Dossier : Le tailoring anglais, des Beatles à aujourd’hui

Dossier : Le tailoring anglais, des Beatles à aujourd’hui

Disclaimer : Après s'être intéressé au Monsieur London récidive.

Cette fois-ci, il nous parle du tailoring d'après guerre, et de la révolution stylistique qui marque l'Angleterre des années 50. La parole est à lui !

_____ 

Londres, à la fin des années 50. Une ville grise saturée par le brouillard et la pollution, capitale détruite qui peine à se reconstruire, où les stigmates de la seconde Guerre Mondiale sont encore visibles à chaque coin de rue.

Le rationnement n’a d’ailleurs cessé qu’en 1954 pour des aliments essentiels comme les œufs et le fromage. On peine à imaginer que 10 ans après la guerre, les restrictions soient encore si présentes.

Les influences mods du tailoring anglais

Le Royaume-Uni sort malgré tout progressivement de ses années noires, et l’industrie marche à plein régime. La vie reprend son cours, avec flegme et discipline. Mais la jeunesse s’ennuie, terriblement.

À 350 kilomètres au nord, une bande d’adolescents en costard s’apprête à révolutionner la musique, inspirée par les programmes américains que commencent à diffuser les radios pirates, et les albums ramenés au Royaume-Uni par les marins rentrant de voyage.

Les Beatles

Vous vous en doutez, nous parlons des Beatles avant que Yoko ne vienne semer la discorde .

L’histoire de l’Île bascule. La folie pop envahit l’Angleterre, menée par les Beatles, puis par les Stones, les Kinks, les Yardbirds, et tant d’autres. Du skiffle (styles aux influences blues afro-américaines, ndlr) des débuts à Liverpool, jusqu’au british blues boom, en passant par le rock pur et dur, le pays devient l’épicentre des nouveaux mouvements musicaux.

Ce phénomène traduit de l’apparition en Europe d’une culture « jeune », avec ses multiples sous-cultures. Les ados laissent bientôt tomber leurs blazers pour porter des blue jeans américains, et adoptent les codes vestimentaires de leurs musiciens préférés, se rassemblant dans des bandes aux styles très reconnaissables.

Vêtus de petits costumes sur-mesure et de grands manteaux kaki, les mods ne se déplacent qu’en scooter. Ils portent le revers de leur veste très fin, aiment les cravates, les polos, et les mocassins « Penny Loafers », popularisés quelques années plus tôt par Kennedy. Bref, ce sont des petits bourgeois, qui profitent du pouvoir d’achat de leurs parents pour s’amuser, s’habiller, et aller danser.

Mods en scooter

Des mods qui vont manifester. Ils ne peuvent rien faire sans leurs scooters !

Leurs ennemis absolus sont les rockers, qui se revendiquent « working class », et portent le blouson de cuir, le blue jean et le t-shirt blanc de rigueur, afin d’être à l’aise sur leurs grosses motos, bien loin des scooters de minet.

Chacun son style, chacun ses goûts musicaux, chacun ses idoles. Et le soir au dancing, les bandes adverses se mettent sur la gueule, tapant à coup de casques s’il le faut.

rockeurs anglais

On est loin du sage écolier anglais, cravaté et portant une casquette ronde.

Pourtant, dans le quartier du West End, la révolution culturelle en cours laisse de glace les vieux messieurs, qui portent leurs costumes croisés en se rendant au club, chapeau melon sur la tête et parapluie sous le coude.

Seuls les gros titres du Times sur la délinquance juvénile de ces adolescents déguisés de façon ridicule les inquiètent de temps à autre. Leurs tailleurs continuent de proposer les tissus classiques d’avant la guerre, les bretelles en boxcloth ou tissu de la maison Thurston, et de belles chaussettes mi-bas. Droits dans leurs bottes.

Le monde pourrait sombrer autour d’eux, mais le tailoring anglais ne saurait évoluer ! Un aveuglement aux changements sociétaux qui fait réagir le photographe de mode Cecil Beaton en 1965 :

Il est ridicule qu’ils continuent de faire des vêtements qui font ressembler les hommes aux personnages de P.G. Wodehouse (humoriste anglais du début du XXe siècle, ndlr). Leur style m’ennuie terriblement - complétement dépassé. Ils devraient vraiment s’inspirer des mods… Leurs barrières sont baissées, et tout est possible. Savile Row doit vraiment se réorganiser, et pour utiliser une expression banale, s’y mettre ! »

Cecil Beaton

Cecil Beaton a considérablement influencé la scène du "Swinging London". Il s'est illustré dans la réalisation de nombreux portraits, chaque grande figure de l'époque est passée devant son objectif.

Hardy Amies, le tailleur attitré de la Reine, a pourtant commencé à révolutionner le marché de la mode masculine quelques années plus tôt, en proposant des défilés de prêt-à-porter. Mais les coupes restent classiques, et il ne viendrait jamais à l’esprit d’une institution du tailoring britannique d’aller voir ce qui se passe dans les boutiques de Carnaby Street, alors la Mecque des boutiques mods, et bientôt hippies.

Pour que se fassent enfin la rencontre entre l’élégant style classique des aînés, et le chic pop des nouvelles générations, il faudra un jeune entrepreneur. Mais pas n’importe lequel ! Un aristocrate, etonian de surcroît.

Etonian ? Cette dénomination désigne un étudiant de la prestigieuse école d’Eton, fondée au XVe siècle, et correspondant chez nous aux années collège / lycée.

