Leaguer privilégie ce qui n'est pas trop lisse, ce qui vit, qui se patine et nous disons oui, chez BonneGueule à cette vision des choses !

Le Lauréat dustin hoffman veste tweed

Tu serais pas en train d'essayer de "seduce me" avec ta veste en tweed, Dustin ? Hoffman, en tant que Benjamin Braddock, dans The Graduate (1967), faisant tout pour paraître plus cool qu'il ne l'est en vérité.

On voit donc que le style Ivy League induit beaucoup de possibilités d'adapter son degré de formalisme et cela va devenir une caractéristique précieuse de pérennité.

L'Ivy League Look joue avec son contexte

Eh oui, c'est qu'en 1929, la Grande Dépression bouleverse tout. L'Ivy s'adapte et développe des tenues plus casual pour ne pas paraître trop guindé, dans un esprit de respect et de non-ostentation.

Et c'est ainsi, ou du moins le krach boursier aura-t-il accéléré la chose, que l'anthracite devient la couleur à la mode. Mais c'est aussi, plus prosaïquement, parce que les flanelles grises sont belles et qu’elles ne trahissent pas les traces de salissures ou les ports trop intensifs. Donc à la fois esthétiques et pratiques.

Les vêtements que choisissent de porter les étudiants ne doivent pas faire trop neufs, trop propres bien qu'ils soient toujours impeccables. C'est là le paradoxe.

Mais justement, quelles sont les pièces constitutives du vestiaire Ivy, au juste ?

Le vestiaire type du style Ivy

Je laisse encore une fois la parole à Bruce Boyer qui, à la question "Vous êtes entré à l'Université en 1959, quels étaient les vêtements typiques que vous portiez ?", répond :

Une chemise à col boutonné dans les couleurs traditionnelles : blanc, bleu, rose, jaune ou à rayures, un pull à col rond en laine shetland, des chinos beiges et des Weejuns. Il y avait aussi les chaussettes à motif écossais et, l'été, du madras à outrance. Pour les pièces de tailoring, l'idéal aurait été un blazer droit bleu, ou une veste Harris Tweed, un costume de flanelle grise et un costume beige en coton ou en seersucker. C'était la base.

La chemise oxford à col boutonné

Etudiant ivy league look

Des étudiants dans une tenue typique : la chemise côtoie le bermuda sportif et les mocassins.

C'est l'incontournable.

L'OCBD, comme on la nomme (Oxford Cloth Button-Down), est au style Ivy ce que le jean est au style workwear.

Elle a été introduite en Amérique par John Brooks en 1896, après que celui-ci a assisté à un match de polo en Angleterre. À cette époque, les joueurs de polo portent cette chemise parce que le col boutonné ne leur fouette pas le visage. C'est une astuce.

Le pull col rond en laine shetland

Kennedy vacances ivy league

JFK qui fait semblant de téléphoner dans son pull shetland gris, mais qui en fait se demande ce que Jackie a bien pu lui faire à manger ce midi, parce que ça sent un peu bizarre.

C'est le pull de prédilection du style Ivy. Pourquoi ? Seuls les étudiants le savent mais on peut sûrement dire que l'aspect rustique de la laine brossée y est pour quelque chose. Et aussi, on peut obtenir de très belles couleurs.

Pour ce qui est du col rond ("crewneck"), il a la préférence sur le col V. Dans le règlement de Princeton, on recommande même vivement aux étudiants de ne porter que des crewnecks. Sans expliquer véritablement pourquoi.

Les Khakis

étudiants ivy league noir et blanc

1966 : trois étudiants dans leur habitat naturel

C'est le chino beige. Nous y avions consacré un article sur comment le choisir et le porter. Pour vous rappeler brièvement l'histoire, je citerai un extrait de L'Eternel masculin de Josh Sims :

L'histoire du chino, qui commence en Inde en 1845, a deux versions. Dans la première, les soldats britanniques colorent délibérément leur uniforme blanc qui les transforme en cibles trop visibles avec de la terre, du café ou même du curry. Dans la seconde, sir Harry Lumsden, commandant des forces britanniques au Pendjab, remplace les pantalons réglementaires par des modèles plus légers et plus amples, mieux adaptés à la chaleur. Il les fait teindre avec des feuilles de thé et constate qu'ils constituent une excellente tenue de camouflage.

