Dans nos pratiques vestimentaires, le noir a toujours été une couleur ambivalente, portée aussi bien pour célébrer un événement que pour enterrer un proche.
Au XVe siècle, le héraut Sicile écrivait déjà : « bien que la couleur noire paraisse triste, elle est de haut état et de grande vertu ». A la fin du XIXe siècle la situation n’avait que peu changée ; le critique d’art Gustave Geoffroy constatait encore que l’habit noir, cette « funèbre enveloppe dont nous nous revêtons en signe de joie, aux soirs de plaisir », était « à la fois mortuaire et [gaie] ».
Aujourd’hui cette couleur se fait plus rare dans nos placards : on la juge souvent lugubre et ennuyeuse ; en 2022 le site internet « La cravate rouge » rappelle ainsi qu’une cravate noire peut être un signe de deuil à ne pas arborer trop souvent au risque d’être perçu comme « quelqu’un qui serait triste ou fade ». Nous pouvons nous demander d’où le noir tient sa morne réputation.
Pour connaître l'avis de Benoît sur cette couleur, il y a une vidéo complète sur le sujet :
1. C'EST LA COULEUR DE LA PEUR ET DE LA MORT
Dans notre imaginaire collectif, le noir est associé à plusieurs concepts, expressions, entités aux connotations négatives. C’est tout d’abord la couleur de la nuit, du néant, de la mort, opposée au blanc de l’espoir, à la lumière de la veilleuse éloignant les démons de l’enfance.
L’historien Michel Pastoureau, dans un livre consacré au sujet (Seuil, 2008), a constaté que c’est véritablement à partir du XIe siècle qu’elle fut associée au diable, le « prince des Ténèbres », et qu’elle colora les vêtements de ceux ayant commerce avec lui.
Satan remet un livre noir aux adeptes en échange du livre des Evangiles - Compendium Maleficarum, traité sur les sorcières, leurs maléfices et leurs sortilèges de Francesco Maria Guazzo, 1608.
Jusqu’à aujourd’hui elle reste la couleur par excellence des sorcières, ses servantes.
Illustration anonyme pour une carte Credit IM Kharbine Tapabor
Elle est aussi à la base de l’amalgame que font certains entre les adeptes des looks gothiques et les satanistes. Pensons également au menaçant pavillon noir des pirates, aux superstitions entourant les animaux de cette couleur, en particulier le chat et le corbeau. Dans notre langue même, le noir est rarement positif : on broie du noir, jamais du bleu, on a des idées noires, jamais des rouges.
Il est aussi devenu l’adjectif de moments tragiques de notre histoire, de la grande peste « noire » qui frappa l’Europe au XIVe siècle au « jeudi noir » du 24 octobre 1929, premier jour du pire krach boursier du XXe siècle. C’est de plus une couleur autoritaire, associée au contrôle et à la punition, pouvant donc inspirer la crainte.
Durant la Seconde Guerre Mondiale elle habille aussi bien les SS du IIIe Reich que les chemises noires de la milice de Mussolini. Loin de ces deux extrêmes on l’a retrouvée depuis le XIXe siècle sur les uniformes des gardiens de l’ordre : policiers – qui l’ont abandonnée depuis – mais aussi avocats et prêtres – qui eux l’ont conservée.
Heinrich Himmler, en bas au centre, chef des polices allemandes entouré de cadres SS, vers 1933.Copyright: WHA United Archives
Dans notre société occidentale, c’est vêtu de noir que l’on pleure ses morts. Cela n’a pas toujours été le cas. Michel Pastoureau nous rappelle ainsi que les vêtements de deuil des Romains étaient plutôt gris et ceux des rois du Moyen-Âge violets.
Funérailles du prince Philip, duc d’Edimbourgh, le 17 avril 2021 à Windsor. Tous portent une jaquette, un gilet et une cravate noirs, en signe de deuil. Copyright : Photo by Mark Cuthbert-Pool/UK Press via Getty Images)
Si la pratique du deuil commença à se généraliser dès le début du XVIIe siècle, c’est vraiment le XIXe qui imposa le noir, éventuellement associé à d’autres couleurs.