La seule différence étant que les élèves portent un frac sur-mesure pour aller en cours, que leurs parents payent dans les trente mille pounds la scolarité annuelle, que les profs de Français sont envoyés directement par le ministère Français des affaires étrangères, et qu’à partir de 12 ans, les élèves sont préparés à diriger l’Angleterre, voire le monde.

En bref, c’est une des écoles les plus selects de la planète, et le Premier Ministre britannique actuel, David Cameron, a fréquenté l’établissement, comme nombre de ses prédécesseurs.

C'est nous les Etonians, et nous allons gouverner le monde !

C'est nous les Etonians, et nous allons gouverner le monde !

Mais revenons à nos costumes, et à nos aristocrates entrepreneurs. Lycett Green, puisque c’est de lui qu’il s’agit, fonde la boutique Blades en 1962, et la déménage vers Savile Row quelques années plus tard. C’est le premier à insuffler un esprit pop dans ses créations, notamment avec des costumes en velours et chemises à imprimé liberty.

L’époque est d’ailleurs à la réinterprétation des imprimés, comme le motif cachemire, dans une version plus pop, voire hippie. Si les parents utilisaient ces dessins chargés pour leurs cravates ou leurs pochettes, les enfants s’en font des chemises, ou même des pantalons, et trouvent dans ces motifs alambiqués (d’origines perses ou indiennes) le reflet de leurs nouvelles aspirations psychédéliques.

Savile Row, entre classicisme et modernité

Mais à Savile Row, c’est un jeune apprenti qui s’apprête à mener la vraie révolution du style. Après sept ans passés chez Donaldson Willams and Wards, un jeune homme du nom de Tommy Nutter ouvre sa propre maison en 1968, au 35A de la célèbre rue. Il emporte dans ses bagages Edward Sexton, coupeur dans la même entreprise.

tommy-nutter

Le fameux Tommy Nutter. Notez la façon dont il joue sur les volumes et les coupes !

Plusieurs de ses clients lui prêtent l’argent pour s’installer, dont le directeur de la société de production des Beatles, en voisin. Apple Corps, qui appartient encore au groupe le plus célèbre du monde, est en effet situé au numéro 3, Savile Row.

C’est donc tout naturellement que Tommy Nutter crée les costumes des « fab four » pour la célèbre pochette d’Abbey Road, exception faite de George Harrison, qui se balade en jean.

La coupe est clairement moderne, les bas de pantalon légèrement évasés, la veste de Ringo a des allures de redingote, et John Lennon est complétement habillé de blanc. Very shocking, mais révolutionnaire.

Pour ne pas arranger son cas, Tommy Nutter crée aussi des costumes pour femmes, notamment la célèbre veste de smoking blanche de Bianca Jagger, femme de Sir Mick, le leader des Rolling Stones. C’est cette veste que Bianca porte le jour de son mariage avec une jupe et un chapeau…. mais sans rien en-dessous.

Mick et Bianca Jagger

Le smoking blanc de Bianca Jagger est réellement devenu culte. Aujourd'hui encore, certaines collections féminines continuent de s'en inspirer directement, comme chez Versace.

Les années 70 seront ainsi celles de Nutter, qui utilise sa connaissance parfaite du vêtement et la technique d’Edward Sexton pour faire la renommée de leur maison, et innover constamment : cols de chemise pelle à tarte au-dessus du col de la veste, revers gigantesques, mélange de rayures horizontales et verticales…

Et une décennie plus tard, dans les années 80, c’est toujours Nutter qui crée le costume du Joker pour Jack Nicholson, dans le Batman de Tim Burton. Une inspiration très british, avec l’utilisation du tartan, des revers en pointe, et du gilet croisé à revers, avec un petit quelque chose de dandy français dans le nœud de cou, et une palette de couleurs complètement barrée.

Jack Nicholson en joker

Jack Nicholson et Michael Keaton en Joker et Batman.

Durant toutes ces années, le tailoring façon Tommy Nutter reste bien entendu une aventure à part, influençant certains tailleurs, mais pas tous. Il est important dans l’histoire de la mode masculine, certes, mais pas omniprésent.

Pour les grandes maisons de Mayfair, c’est « business as usual ». La maison Gieves devient Gieves and Hawkes en 1974, après avoir racheté Hawkes and Co, et les commandes de costumes classiques continuent sans flancher dans toute la rue, que ce soit chez Anderson and Sheppard, Kilgour, Huntsman ou encore Henry Poole. Il faut dire que tout le monde ne peut pas se pointer au bureau avec un col pelle à tarte rose fluo !

Au début des années 80, un jeune homme fait ses premiers pas chez Tommy Nutter, comme lui-même l’a fait 20 ans plus tôt. Son nom est Thimoty Everest. Quelques années plus tard, un autre apprenti du nom d’Alexander McQueen débarque dans une maison voisine sur Savile Row. La décennie suivante, ces deux figures révolutionneront avec quelques autres la mode anglaise, pour la deuxième fois en trente ans.

Valentin Goux, contributeur BonneGueule

Monsieur London est une marque d'accessoires fondée à Londres par deux Français. Elle propose des produits fabriqués de manière traditionnelle, résultants d'un savoir-faire distinct, avec un style français. Sans faire payer les clients pour du marketing.

Plus d'articles de cet auteur
LAISSEZ NOUS UN COMMENTAIRE Questions de styles, points de vue perso, bons plans à partager ? Nous validons ton commentaire et te répondons en quelques heures