Voilà pour l'invention du chino. Mais comment est-il arrivé jusqu'aux campus américains ?

En fait, c'est en 1898 que l'armée américaine adopte ce pantalon et les premiers chinos de Levi's sont vendus sur le marché en 1906 et portent le nom de Sunset. Puis, après une apparition dans les corps de marines, il fait partie de la tenue réglementaire des GI lors de la Seconde Guerre Mondiale.

Avec la loi GI Bill de juin 1944, qui finance les études universitaires des soldats américains démobilisés, des GI intègrent les universités et, avec eux, leur vestiaire. C'est ainsi que le chino entre dans le vestiaire Ivy.

Les Weejuns

lichtenstein weejuns loafers ivy league

Dessin humoristique et très éloquent de Lichtenstein.

Nous avons déjà vu que le mocassin a été intégré en 1936 dans le vestiaire Ivy et ce, de manière rapide et facile.

À l’époque, ils étaient typiquement portés avec des chaussettes écossaises dans les années 30 et des chaussettes blanches ou écrues dans les années 1950. Et puis sans chaussettes dans les années 60.

Selon Graham Marsh, auteur de The Ivy Look : Classic American Clothing :

Le loafer original a été introduit en Amérique en 1936 par le bottier du nom de George Bass, qui fabriquait des bottes pour l'expédition en Antarctique de l'amiral Byrd et des bottes de vol portées par Charles Lindburgh pour sa traversée de l'atlantique en solo. Bass a adapté cette nouvelle chaussure d'un slipper traditionnel de pêcheur norvégien, le nommant 'Weejuns' en reconnaissance de ses origines nordiques (ndlr "weejuns" est le suffixe prononcé en phonétique de l'américain "Norwegian")... Le Weejun est rapidement devenu un symbole du style décontracté américain, porté aussi bien par les hommes que par les femmes. Ces dernières glissaient une pièce de monnaie dans le plastron, faisant de ces chaussures un modèle en vogue.

Personnellement, j'avais toujours entendu que les pièces de monnaie avaient été glissées dans les plastrons de ces chaussures pour avoir toujours de l'argent sur soi pour téléphoner ou prendre le bus. Bon, là, on apprend que ce sont les femmes qui ont apporté cette coquetterie.

Soit.

Je ne me prononcerai pas, je dirai simplement que je n'étais pas là à ce moment-là.

Les chaussettes à motif écossais

mocassin chaussettes écossaises ivy

Et vous, vous portez le mocassins avec ou sans chaussettes ?

Bon, motif écossais, je ne vais pas vous faire un dessin, c'est encore un héritage nous venant du Royaume-Uni.

Ce que l'on peut dire, c'est que, porté avec des mocassins, c'est tout de même assez audacieux. Surtout que les couleurs pouvaient être osées.

Le madras

Du madras partout en été.

Le madras, c'est vraiment l'imprimé le plus audacieux du style Ivy et peut-être même de toute l'histoire du motif. Pour le porter en veste ou en pantalon, il faut vraiment se foutre du regard des autres y'a pas à dire.

Son origine est coloniale (Madras étant une ville d'Inde - rebaptisée Chennai en 1996) et cet article est suffisamment long comme ça pour que je vous épargne un récit détaillé, mais disons seulement que c'est un tissu respirant fait de soie et de coton tissé dans des couleurs vives. Les étudiants de l'Ivy League le découvre durant leurs vacances aux Bahamas dans les années 30, alors contrôlés par le Royaume-Uni.

Ah oui ! Ça me fait penser :

 

L'adoption du madras, c'est typiquement une des voies qui a mené au preppy après 1970, avec le go-to-hell-look.

Le go-to-hell-look, c'est une manière de dire à celui qui nous regarde et qui n'aime pas notre mise d'aller bien se faire voir. C'est se ficher des convenances et exprimer sa personnalité à travers le vêtement, alors même qu'il était de bon ton de faire honneur aux règles de bienséance : ne pas trop en faire, rester à sa place, obéir aux conventions sociales. Porter une veste madras, c'est chercher les problèmes.