On a souvent à l’esprit ces femmes victoriennes couvertes de crêpe sombre, mais les hommes étaient eux aussi soumis à cette bienséance vestimentaire. En 1834, Madame Celnart signalait qu’un veuf se devait de préférer « l’habit de drap sans boutons » et « les bas de laine » noirs six semaines durant, puis « l’habit de drap noir avec boutons » et bas de soie noirs. Enfin « le petit deuil des trois derniers mois [était] l’habit noir » associé, entre autres, à des bas de soie blancs.
Dans l’espace public le noir devint dès lors le symbole visible de la fatalité, de la tragédie. Aujourd’hui, si le vêtement de deuil ne sort presque plus du cimetière, son coloris reste associé à ce lieu lugubre, chaque fois que la mort nous y amène.
Toutefois, cravates et costumes noirs se retrouvent aussi ailleurs, portés aussi bien par un chauffeur que par des « hommes qui sont à la recherche d’une allure classique » – selon le site « cravate-shop ».
Mazi Salimi, chauffeur à Hambourg, photographié devant l’Empire Riverside Hotel le 24 novembre 2021. Photo: Marcus Brandt/dpa (Photo by Marcus Brandt/picture alliance via Getty Images)
2. C'EST LA COULEUR D’UN CERTAIN EFFACEMENT
L’exemple du chauffeur n’est pas pris au hasard. De nombreux métiers de service ont fait du noir la teinte principale de leur uniforme : elle est élégante, sobre et efface ceux qui la portent.
Michael Caine dans le rôle d’Alfred, majordome de Bruce Wayne, dans le film Batman Begins (Christopher Nolan, 2005).
Aujourd’hui encore les vendeurs des grands magasins sont habillés en noir afin de ne pas éclipser les collections qu’ils présentent, ni les clients. Dans de nombreux cafés et brasseries, pantalon, gilet et cravate noirs sont toujours de rigueur pour les garçons.
On pourrait y voir le poids de la tradition, mais le personnel de vente des boulangeries « Chez Meunier », enseigne fondée en 2014 seulement, nous laisse penser autrement. Dans la sphère privée la même chose s’est longtemps observée, de la femme de chambre de Madame au valet de Monsieur.
Ceux qui sont payés pour servir les autres ne sont pas les seuls à disparaître sous cette couleur : cela a aussi longtemps été le cas des pauvres gens. Au début des années 1840 Maurice B. signe le portrait le plus original des Français peints par eux-mêmes, ouvrage édité par Léon Curmer : « La misère en habit noir ». Celui-ci est un « habit de misère », usé, à différencier de « l’habit de luxe ».
Il va de pair avec la pauvreté et témoigne d’une existence « manquée ». C’est l’habit de ceux qui n’en ont qu’un, le seul que l’ancien étudiant conserve de son trousseau « parce qu’il est de toutes les saisons, parce qu'avec l’habit noir on peut aller partout ». C’est celui du buraliste, du sous-courtier d’annonces, du voyageur en librairie... qui ont préféré cette teinte pour les mêmes raisons.
Dick van Dycke dans le rôle de Bert et David Tomlinson dans celui de Mr. Banks dans le film Mary Poppins(Robert Stevenson, 1964). Crédit : Image courtesy DISNEY
3. C'EST UNE COULEUR MORALE
Avant les progrès chimiques des teinturiers du XIXe siècle, le noir était, depuis le Moyen Âge, surtout porté par les grands de ce monde qui le payaient fort cher car il était difficile à obtenir.
Au XVIe il s’imposa durablement dans toute l’Europe, mais sans gagner en gaîté : c’est justement sa vertueuse austérité qui plaisait, l’un des seuls terrains d’entente entre les Catholiques et les Protestants, alors en conflit. Du côté des premiers, les rois Habsbourg d’Espagne arborèrent cette couleur dès Charles Quint, imités par leurs sujets et leurs voisins.
