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Au plus haut des cieux ? La question des prix et des marges
La question de la marge est un très grand tabou en horlogerie. Vous aurez plus de chance de découvrir la couleur des dessous de la reine d’Angleterre que de connaître les taux de marge pratiqués par vos marques préférées. Pour prendre un exemple hautement symbolique : même le chiffre d'affaires de Rolex n’est pas communiqué (tout au plus vous verrez des estimations fournies par des tiers, avec une précision toute aléatoire) alors pour ce qui est des marges pratiquées… Quand leur statut le permet – c’est le cas de Rolex dont le propriétaire est une fondation – les marques évitent ces questions. Quand les groupes sont cotés en bourse, ils consolident leurs résultats ce qui rend difficile l’estimation des ventes et des marges pour chacune des marques.
Si on prend les cas du Swatch Group ou de Richemont, la marge opérationnelle globale (indicateur de la rentabilité des ventes) se situe en dehors des temps de crise entre 15% et plus de 20%. Evidemment, ce genre de chiffres doit être pris avec des précautions car cela ne veut pas dire que sur chaque modèle, la rentabilité est de cet ordre-là.
Par exemple, lors de la crise horlogère de 2016 (qui s’est étalée en partie jusqu’en 2017), le stock des invendus était très important, ce qui s’est traduit par le rachat par Richemont des stocks détenus par ses distributeurs. C’est d’ailleurs une opération qu’elle a réitérée très récemment en 2018. Ce genre d’opération ruine la rentabilité mais elle était apparemment jugée nécessaire par le groupe pour pouvoir écouler ses nouveaux modèles chez ses distributeurs.
Concernant les prix, généralement, si cette question est abordée en vue d’une négociation dans le cadre d’un achat, les marques ou les distributeurs vous répondront plus ou moins gentiment avec cette vieille pirouette :
Certes messires… Mais cela reste un produit et derrière le produit il y a des distributeurs, des marques, une industrie, un secteur économique, des entreprises et des groupes qui ont besoin de dégager une certaine rentabilité.
Dans l’horlogerie, la rentabilité des groupes est à deux chiffres. Si vous connaissez la rentabilité dégagée par LVMH (*résultat opérationnel courant : 19,5% en 2017), leader mondial du luxe, vous aurez une vague idée de la rentabilité dégagée dans le secteur horloger.
Le secteur horloger a adopté massivement les codes du luxe et, donc, les prix du luxe et les marges du luxe. Tous secteurs confondus, dans l’immense majorité des entreprises, le prix de vente d’une montre est totalement décorrélé par rapport à son prix de revient (somme de tous les coûts pour produire un bien). Cela se reflète dans la politique automatique de réévaluation des prix établie par les marques.
Chaque année, la grille tarifaire est réévaluée (dans 99,99% des cas, ce n’est pas à la baisse). C’est ainsi qu’on peut s’apercevoir que les prix ont littéralement explosé. Il suffit de comparer certains prix de montres qui ont triplé, quadruplé voire quintuplé.
Un exemple : le prix d’une Rolex Daytona classique a pris plus de 350% d’augmentation en l’espace de 30 ans. La Submariner classique a pris elle plus de 480% durant la même période !
Ce qui était accessible (cela ne veut pas dire bon marché) est devenu dans certains cas prohibitifs. En parallèle, les salaires n’ont pas quadruplé durant la même période. Le cours de l’acier non plus. La raison se trouve dans l’adoption des prix du luxe.
Certaines marques n’étaient même pas historiquement positionnées sur ce terrain : dans les années 60, Omega n’était pas sur le segment du luxe (cela ne l’empêchait pas d’être une marque disposant de modèles très bien finis, beaux, fiables et innovants). Elle est devenue une marque de luxe suite au choix de se positionner sur ce segment, synonyme de grande rentabilité.
Concernant la marge des distributeurs, elle est variable. En dehors des opérations commerciales spéciales (lors d’une liquidation du stock d’une boutique), les montres peuvent être vendues environ deux fois le prix de gros défini par les marques. Comme l’a rappelé Benoît lors de son article pour le prêt-à-porter, il faut bien comprendre d’abord que 20% de ce prix est destiné à la TVA.