Et d'ailleurs, c'est le cas de la chemise oxford rose également, introduite en 1955 par Brooks Brothers. Si elle est un nouveau succès commercial, ce que Brooks n'avait pas anticipé en revanche, c'est le port de cette chemise rose avec des vêtements de soirée. C'est finalement très Ivy comme pratique. De détourner un vêtement, le dévoyer de sa fonction principale, un air de défi dans le regard et beaucoup d'impudence.

C'est ça le go-to-hell-look.

Je sais bien qu'il ne porte ni madras, ni chemise en oxford rose, mais c'est un exemple contemporain de ce qu'un go-to-hell look peut donner. On voit d'ailleurs que Nick Wooster joue sur les codes Ivy, tout en nous disant : "Je fais ce que je veux. Y'a rien que tu puisses faire petit. Maintenant, si t'as du feu, je voudrais bien m'en griller une."

 

Le blazer droit

Publicité pour les blazers Norman Hilton

Les étudiants préfèrent les blazers droits au croisés car ils sont plus simples dans l'approche, l'allure et peuvent se porter plus facilement ouverts. Bleus, ils se portent avec un pantalon de flanelle grise ou bien un chino beige, des mocassins, une chemise oxford et une cravate ou non.

Bien utile pour les moments de la vie estudiantine qui réclame un brin de formalisme.

La veste sport Harris Tweed

Les vestes en tweed de chez J.Press. Princeton 87

Dans les années 1920, personne ne parle de veste sport ("sportscoat" en anglais). En fait, cela n'existe pas, c'est une invention américaine. Les hommes passaient leur temps dans des vêtements de grande élégance sans jamais avoir à l'esprit que d'autres mieux que ceux qu'ils portaient auraient peut-être pu s'avérer plus confortables à certaines occasions.

Après la Première Guerre Mondiale, les Américains pratiquent de plus en plus les activités de plein air, ils veulent brûler la vie par les deux bouts comme on ne dit plus ! Et dans les campus, on assiste de plus en plus à des sports que l'on peut pratiquer dans des stades à l'extérieur. Et, pour jouir comme il faut du spectacle, ou même pour pratiquer des sports de plein air comme la chasse par exemple, il faut adapter le vestiaire des pièces à manches.

En 1918, les américains s'emparent de la veste Norfolk (provenant, et là ça vous complètement vous surprendre... de l'Angleterre !) qui, à cette époque, possède une martingale et des plis d'aisance dans le dos. On garde le tweed de chez Harris ou Donegal et elle devient rapidement, dans les années 1920, la veste idéale de loisir.

Les étudiants de l'Ivy League l'inscrivent à leur tableau de chasse : elle incarne un renouveau, sa matière est authentique, rustique, elle facilite les mouvements et est faite pour les moments de détente. C'est très Ivy, vous ne trouvez pas ?

Le costume de flanelle grise

Felix Leiter en pleine parade nuptiale à 35° à l'ombre. Il essaie de sauver les apparences, alors qu'on sait tous très bien que sa chemise est trempée.

On a vu dans l'article précédent (consacré au sack suit) que le costume de flanelle grise avait une belle place dans le vestiaire Ivy. On a vu aussi que son statut était assez ambigu car il exprime un certain conformisme, alors même que le style Ivy prétend s'en affranchir.

La flanelle, pour les mêmes raisons que le tweed, est adoptée par les étudiants qui portent aussi le pantalon en dépareillé. Je vous rappelle le film The Man with the Grey Flannel Suit (1956).

Le costume de coton beige

Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaargh mais plus j'avance dans cet article plus je suis hâpé par la justesse des choix de l'Ivy. Un costume de coton beige, c'est sur ma wishlist depuis des lustres. Et même plus encore. Enfin bref.

On a vu Obama en porter un pendant son mandat. Il aurait pu être un peu plus ajusté et la veste plus courte, mais j'ai trouvé cela rudement chouette, malgré le tumulte que ça a généré outre-atlantique.

