Qu’évoque pour vous le nom de Versace ? Rien de bien reluisant sans doute… Ou alors un côté bling-bling ? Et si, en réalité, il s'agissait d'une Maison vraiment exceptionnelle ? Si on affirmait qu'elle n’a rien à envier aux Maisons de couture françaises ? Pourriez-vous changer d’avis sur cette griffe tant décriée de ce côté des Alpes ?
Après 4 mois de travail et, je l'avoue, une certaine appréhension, je vous propose de (re)découvrir une entreprise et une famille qui auront marqué à jamais l'histoire de la mode.
A l'heure actuelle, Versace demeure une histoire de famille, et ça change tout... Malheureusement, cela ne devrait pas durer, la société milanaise cherchant à s'introduire en bourse.
Aujourd'hui, pour cette famille calabraise, l'amour de la mode est extrêmement fort, viscéral. Bien que nous soyons en présence d'une entreprise à but lucratif, le contraste est criant entre les marques détenues par des familles - ou des passionnés - et les autres, tombées dans les portefeuilles de grands groupes financiers. J'espère réussir à vous le démontrer au fil de cet article.
Il peut paraître fou aujourd'hui que certains créateurs tirent leur force et leur fierté, non de la rentabilité hors norme de leurs produits (chez LVMH, on bat des records dans ce domaine), mais de la qualité des pièces issues de leurs ateliers.
Avoir le nom de sa famille sur une étiquette change beaucoup de choses, en particulier la perception du produit, de sa qualité et de la notion même de luxe... Il en est tout autre lorsque l'on regarde le marché du luxe aujourd'hui : étiquettes Made in China plaquées sur des articles à plusieurs centaines voire milliers d'euros, effondrement total de la qualité et raréfaction des matières nobles...
On ne peut que constater la métamorphose de certaines marques de luxe en de vulgaires usines à sacs à main et à parfums.
Si vendre par millions des articles en plastique bardés de logos fait du bien au portefeuille de certains, cela tue littéralement le luxe et le vide de son sens, comme l'explique brillamment Dana Thomas dans son ouvrage Luxe & Co.
Heureusement, des maisons telles que Versace ont une vision exigeante de la notion de luxe, d'où l'intérêt de vous la présenter.
Plutôt qu'un énième paragraphe audacieusement baptisé "l'histoire de ...", je vais vous livrer tout ce que j'ai pu apprendre au sujet de la marque à travers l'étude de son style, en constante évolution.
Dans un second article, je vous ferai (re)découvrir les savoir-faire spécifiques sur lesquels s'est bâti le "mythe" Versace.
Gianni Versace naît à la fin de l’année 1946 à Regio de Calabre, à l’extrême sud de l’Italie, après Santo, de 2 ans son aîné, et 14 ans avant la célèbre peroxydée et plastifiée Donatella. Sa mère tenait un petit atelier de couture, elle lui a transmis cette passion pour la mode et pour le travail des tissus.
Il n’en faudra pas plus au jeune homme qui, après avoir utilisé sa petite sœur comme poupée vivante, part s’installer à Milan pour se lancer, professionnellement cette fois-ci.
Il y dessinera les collections de Callaghan (disparue aujourd’hui), Complice (à ne pas confondre avec la marque cheap Complices) et enfin Genny, son premier fait d'armes notoire.
Dès 1978 naît Gianni Versace S.p.A, s'imposant très vite comme un nouveau pilier au caractère bien trempé de la mode italienne. Plusieurs dizaines de lignes naîtront puis disparaitront, au fil des inspirations du designer. Il n'en conservera que quelques unes à ce jour, dans la Haute-Couture (Atelier Versace) et le prêt-à-porter luxe (Versace).
Versace, un empire en constante mutation et au style opulent
Versace aime le baroque, à tel point que son travail est considéré comme la version "contemporaine" de ce mouvement artistique. On en retrouve tous les codes, et en particulier cette forme très poussée d'exagération (volumes, couleurs, motifs...) et de surcharge.
On trouve une sophistication extrême dans ses designs, fondamentalement éloignés de tout ce qui pourrait sembler "naturel" ; que l'on parle de couleurs, de matières et même de coupes, souvent spectaculaires.
La Medusa, la clé grecque et les liens constants à la mythologie traduisent la glorification exacerbée du corps : la femme Versace est une déesse et l'homme un dieu.
Les constructions de soie et cuir sculptent le corps de la femme pour en révéler toutes les courbes, tandis que les lignes des bustes masculins sacralisent la puissance de la carrure en V. Nous assistons à une recherche de beauté jusqu'auboutiste, et finalement irrationnelle.