La marge du distributeur tourne – et encore une fois, cela est variable – autour de 30%. Ce n’est pas un chiffre scandaleux, il faut bien comprendre que toutes les montres en stock chez les distributeurs ne sont pas vendues et que les contrats qui lient le distributeur avec une marque impose de prendre des modèles qui seront vendus facilement alors que d’autres resteront dans les cartons…
Il ne faut pas oublier le coût lié à la sécurité : certaines marques pouvant susciter la convoitise, au même titre que la joaillerie, les dépenses liées à la sécurité ne sont pas les mêmes que celles prévues pour se protéger du vol des cravates, même en cachemire.
Est-ce à dire que vous disposez d’une marge de négociation pour acquérir une montre auprès d’un distributeur ? Cela dépend des marques et des modèles. Pour reprendre le cas de Rolex, il est très rare en France de bénéficier de remises sur cette marque.
Il existe quelques latitudes dans d’autres pays mais la marque et les distributeurs évitent ou rechignent à concéder de grandes remises. D’autres marques et leurs distributeurs se pincent moins le nez et peuvent concéder une marge de négociation plus ou moins grande, selon les périodes, selon les modèles et selon la flexibilité du distributeur.
Pour faire passer la politique d’augmentation des prix, les marques se sont appuyées sur un marché qui était en plein boom dans les années 90 et 2000 (et jusqu’en 2014-2015) mais aussi sur tout un dispositif marketing.
Un marketing longtemps efficace, aujourd’hui vieillissant
Les marques et les groupes horlogers ont déployés une stratégie marketing visant évidemment à ancrer dans l’esprit des consommateurs que : montres mécaniques suisses = luxe.
Le secteur horloger n’est pas le seul à avoir adopté les codes du luxe : une partie non négligeable du secteur du prêt-à-porter a adopté ce positionnement.
Sans rentrer dans les détails de tout l’arsenal à la disposition des marques pour ancrer durablement dans les esprits que leurs montres sont des objets de luxe justifiant un prix conséquent, il est à noter que la communication des marques a considérablement vieilli et pour une raison très simple : Internet a révolutionné la manière dont les individus accèdent aux informations et les confrontent.
Si les marques ont souvent rajouté une page Instagram pour y mettre de jolies photos retouchées, si elles recourent depuis des années déjà aux blogueurs financés par la publicité pour diffuser du contenu nécessairement positif, elles semblent avoir raté le train de la révolution Internet.
Un acheteur toujours plus expert
Les forums ont notamment permis, pour peu qu’ils disposent d’une ligne éditoriale indépendante, les échanges entre passionnés et ceux qui souhaitent s’initier à l’horlogerie. Globalement, la connaissance en horlogerie augmente progressivement.
Cela se voit dans les échanges entre les acheteurs et les vendeurs, ces derniers étant progressivement confrontés à des interlocuteurs évoquant des sujets techniques et/ou disposant d’une bonne connaissance historique des marques.
Si une personne souhaite des renseignements sur la fiabilité d’une montre équipée d’un mouvement Sellita SW-200 par rapport au mouvement original 2824-2 d’ETA, quelques recherches lui permettront d’apprécier les différents commentaires et retours d’expérience ; sans parler des interventions de certains experts et insiders du secteur.
Si un client souhaite acheter une Jaeger-Lecoultre à X milliers d'euros, il est normal qu'il souhaite se renseigner pour savoir si la marque qu’on appelait auparavant « la grande maison » est encore synonyme de fiabilité et de luxe… ou non. Est-ce que les indexes sont correctement fixés sur le cadran ? Est-ce que le SAV de la marque est digne de sa grande histoire ? Quel est le prix d’une révision de leur mouvement de manufacture ? Etc.
Malgré les articles de la presse dite professionnelle, qui copie-colle pratiquement les communiqués des marques, on peut trouver sur Internet des informations qui vont au-delà de la simple confrontation des différents prix pratiqués.
Le vrai problème pour toutes les marques et pour tous les groupes, c’est que la demande change structurellement. L’excès de marketing – et plus exactement l’excès d’un type de marketing très connoté années 90-2000 – ne permet plus de cacher les problèmes (SAV, retours, qualité déclinante de certaines anciennes maisons) et de justifier en même temps l’augmentation des prix. Pour continuer à maintenir des prix élevés, il faut vraiment faire du haut de gamme et que le produit et les services associés soient irréprochables. Et certaines marques ont parfaitement réussi sur ce point. A l'exemple de Rolex et de sa marque Tudor.
Et d’ailleurs, ce marketing basé sur le luxe est confronté à une autre réalité entretenue – et occultée – par les marques elles-mêmes : l’existence d’un marché gris.