Pour les mois les plus chauds, c'est une belle option et à l'époque Ivy, c'était d'ailleurs porté dans cette optique. Le costume, mais décontracté. Nonchalance et esprit sport chic.

Du seersucker

Le personnage de Atticus Finch interprété par Gregory Peck qui porte une costume 3-pièces en seersucker, dans To Kill a Mockingbird (1962). So Ivy.

Le seersucker, vous connaissez, on vous en a déjà parlé à plusieurs reprises. C'est ce tissu de coton à l'aspect gaufré, né en Inde, que l'on voit très bien sur les épaules de Gregory Peck ci-dessus.

Je vous livre ce qu'en dit Bruce Boyer, interviewé pour Drake's, parce que c'est une espèce de demi-dieu de la sape Ivy :

Autour des années 1920, les étudiants stylés des universités d'élite de l'Est comme Princeton ont commencé à porter des vestes sport et des costumes de coton gaufré, à la suite d'autres plus aventureux qui avaient migré vers des climats plus cléments quand les températures se sont mises à chuter dans le nord, avaient goûté aux joies de cette matière, et l'avaient rapportée à la maison, à New York, Chicago, Boston et Philadelphie pour s'en faire tailler des costumes pour les étés sans air conditionné dans les buildings de la jungle de béton.

Dans les années 1940, le costume en seersucker n'était plus considéré comme une mode universitaire, ni un vêtement de vacances, mais était tellement ancré que les rédacteurs de l'Encyclopédie de la Mode Masculine du magazine Esquire se réfèrent à une remarque écrite par Damon Runyon, le célèbre écrivain et dandy notoire, à savoir que : "un homme portant un costume en seersucker avec aplomb pourrait encaisser un chèque n'importe où à New York sans que personne ne lui pose la moindre question.

Voilà.

Maintenant, il me faut aussi un costume en seersucker. Ça passe en note de frais, Benoît ?

La cravate repp

Robert Redford (vraiment) très (très) enthousiaste à l'idée de s'habiller Ivy.

Ces cravates à rayures sont bien sûr des déclinaisons de celles des Anglais : on avait d'abord la regimental tie des militaires anglais qui leur permettait d'indiquer leur appartenance à un régiment ; ensuite les étudiants d'Oxford, Eton ou Cambridge les ont reprises à leur compte pour en faire des cravates liées à l'appartenance à un club (sportif, école etc.) d'où le terme de "cravate club" ; et pour finir, c'est la repp tie (reps étant un mot français désignant une étoffe épaisse généralement utilisée pour l'ameublement).

Les américains ont le bon goût de changer le sens des rayures : l'anglaise part de l'épaule gauche et descend vers le flanc droit, l'américaine part de l'épaule droite et descend vers le flanc gauche. Celle de Robert est donc... Américaine ! Bingo.

Attention : si, à ce stade-ci de l'article, vous commencez à voir de petites étoiles noires devant vous, c'est tout à fait normal. Cette phase précède l'évanouissement. Je vous conseille donc de remédier à ce black out imminent en vous munissant d'une barre chocolatée, d'une pinte d'eau claire et de vous allonger quelques minutes les jambes en l'air. Personne n'a besoin d'un malaise vagal dans sa vie. C'est passé ? Bien, on poursuit !

Le manteau polo

Vince Lombardi avec son polo coat. Encore une victoire pour Vince.

Le manteau polo (le double-breasted, camel hair coat en bon français) est devenu très à la mode dans les années 20 à Yale et Princeton. Et il l’est resté des dizaines d’années après. À l'heure actuelle, il jouit même d'une très grande popularité en Lombardie, chez les Italiens donc, où il a trouvé du réconfort sur les épaules de Lino Ieluzzi, le play-boy à la chevelure d'or.

La raison de ce succès auprès des étudiants de l'Ivy League est qu’il était associé à l’univers du sport. On allait au stade du campus avec et pouvait le porter de manière très informelle (grâce à sa couleur camel). Pour la petite histoire, c’est le manteau de l’entraîneur mythique de football américain Vince Lombardi.

Le blouson Harrington

Baracuta G9 pour McQueen. Forcément.

