Directeur artistique du chausseur français J.M. Weston depuis un an, Olivier Saillard présentera ses inspirations pour la saison à venir en septembre. Cela n'empêche pas l'ancien directeur du Palais Galliera de conserver un oeil vif sur la mode. BonneGueule a rencontré le commissaire d’exposition/performeur/directeur artistique pour revenir sur son parcours, ses inspirations, sa vision de la mode, sa mission chez J.M. Weston, son look au quotidien... Une interview sans fard ni langue de bois.
Son Parcours
"Là où je suis né, c'est un mystère de s'intéresser à la mode"
"Ma mère était chauffeur de taxi, mon père aussi. C’est un peu le seul moment où ils ont eu une évolution sociale. Dans l’est de la France, dans une petite ville qui est la plus froide de France, c’est un mystère de s’intéresser à la mode. La piste la plus sérieuse était d’avoir quatre soeurs, qui s’y intéressaient également.
Mes parents ignoraient qu’on pouvait faire des études de mode. C’est sans doute ce que j’aurais voulu faire mais en même temps, c’est aussi bien ainsi. Ma mère m’avait quand même dit qu’il fallait que je trouve du boulot rapidement et que faire des études d’art m'offrirait davantage de possibilités. Donc, c’est ce que j’ai fait.
La mode est une vraie passion. C’était un vrai sujet de recherche, ma maîtrise d’art traitait des liens entre l’art et la mode. Mais je suis toujours dans une situation d’illégitimité, que ce soit dans la mode car je n’ai pas fait d’école de mode ou dans les musées car je n’ai pas fait d’études de musées.
Je suis allé trois jours à l’école du Louvre et quand j’ai vu l’enseignement qu’on y dispensait, je me suis sauvé en courant.
J’ai retrouvé le goût de la mode par les musées. J’ai fait une objection de conscience -c’était la mode à l’époque- au Musée de la mode aux Arts décoratifs. Très rapidement à 27 ans, je suis devenu le directeur du Musée de la mode à Marseille et à mon retour à Paris, tout a commencé."
Sa consécration
"Beaucoup de créateurs étaient méfiants à l'égard des musées"
"Pour certains créateurs, l’idée était que la mode soit actuelle. Ils n’imaginaient pas qu’elle puisse être conservée et exposée dans un lieu comme le Palais Galliera. La mode était vue comme quelque chose d’éteint, de poussiéreux, de vieillissant.
Il y a 25 ans, je me souviens, les créateurs eux-même n’aimaient pas voir leurs vêtements exposés sur des mannequins de bois. Par exemple, dans les années 80/90 Jean-Paul Gaultier, Yohji Yamamoto pensaient que la mode devait se voir sur des corps vivants dans le cadre de défilés, et ils avaient raison. Depuis, ils ont tous les deux fait des expositions.
A l’époque, beaucoup de créateurs étaient méfiants à l’égard des musées. Parce qu’ils pensaient que si leurs oeuvres étaient conservées dans un musée, ils allaient disparaître, comme si cela signifiait la fin de quelque chose. Yves Saint-Laurent est le seul couturier à avoir eu une rétrospective de son vivant. Mais ça l’avait quelque part un peu embaumé.
On ne peut pas dire que les années 90/2000 aient été les plus belles décennies créatives de Saint Laurent. Je me souviens encore qu’au moment de l’exposition "Lanvin" avec Albert Elbaz, il avait le sentiment que cela pouvait "arrêter sa trajectoire". Et ça n’est pas tout à fait faux, on le comprend après.
Ça s’est complètement inversé aujourd’hui. Tout le monde veut son exposition : les derniers temps où j’étais au Palais Galliera, je devais refuser des propositions d’expositions de couturiers."
Ses performances
"C'était mal vu d'être directeur de musée et de faire des performances"
"Dans ma carrière, j’ai fait 140 expositions de mode. Je me souviens en 2005, j’ai fait : une expo sur Yohji Yamamoto, une exposition sur Chanel à New York, j’avais gagné la Villa Kujoyama au Japon [l’équivalent de la Villa Médicis à Rome NDLR]. Après avoir fait une espèce de tour de la terre en avion, en arrivant au Japon, je me suis dit "t’es con, c’est pas pour ça que j’avais voulu faire ça". Et puis je n’aime pas voyager en plus (il rit).
Je me suis posé six mois à Kyoto à la Villa Kujoyama. Cela m’a permis de me recentrer est de faire davantage un travail de création, de performance que j’ai commencé en 2005 en parallèle du Palais Galliera.
Il était mal vu pour certains homologues de musées que je puisse être directeur de musée et à l’origine de performances avec Tilda Swinton ou Charlotte Rampling… alors que pour moi, c’était une suite logique.
Pour mes performances, je n’avais plus des mannequins de bois mais des mannequins de chair, des expositions vivantes. J’ai toujours eu peur de m’éteindre dans mon travail.
Son arrivée chez Weston
"Je dois apporter de la poésie dans les classiques"
"Je suis censé apporter à Weston de la poésie et une sorte d’éveil. C’est une marque qui vit sur des socles de chaussures. Certaines datent des années 30, le mocassin des années 60.
Il y a vraiment des modèles emblématiques chez Weston. Je dois apporter de la poésie dans ces classiques, dans l’introduction des nouveaux modèles et dans la ligne de maroquinerie que nous sommes en train de mettre au point.
On a aussi prévu de la performance, non pas autour de la chaussure mais autour de l’acte de marcher. Comme je ne sais pas faire mon métier, ça me donne la possibilité de l’inventer complètement. J’arrivais vraiment au bout des expositions et il fallait que je me remette sur pied au sens propre comme au sens figuré."