Les dessous sombres du marché gris
Dans la mode masculine, vous avez les soldes, qui font toujours l’objet d’une grande attention pour (tenter de) faire de bonnes affaires en vous faisant plaisir. Dans le secteur horloger, les soldes sont beaucoup plus officieuses. En réalité, pour réduire leurs stocks, certaines marques et certains distributeurs passent par le marché gris.
Diable, quel est donc ce fameux marché gris ? Le marché gris n’est pas un marché illégal. Il s’agit d’un marché officieux, qui ne bénéficie d’aucune publicité de la part des marques, cela va sans dire. Quand les stocks des marques deviennent trop importants, il existe d’autres possibilités pour écouler les stocks.
Si vous connaissez Vente-privée.com, vous verrez de temps en temps quelques marques horlogères qui y placent leurs produits. Vous ne verrez pas de Vacheron Constantin ou d’Omega sur ce site mais, de temps à autre, vous y verrez quelques montres et vous constaterez alors la décote pratiquée. Cela vous donnera une petite idée. A l'image de Baume et Mercier il y a quelques années ou de Glycine récemment.
Il ne s’agit que de la surface émergée de l’iceberg du marché gris. Il existe d’autres possibilités, comme le recours aux ventes privées réservées aux salariés des marques ou des groupes horlogers. Au pire moment de la crise horlogère de 2016, une marque historique et prestigieuse (dont je tairais le nom), incarnation de la haute horlogerie, faisait des ventes privées réservées à ses salariés avec un rabais de 80% pour leurs montres, mêmes les modèles « iconiques », l’occasion d’acquérir une montre prestigieuse en platine ou en or blanc pour 8000 euros au lieu des 40.000 euros du prix public officiel.
Même à 8000 euros, il se murmurait en interne que la marque ne perdait pas d’argent, tout au plus sa marge était réduite. Ces ventes privées servent en théorie à permettre aux salariés de l’entreprise de bénéficier de tarifs préférentiels.
Dans la pratique, cela contribuait via les salariés de ce groupe à alimenter le marché gris, une pratique courante pour réduire les stocks, les salariés revendant eux-mêmes ces montres à des amis ou des connaissances.
Enfin, il existe des distributeurs spécialisés, parfaitement légaux, qui revendent des montres de seconde main et étrangement immaculées avec une décote de 30-40% suivant les modèles (le prix correspond souvent à la valeur de la montre quand elle est écoulée entre particuliers dans un état quasi neuf).
Le marché gris est un autre très grand tabou du secteur horloger car les marques elles-mêmes l’alimentent ainsi que certains distributeurs afin de réduire leur stock, devenu particulièrement conséquent à cause des capacités de production supérieures à l’évolution du marché.
Elles n’en parleront pas, pour ne pas aller en contradiction avec le message véhiculé par leur service de communication, pour éviter aussi de polluer les relations avec leurs distributeurs officiels et pour ne pas expliquer à leurs actionnaires que leurs montres de luxe souffrent d’une grande décote (ce n’est pas très bon au moment d’exposer les comptes annuels).
Evidemment, toutes les marques ne sont pas à la même enseigne, elles ne possèdent pas toutes la même politique en matière de gestion des stocks d’invendus. De la même manière, il existe un autre aspect qui est en général relativement peu évoqué en public : la qualité du SAV, un aspect pourtant fondamental.
Service après-vente bonjour ! (et au revoir…)
Effectivement, quand vous mettez le prix pour acheter un objet neuf, vous ne souhaitez pas trouver de vice caché. En outre, si vous suivez la démarche prônée par BonneGueule, vous irez progressivement vers les produits de qualité et durables plutôt que d’acheter des produits en apparence meilleur marché (ou inversement beaucoup trop chers au regard de la qualité réelle) mais qui s’usent plus vite et au final vous conduisent à dépenser davantage…
De la même manière, au lieu d’acheter une montre de marque plutôt typée fast fashion (je pense notamment à Nixon ou les montres Diesel qui illustrent quasiment tout ce qui me déplaît), il est nécessaire de prendre un peu plus son temps avant de choisir son futur garde-temps.