Le blouson Harrington nous vient du Royaume-Uni. Oui, encore, je sais. Le plus célèbre est de la marque Baracuta, c'est le G9. Disons que c'est le plus iconique en tout cas.

Les Américains l'ont piqué parce qu'il était tellement cool qu'ils n'auraient pu faire autrement. Rapidement, dans les années 50, ils l'ont collé sur les épaules de James Dean dans Rebel Without a Cause, le rouge vif de sa jeunesse délinquante qui pique l'oeil et fait fondre les cœur, et même d'Elvis Presley et bien sûr de Steve McQueen, le King of Cool en personne qui l'a adoubé d'un simple regard revolver. PAW !

C'est donc le blouson de la jeunesse, qu'elle soit aventureuse, perdue, rebelle ou, au moins, dynamique.

Elle tient son nom de l'acteur Rodney Harrington de la série TV Peyton Place, dans les années 1960.

Les White Bucks

Plus belles quand elles ont bien morflé.

Je ne sais pas bien pourquoi ils portaient des chaussures blanches en daim à semelle en caoutchouc rouge. À part qu'elles devaient être bien plus confortables que n'importe lesquelles de celles de leurs pères. Et que le blanc devait s'accorder avec à peu près tout. La semelle, elle, était souple et probalement anti-dérapante quand il pleuvait.

Je dirais aussi que cela devait particulièrement bien aller avec un chino beige, une veste en tweed marron et une chemise oxford blanche ou bleu ciel ou rouge. Mais sinon, je ne vois pas.

Sûrement aussi parce que le blanc ultra salissant des chaussures en daim était simplement une manière de plus de montrer une certaine irrévérance envers la bien pensance et les codes et revendiquer, une nouvelle fois, que la jeunesse était bien là pour se faire voir aux yeux de tous et de jouer son rôle dans la société et dans ce monde ayant déjà connu deux guerres.

Mais peut-être que je m'emballe.

Les sneakers

Je disais au début de cet article, c'était il y a bien une dizaine d'années, que l'Ivy League Look, c'était l'invention du style casual chic. Voilà un héritage frappant : les sneakers que l'on portait sur le campus avec des tenues non sportives. Du jamais vu.

On le voit d'ailleurs très bien dans ce film de 1956 (Tea and Sympathy) dont le personnage principal incarne parfaitement cet Ivy League Look. On voit qu'il porte des sneakers blanches à la quarantième seconde de la bande annonce.

Les Saddle Shoes

Les saddle shoes grand succès auprès des étudiantes.

L'Ivy League Look s'inspire une nouvelle fois du sport : si, à l 'origine, les saddle shoes ont été créées pour le tennis, c'est au golf qu'elles trouvent un écho. La population féminine des campus se l'arrache et elles sont portées, plutôt le weekend. Aucun retentissement en Europe, c'est devenu typiquement Ivy.

Pour conclure cet inventaire, je laisse la parole au très honorable Bruce Boyer, l'homme qui avait dit beaucoup :

Je suis allé dans une université conservatrice, les valeurs de l'East Establishment y étaient très fortes. Si vous souhaitiez entrer dans l'une des fraternités qui étaient l'un des piliers de la vie sur le campus, (...) il y avait une énorme pression pour vous de paraître Ivy League. Les seuls qui avaient un peu de prestige et qui ne portaient pas l'Ivy League Look étaient un groupe d'intellectuels qui portaient des cols roulés noirs pour tenter de ressembler à Jean-Paul Sartre. 

Ainsi donc, tout le monde n'était pas Ivy...

Le moment où on a basculé du style de la jeunesse à celui du réactionnaire

Dans les années 1950 et 1960, avec le cinéma, le jazz, le sport et la littérature (notamment les personnages de Francis Scott Fitzgerald - celui de Nick Carraway dans Gatsby le Magnifique par exemple) l'Ivy League Look avait bonne presse, même s'il incarnait des valeurs assez clivantes, celles de l'Old Money (en opposition aux nouveaux riches) portant le costume de flanelle grise.

Les hommes en gris.

Que s'est-il passé ?

Alors voilà !