Reconnaissable au premier coup d’œil, la "patte" Versace est pourtant capable de se renouveler chaque saison, de se créer ses propres tendances, et Donatella assume :
"Je pense que la mode est importante, elle fait partie de la culture populaire, de la culture en général. Avec un vêtement, pas besoin de lire un livre ou de regarder la date pour deviner un lieu ou une époque. La mode définit une époque".
On ne peut nier, surtout en France et en Italie, que le vêtement est un "marqueur" de temps ou de lieu.
Regardez de vieilles publicités ou d'anciennes séries : vous saurez grossièrement re-situer au moins l'année. C'était très vrai pour nos parents, ou pour les enfants que nous étions - le retour des pantalons "patte d'éléphant", les baggys -, ça l'est moins aujourd'hui.
La fast fashion est passée par là, poussée, il faut le dire, par une cupidité sans limite, emportant dans son sillage la fonction culturelle et historique - n'ayons pas peur des mots - de la mode, ce qui est vraiment dommage.
La direction artistique de la Maison a donc imposé, dès ses débuts, la vision d'un homme et d'une femme puissants aux corps "sur-valorisés". Ce travail se fait dans un état d'esprit positif, au travers d'une mode qui se veut vectrice de rêve et de délire, fondée sur une opulence bien ancrée dans son époque.
Là encore, Donatella Versace est claire :
"Si la mode devait être le reflet de la dépression qui nous entoure, je crois qu'elle perdrait sa raison d'exister. Je veux vraiment donner un message positif".
Afin de mieux comprendre ce qu'il y a derrière tout cela, passons en revue les grandes étapes "artistiques", des 80's jusqu'à aujourd'hui.
L'âge d'or (80's & 90's) : l'empreinte flamboyante de Gianni Versace dans l'histoire de la mode
Gianni Versace ne fait pas dans la demi-mesure, ceux qui l'ont connu se sont d'ailleurs toujours étonnés du contraste entre l'homme très discret et le créateur au travail si exubérant. Les visuels transcrivent bien ces inspirations totalement décomplexées, faisant la part belle aux volumes imposants.
Pour l'homme, les années 80 resteront la décennie des costumes monumentaux aux épaules faramineuses, rapidement banalisées dans les collections de couturiers puis dans la plupart des enseignes masculines, toutes gammes confondues.
On parle aussi d'une époque où énormément de marques, luxe ou non, fabriquaient en France ou en Italie, deux pays aux savoir-faire alors débordants.
En 1990, Gianni Versace réaffirme son goût immodéré pour l'or et le baroque en multipliant les imprimés "barocco". Véritable explosion de couleurs et de motifs, ce print reste la signature de l'illustre créateur et ponctue régulièrement les collections "classiques" de la Maison, aujourd'hui encore.
D'incroyables boutiques-palais ouvrent les unes après les autres tandis que pantalons blancs, lunettes dorées et ceintures parées de medusa envahissent les rues de nombreuses grandes villes.
Il n'y a pas qu'en Europe que le succès est au rendez-vous : Miami, New York et Los Angeles ont aussi vibré pour la mode italienne de ce nouveau chouchou des critiques.
Au passage, soulignons le contraste flagrant avec les nouveaux créateurs du mouvement parallèle antifashion (Kawakubo - Comme des Garçons, Yohji Yamamoto, les Six d'Anvers...), ceux qui cherchent dans la laideur ou le chaos une esthétique alternative, transmettant de nouveaux symboles.
Malgré "l'orientation" souvent très nette de certaines campagnes de pub, il s'avère que le style Versace a touché un très large spectre d'hommes dans les années 80 et 90, bien au delà des icônes gay. Acteurs, chanteurs ou rappeurs gangsta ont toujours compté parmi la clientèle très diversifiée de la Maison.
Les clichés (un peu plus haut) d'une campagne datant de 1988 tranchent avec les visuels juste au-dessus et s'adressent à une cible bien plus large. Cette dualité entre lignes au style exubérant, à destination d'une caste en particulier, et designs sobres voués à attirer un "M. Toutlemonde" aisé, révèle une stratégie plus fine de la marque.
Note de Rafik : la marque a toujours été très douée pour la communication. À titre d'exemple, c'est l'une des premières à avoir fait appel à des artistes comme égérie (avec Prince), ou à avoir compris l'influence des top models sur les femmes (jamais on n'avait vu autant de grands mannequins au sein d'une même campagne). Et pour le coup, c'est à Miss Donatella qu'on le doit.