Toutefois, il ne s’agit pas seulement d’opposer bonnes et mauvaises marques, montres mécaniques et quartz. En horlogerie, il faut savoir que le prix élevé d’un produit ne vous garantit absolument pas qu'il sera sans reproches. Bien avant de pouvoir être considéré par quelques-uns comme un bijou, une montre reste un produit mécanique. Evidemment, il peut exister des défauts et des erreurs au niveau du contrôle qualité. Un accident ou une mauvaise manipulation entrainent également des problèmes sur une montre. Exemples : choc violent ou erreur lors du réglage de la date dans la "zone de la mort"
Anecdote : Un horloger indépendant que j’avais interviewé m’avait raconté la fois où il avait explosé une Patek 5000 en déracinant un cognassier. Il avait dérapé, il avait la montre sous un gant mais il avait tapé sur des bordures en pierre… Oui, ça fait mal et pour le coup la montre -estimée à plusieurs milliers d'euros- n’a pas survécu. Ouille.
Dans tous les cas, il vaut mieux bénéficier d’un excellent SAV. Problème : cet aspect est souvent négligé par l’acheteur. Quand vous entrez dans une belle boutique, quand vous êtes environné de belles marques, certaines plusieurs fois centenaires et jouissant d’une grande exposition dans les magazines de mode ou dans les éditions spéciales des grands magazines généralistes, alors il semble aller de soi qu’elles disposent d’un SAV à la hauteur.
La vérité est plus simple : le SAV est un coût pour les horlogers. Le développement de leurs ventes entraîne, tôt ou tard, une augmentation des retours au SAV, plus ou moins selon les marques il est vrai. Et tôt ou tard, vous aurez besoin d’un bon service. Car si vous achetez une montre que vous souhaitez transmettre ou conserver, vous aurez à passer par la case révision de votre mouvement (3-5-10-15 ans… cela dépend du mouvement et de l’utilisation de la montre).
Il existe une tendance de fond très importante : les SAV des marques deviennent captifs. Avec le développement des mouvements de manufacture (rappelez-vous ce qui a été évoqué dans la première partie : ETA ne fournit progressivement plus ses mouvements aux marques tierces, ni les pièces détachées aux horlogers indépendants alors qu’elles sont nécessaires pour les réparer), les horlogers indépendants ne peuvent donc plus réparer les nouvelles montres équipées de ces calibres exclusifs.
Pour les nouveaux calibres type Master Co-Axial d’Omega ou les calibres de manufacture d’IWC ou de JLC… les horlogers indépendants ne disposent ni des pièces détachées ni des machines nécessaires pour les réparer. Et là, la note douloureuse risque bien d’arriver au moment du passage à la révision.
Enfin, soyez sûrs d’une chose, les problèmes arrivent souvent bien après l’expiration de la garantie (en général, elle est de deux ans, quelques entreprises comme Omega et Rolex poussent à quatre et cinq années respectivement).
- Mon conseil : renseignez-vous systématiquement sur le SAV : le prix et les délais d’une révision auprès de la marque. Vous disposez de plateformes communautaires à travers lesquelles les clients échangent sur leurs déconvenues mais aussi sur la bonne qualité de certains SAV.
Evidemment, vous vous direz peut-être que tout cela c’est beaucoup d’efforts et de dépenses. Posez-vous alors la question : pensez-vous normal que votre voiture et votre logement aient besoin de maintenance et de travaux ? Quand on achète une montre mécanique, il n’y a pas seulement une idée de consommation immédiate ou d’obsolescence programmée comme c’est le cas pour les montres connectées ou les smartphones (payer autant pour de l’obsolescence programmée me laisse pour le coup très perplexe). Il y a l’idée sous-jacente d’une transmission, de quelque chose qui peut traverser le temps.
Vivre et vieillir accompagné d’un garde-temps n’est pas qu’une mode mais un style de vie. Il n’arrête pas le temps mais il vous le donne et c’est peut-être déjà beaucoup.
Je pourrai écrire encore pendant des heures et des heures sur le secteur horloger, du Swiss Made, des modèles qui constituent par retours d’expérience de bonnes options… mais je vois déjà poindre Benoît avec un verre à la main et une montre au poignet. Alors, ajustons nos pochettes et nos cravates et allons prendre un verre... à une prochaine fois.
- Tu as vu l’heure ? Il est temps de prendre un Ricard.
- Mais… il est 10h du matin Benoît !!
Remerciements à Benoît pour son intérêt pour les montres, aux équipes de BonneGueule et de FAM, et notamment Zen, dont les connaissances et la passion pour l’histoire des belles montres ont toujours alimenté nos échanges.