C'est qu'après la guerre, la GI Bill a fait entrer un bon paquet d'anciens militaires dans les universités. Ceux-ci ont voulu imiter le style Old Money, ou Ivy, tout en intégrant également les vêtements de leurs uniformes militaires (dont les fameux khakis).

Et c'est ainsi que le look Old Money est vraiment devenu populaire. Pendant un court instant, il s'était démocratisé et devait alors incarner l'espoir d'un accomplissement personnel, l'uniforme de la jeunesse conquérante et plus uniquement du seul privilégié. C'était aussi devenu l'uniforme du self made man, cher à la mythologie américaine.

Mais la popularité de l'Ivy League Look s'est vite ternie :

Après 1969 (ndlr entrée en fonction de Nixon), raconte Bruce Boyer, tellement d'autres styles susceptibles de rivaliser ont vu le jour : les hippies, les looks british à la conquête du monde, la mode italienne. Et donc de nouveaux groupes ont remis en cause la popularité du style Ivy League, bien que les vrais Old Money s'y sont tenus. Et puis, début des années 1970, l'influence du créateur de mode s'est développée, menant au commencement de ce que j'appellerais le Preppy Postmoderne, où le vêtement est devenu un déguisement. Un type comme William F. Buckley s'habillait de cette manière car c'était un héritage, mais les enfants aujourd'hui s'habillent de cette manière parce que c'est la mode. Ce n'est plus une conviction mais un déguisement.

Si l’on devait donner une date de fin au style Ivy League, on pourrait dire 1967 avec le “Summer of Love”, l’été où le mouvement hippie a pris toute la lumière. En provenance de la Californie. C'était la nouvelle incarnation de la jeunesse et, comme elle s'exprimait plus fort, elle devait forcément prendre la place de l'autre.

Et puis Kennedy, le président Ivy, avait été tué.

Pour achever l'Ivy, la Guerre du Viet Nam avait tourné en ridicule l'administration américaine qui sortait d'Harvard, de Yale et de Princeton.

Ralph Lauren a pris la suite

Ralph Lauren jeune

Ralph Lauren : "Titatou dadidadouuuuuuu dadadidoudidadouuuuuuu"

C'est là qu'intervient Ralph Lauren.

Pour avoir travaillé chez Brooks Brothers et porté tous leurs vêtements, c'est un Ivy Leaguer convaincu et il ne souhaite pas que ce style périsse. Or quand il a vu que BB commençait à fabriquer des vêtements avec du polyester, il a réalisé qu'il y avait une place sur le marché.

Il raconte au New York Magazine, le 21 octobre 1985 :

Je me voyais mal faire de la haute couture mais je croyais à une sophistication individuelle, à une tenue plus personnelle - ce que Brooks Brothers avait fait par le passé et qui était génial. C'est ce que j'ai cherché à faire, c'est ce que j'aimais, un style de vie.

Les hommes qui avaient beaucoup d'argent rentraient chez Brooks Brothers et disaient : "Donnez-moi trois blanches, trois bleues et trois roses", et ils ressortaient. Tous les ans. Ils s'en fichaient si c'était à la mode. Je me retrouve dans cette mentalité.

C'est la naissance du preppy, le petit frère turbulent de l'Ivy.

Le preppy est-il la suite de l'Ivy League Look ?

Silhouette preppy de chez Ralph Lauren.

Pour Bruce Boyer, le preppy est de l'Ivy League postmoderne. Pour lui, Ralph Lauren a sauvé l'Ivy League Look de l'extinction en lui donnant une autre saveur et un autre but. Ce n'était plus d'en faire l'incarnation de valeurs de l'Est de l'Amérique, mais d'en faire un look de mode, emblématique d'un style de vie auquel pouvaient se rattacher les adeptes de cette tendance.

Mais je veux vous traduire fidèlement ce passage de l'interview de Boyer par le blog Ivy-Style.com que j'ai citée à plusieurs reprises dans cet article :

Ivy-Style : L'idée de l'authenticité qui entoure le style Ivy est incontournable (...). Mais je crois que c'est trop facile de dire que le preppy est la forme nouvelle et consciente de l'Ivy et donc moins authentique. Quand Nelson W. Aldrich Jr. utilise le terme "preppie", il ne parle pas de vêtements ; il parle du W.A.S.P. Donc cela dépend comment on utilise ce terme.