Ses inspirations
"Dès sa troisième collection, Jean-Paul Gaultier démodait tout le reste"
“Quand je vois Alaïa, Margiela, Yohji Yamamoto, je deviens vieux con : je ne peux pas croire au nouveau créateur ! (Rires) Et aussi Jean-Paul Gaultier, il y a 25 ans, c’était un bouleversement. Je ne vois pas qui a cette épaisseur dans la génération actuelle.
Jean-Paul Gaultier était déjà au point au bout de la troisième collection, il démodait tout le reste. Je ne peux pas dire que Jacquemus me bouleverse autant que Jean-Paul Gaultier me sidère.
Chez les hommes, j’aime bien la lecture douce et poétique de la mode masculine de Dries Von Noten. J'aime aussi Margiela, Junya Watanabe et le travail de Véronique Nichanian chez Hermès. Les marques de workwear m’inspirent également.
La dernière fois que je suis allé au Japon, j’ai observé que les jeunes japonais étaient habillés avec des blouses de travail, en vêtement de travail presque 19e siècle. Cela crée une sorte d’uniforme et dans la rue, c’était très différent. Quelqu’un en Prada ou en Saint Laurent se voyait presque comme un logo bruyant. Après, ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas leur place, mais je ne suis pas client.
Son goût du workwear
"Un pantalon de chez Gap, une chemise en denim et un blouson de cuir noir"
"Au quotidien, mon pantalon vient de chez Gap. Il coûte 39 euros, j’en achète cinq d’un coup tous en bleu, pas les slim parce que ça ne me va pas -et je n’ai plus l’âge- et que des chemises en denim. J’aime bien la chemise en denim, je dois être accroché à mon adolescence...
Dès que je vois une nouvelle chemise en jean, je l’achète, je les raccommode aussi. Le blouson en cuir noir que je porte est de Yohji Yamamoto, il a 15 ans. Le blouson peut changer en fonction des températures. Les chaussures, évidemment ce sont des Weston, le modèle chasse des années 30 qui se patine bien, il est quasiment sur mesure.
Je bouge très peu de ces basiques, surtout ces dix dernières années. Après j’ai toujours aimé le bleu. J’ai eu des périodes très costumes : c’est bien quand on est jeune mais quand on commence à prendre de l’âge, ça vieillit vraiment donc je m’accroche à mon blouson en cuir (rire).
Je bouge assez peu côté vestimentare, c’est assez commode. C’est surtout un confort de l’esprit, un confort de ne pas y penser. J’aimais bien Azzedine Alaïa qui était souvent en uniforme de chinois. Comme ça on n'y pense plus, c’est réglé.
Je ne dépense rien sauf pour les lunettes, les chaussures. Je craque vraiment pour les cravates vintage que j’achète partout et la chemise en denim : quand j’en vois une très belle, je ne compte pas."
Son avis sur les tendances
"Nous sommes dans un temps faible de la mode"
"Nous sommes sans doute dans un temps faible de la mode, comme dans la danse. Étrangement, les gens sont plus inventifs sur un plan personnel que lorsqu’ils sont conseillés par des créateurs de mode. Sur les podiums, on a soit quelque chose de très extraverti et donc impossible, soit du grand commun, du grand ordinaire et dans ce cas autant aller chez GAP.
Les hommes et les femmes ont une vraie éducation de la mode maintenant, beaucoup plus que dans les années 80 ou tout à coup on passait de l’ordinaire au déguisement. Aujourd’hui : mélanger du vintage avec du neuf, avec du militaire et avec des baskets, ce n’est même plus un sujet.
Je trouve que la mode ne s'inspire pas assez de la rue. Je me souviens d'une phrase d'Azzedine Alaïa, rentrant d’un tour en voiture : "Ah les filles ne mettent plus de mini-jupes, c’est les shorts. Ça doit être plus facile à porter, il faut faire des shorts". Ça m’avait plu que lui-même qui était à la maîtrise de tout son art se dise qu’il fallait faire des shorts. Je ne crois pas avoir entendu un créateur dire la même chose
Je préfère les gens modestes si je puis dire. L’autre jour, je voyais un vieux monsieur dans le métro avec une chemise boutonnée jusqu’en haut, je trouvais ça touchant. Il y a une forme de mise, chez les gens modestes si je puis dire, plus inspirante, moins clinquante. C’est une relation au durable, à l’intime que la mode n’a pas travaillé".
Sa vision du business
"Il y a une certaine course à la rentabilité aujourd’hui"
"Dès leur nomination, les directeurs artistiques doivent avoir une machine huilée. Une machine de communication.
Le vêtement ne vit pas que par lui-même : il vit par la boutique, par la cartographie de l’image qui l’accompagne. Le vêtement est presque l’image du vêtement en soi : il faut le reconnaître immédiatement, ça ne donne pas le temps de s’y intéresser beaucoup.
Il ne faut pas se leurrer, tous ces créateurs, toutes ces marques de luxe ne vendent que quand c’est les soldes et encore… on est en train de constater qu’il y a un circuit de pollution vestimentaire. Il y a tellement de surproduction qu’il faut apprendre à gérer.
L’intérêt du consommateur moyen ne va plus vers ce qu’il faudrait acheter mais vers son corps. On va tous faire du sport, plus ou moins se bodybuilder. Et il est vrai que lorsqu’on est bien dans sa peau, les vêtements, c’est facile, on peut mettre n’importe quoi.
Quand je demande à mes assistantes d’où viennent leurs vêtements, on me répond chez COS. Ça n'est jamais un créateur. Quand je vois certaines personnes de la mode, je les trouve beaucoup plus ridicules que les personnes de la rue parce que ce sont trop les hommes ou les femmes sandwichs d’un logo. Ça c'est démodé."