Un déclin progressif et douloureux durant les années 2000
L'âge d'or connaît une fin inattendue et très brutale en 1997, lorsque Gianni Versace est assassiné devant l'une de ses villas. De nombreuses questions se posent concernant l'avenir de la société familiale, et Donatella est choisie pour succéder à son frère dans la création des collections.
Une étape difficile pour tout le monde : si elle a créé quelques collections pour Versus, une des lignes "annexes", la cadette n'a pas été préparée - ni vouée - à reprendre le flambeau créatif de l'un des créateurs les plus marquants de l'histoire de la mode.
Tant bien que mal, sa vision du style Versace se différencie de celle de son frère, pour aller vers des designs plus sobres. Si dans les années 2000 la mode en général s'est assagie, la marque italienne s'est perdue dans une tendance trop éloignée de ses racines.
Les collections, au lieu de s'épurer, sont radicalement dépouillées de l'opulence, puis de la haute technicité ayant fait leur renommée. Les lignes masculines restent fidèles à sa vision d'un homme branché et sexy, mais perdent leur identité peu à peu.
Résurrection fracassante en 2010
La crise économique est venue s'ajouter aux difficultés financières déjà existantes, confortant Giancarlo di Risio - PDG de 2004 à 2009 - dans ses choix. Il a tenté d'imposer à la direction artistique une mode plus facile à produire, moins technique, plus rentable. Donatella Versace n'a jamais cédé, encore habitée par l'esprit d'un frère génial et un sens unique de l'apparat.
À une période où les derniers grands couturiers ont abandonné leurs maisons aux mains de financiers, sans considération pour l'artisanat, le savoir-faire et les hommes qui les bâtissent, le clan de la Calabre a toujours tenu bon.
Combien sont-ils dans ce cas aujourd'hui ? Ferragamo, Etro et Charvet, pour ne citer qu'elles, résistent encore quand tant de maisons historiques (Lanvin, Yves Saint Laurent, Valentino, mais aussi Blancpain, Cartier, Vacheron Constantin...) ont été cédées.
Dans ce contexte, quoi que l'on pense de l'esprit et des personnages Versace, cette résistance à la "financiarisation" rampante du luxe pour le préserver mérite le respect.
Mais reprenons le fil de nos péripéties. En 2009 donc, exit Di Risio, et bienvenue au nouveau PDG, Gian Giacomo Ferraris. La stratégie va complètement muter : conscient de l'attachement des Versace à l'image de leur marque et au faste de leurs vêtements, il va permettre le retour sur les podiums de pièces extraordinaires, en contrepartie du développement de produits plus rentables comme les sacs, chaussures et lingerie. L'empire italien remonte la pente financière et se remet sur pied.
Dès l'été 2010, la collection femme dévoile des robes incrustées de chaînes d'argent et de bustiers à la difficulté cauchemardesque : l'audace des premiers jours réapparaît. Chez les hommes, la collection hiver 2010-2011 surprend les critiques du monde entier en dévoilant un luxueux biker futuriste et très sophistiqué (nous en reparlerons).
On sent bien, à ce moment-là, que des changements majeurs furent opérés au niveau de l'équipe de direction artistique, marquant le début d'une nouvelle ère. Les collections suivantes frapperont par des choix osés, délirants par moments, mais garants d'une couverture médiatique conséquente. Et rappeler à qui le veut cet ADN farouchement téméraire qui caractérise la marque.
À partir de 2015 : un nouvel équilibre entre haute technicité et (relative) sobriété
Fort heureusement, la stratégie à moyen/long terme de la marque n'était pas de faire des chaps en cuir et des chemises en dentelle rose des classiques du vestiaire masculin.
Après une piqûre de rappel qui aura duré 5 ans, la collection Versace hiver 2015-2016 m'a semblé amorcer un nouveau virage, confirmé par le défilé pour l'été 2016, et par un employé new-yorkais de la Maison présent depuis 27 ans au sein de l'entreprise italienne...
Moins de motifs, de clous et de froufrous, au profit de coupes valorisant les très belles matières de saison. Boutons dorés, incrustations de cuir et couleurs assumées assureront la continuité avec le passé de la marque, sans l'empêcher de s'inscrire dans une luxueuse modernité.
Il ne reste qu'à confirmer ce "virage", et voir si la direction artistique parvient à maintenir ce subtil et admirable équilibre. Mais vous l'avez sans doute remarqué : si le style est parfois douteux, la fabrication est intrigante et assez impressionnante...
On va se pencher très prochainement sur les savoir-faire spécifiques de la Maison, et découvrir des matières et des constructions tout à fait étonnantes.
Suite au prochain épisode !