Durant la première moitié du XVIIe siècle, les prêches des religieux et plusieurs édits somptuaires – légiférant sur le vêtement – invitaient à la sobriété et le noir était encore très présent dans la garde-robe masculine. Du côté protestant, la même réserve était prônée par les grands réformateurs.
Michel Pastoureau parle même de « chromophobie protestante ». Le vêtement, conséquence directe du péché originel – Adam et Eve ayant mangé le fruit défendu prirent conscience de leur nudité – se devait d’être humble. Cette idée n’était alors pas nouvelle et Savonarole, grand réformateur religieux de Florence au XVe siècle, l’exprimait déjà.
4. C'EST UNE COULEUR COMMUNE
Après un XVIIIe siècle haut en couleur, le noir, discret, reprit la première place à la Révolution, lorsque tout prétexte était bon pour l’échafaud. C’est d’ailleurs de cette teinte qu’était le costume des députés du Tiers-Etats aux Etats Généraux de 1789. Au XIXe siècle, les modes retrouvèrent un peu de gaîté mais n’auront plus jamais la fantaisie de celles des règnes de Louis XV et Louis XVI.
Les « fashionables » regardaient alors du côté des îles Britanniques, héritières d’une ascèse toute protestante. Peu à peu les hommes semblent avoir renoncé à la parure et les villes se peuplèrent de banquiers, industriels et même d’oisifs vêtus de noir – ou du moins de couleurs sombres.
À la Belle Epoque il était devenu si universel que de l’avis de Gustave Geoffroy, des lois somptuaires n’en seraient pas arrivées à bout : « S’il y a quelque chose d’immuable et d’éternel en ce temps, c’est probablement cet irremplaçable habit noir [...] ». Adopté par tous, certains ne l’en jugeaient pas moins triste. Pour Alfred de Musset en 1836, « ce vêtement noir que portent les hommes de notre temps est un symbole terrible. [...] C’est la raison humaine qui a renversé toutes les illusions et qui porte elle-même le deuil ».
Gustave Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie, huile sur toile, 1877, Chicago Art Institute. Copyright : World History Archive
En 1858, Théophile Gautier rapporte que certains « [s'étonnaient] de la persistance des gens du monde à garder un costume si triste, si éteint, si monotone ». Plus tard Gustave Geoffroy va jusqu’à affirmer que « [le monsieur qui a pris son parti de la vie] n’a pas trouvé d’emblème préférable pour indiquer le décès de ses illusions ».
Ces voix qui s’élèvent sont celles de dandys en mal d’individualité. Pour eux rien de pire que la conformité et la banalité. Or ce noir est commun à toutes les classes de la société, de l’homme du monde au maître d’hôtel ; mais comme l’a remarqué Roger Dardel dans Monsieur en janvier 1923, le premier ne voudra-t-il pas se distinguer du second ?
Aujourd’hui le noir est toujours porté, mais peut-être moins qu’avant. S’il reste la couleur la plus élégante le soir, la journée il est désormais plus rare de croiser un costume de cette teinte : depuis l’entre-deux-guerres on lui préfère le bleu marine, le gris et le brun.
Pour certains il est même devenu trop lugubre pour des funérailles. Selon l’historien John Harvey « le fait qu’on ne porte plus le deuil noir au moment d’un enterrement, ni du reste par la suite, s’explique par notre désir de penser le moins possible à la mort. Nous ne voulons pas envisager notre fin [...] ».
Finalement les vêtements noirs qui peuplent le plus nos rues et nos magazines sont les survêtements : leur histoire est moins longue et moins connotée que celle d’habits plus formels. Du smoking au costume d’enterrement, de l’uniforme au sweatshirt, la tristesse du noir est avant tout circonstancielle.