Il semble qu'il y ait quatre catégories : ceux qui sont nés avec l'Ivy, ceux qui s'y sont rattachés ensuite, ceux qui sont nés avec le preppy et ceux qui l'ont suivi. On ne peut pas dire qu'un type preppy des années 1970 qui est né avec le mouvement est nécessairement moins authentique qu'un gamin pauvre qui est allé à l'université dans les années 1950 et qui s'est rattaché à l'Ivy. "Preppy" ne devrait pas dire "ersatz", parce que cela dépend de ce que la personne qui parle veut exprimer.

Bruce Boyer : Je vois ce que vous voulez dire et laissez-moi ajouter quelque chose. Quand j'ai écrit l'article sur Brooks Brothers dans Town & Country en mai 1981, j'ai interviewé le président de Brooks Brothers, qui s'appelait Riley, et celui-ci m'a dit : "Rendez-moi service, n'utilisez pas le terme "preppy" s'il vous plaît en vous référant à Brooks Brothers." Je savais que ce mot était très utilisé à cette époque.

Ivy-Style : "The Official Preppy Handbook" est un succès commercial à cette époque.

Mode d'emploi pour savoir si on est preppy. Oui, on a peut-être légèrement perdu en authenticité, non ?

Bruce Boyer : C'est vrai. Et j'ai dit à Riley que c'est juste un mot à la mode et que je ne comptais pas l'utiliser et il a dit : "Je voulais juste que vous sachiez que je déteste ce mot."

Ivy-Style : Qu'est-ce que ce mot signifiait selon lui et pourquoi être contre ?

Bruce Boyer : Oui, je crois que pour lui cela voulait dire "ersatz", ce que tout le monde faisait et Brooks était au-dessus de ça. Je mentionne cette histoire parce qu'il y a quelque chose qu'il faut bien voir quand on achète des vêtements : on passe tous en mode nostalgie. Aucune manière de s'habiller ne domine plus le marché, comme ce fut le cas. Et je pense que ce que les designers essaient de recréer de nos jours, c'est une atmosphère autour de leurs créations. En d'autres termes, le style d'une personne aujourd'hui, surtout chez les jeunes gens, ne semble plus naturel. Il n'y a plus d'authenticité. Tout ce que l'on porte est, d'une certaine manière, un déguisement.

Le mot de la fin...

Je n'ai pas vécu l'Ivy League Look et je ne saurais pas vraiment dire si plus personne ne s'habille avec authenticité aujourd'hui, comme le dit Bruce Boyer. Mais j'ai vraiment envie de croire que non.

Finalement, peut-être que la véritable manière de s'habiller avec authenticité, c'est tout simplement de porter ce que bon nous semble, que cela fasse partie du vestiaire du punk, de l'Ivy, du hippie ou du ninja gothique.

Selon moi, le Japon qui a sauvé le style américain en imitant le style américain a développé quelque chose de très authentique (mais c'est une autre histoire que je vous conterai peut-être un jour !).

Et, pour vous dire le fond de ma pensée, il me semble que plus que jamais, bien s'habiller est capital. Il faut y prendre du plaisir, car le plaisir, pour le coup, Bruce Boyer ne pourra pas dire qu'il n'est pas authentique.

Ainsi donc s'achève cette Partie II sur les vêtements emblématiques des Etats-Unis. J'espère que vous l'avez appréciée.

En attendant la Partie III qui sera beaucoup moins théorique et infiniment plus pratique, je m'en vais dormir deux jours !

 

  1. Partie I, sur les mythes du tailoring nord-américain
  2. Partie III, sur les façons d'arborer le style Ivy League
Jordan Maurin Jordan Maurin
Jordan Maurin, Monsieur Panache

"Les vêtements sont là pour s'amuser, alors amusez-vous", c'est la phrase que j'ai prononcée le plus dans mes vidéos. Le style n'est pas un ensemble de règles, c'est un champ des possibles. Vous pouvez tout porter, il suffit de trouver votre manière !

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