De tous les genres musicaux, c’est le rap que je préfère. C’est une musique créative, risquée, rythmée, différente des autres. Quand j’ai écouté les 10 artistes les plus écoutés sur Spotify en 2021 sont quasiment tous des rappeurs catalogués égo-trip.
Les artistes les plus écoutés, avec Jul en tête de gondole. Source : Spotify
Ainsi, en écoutant des artistes comme SCH, Damso ou Ninho, on entend de nombreuses références à la mode et aux marques de haute couture. Depuis une dizaine d'années, les tendances ont évolué. En 2010, c'était des baggys et des t-shirts à strass. Aujourd'hui, le rappeur moderne français s’habille en designer, a minima.
Le rappeur français Oboy qui a défilé pour Balenciaga lors de la fashion week de Paris Printemps-été 2022. Crédits : Victor VIRGILE/Gamma-Rapho via Getty Images
Il me reste une question. Avec toute cette exposition médiatique, tous ces clips, toutes ces collaborations, les rappeurs n’en font-ils pas un peu trop ? Désormais, les artistes ont une image forte, et sont devenus influenceurs de mode, il est donc normal de s’afficher avec des marques. Yanis, assistant styliste chez GQ, explique : "Les rappeurs ont compris que l'image était archi importante. Au-delà de la musique, le branding est devenu essentiel, il faut savoir être reconnaissable". Noriane, photographe de mode, confirme la tendance : "Les années 90/2000 ont eu les popstars comme égéries, maintenant c'est les rappeurs."
Certes. Mais est-ce que tous les choix stylistiques relèvent du bon goût ?
Gazo, un exemple typique de rappeur exubérant. Crédits : Fifou
Avec mon style extrêmement casual, cela pourrait sembler osé de juger le style des uns et des autres, certes. Je vais tout de même tenter d'étayer mon point de vue. Il est naturel de préciser que tous les rappeurs ne sont pas concernés par cette carte blanche !
CE QUE JE TROUVE À REDIRE
Avant de commencer, mettons-nous en situation.
“J’augmente le level gros
fut Prada avec le velcro”
Alpha Wann, dans Philly Flingo
“Juste quelques heures, tu sais qu'le plaisir est charnel
Jeune skater recherche égérie Chanel”
Dimeh, dans Chanel
“J’suis chez Gucci, j’aime leur velours
La caissière m’a reconnu à tous les coups”
ICO, dans Champomy
“J'peux m'acheter trois fois sa tenue, connard,
et chez LV pas chez Sandro”
Zeu, dans Lincoln
Comme vous pouvez le constater ici,ces rappeurs ne choisissent pas les marques au hasard. Ce sont des maisons de haute couture, et non des magasins chez qui vous et moi pouvons venir s’acheter deux t-shirts. Les rappeurs égo-trip ont pris l’habitude de faire du name-dropping de marques de luxe dans leurs textes, et de s’habiller similairement dans leurs clips, ou leurs posts sur Instagram. L'idée, c'est d'exhiber sa richesse.
Si l’on considère que l’esprit du rap égo-trip est de mettre en avant une réussite sociale et financière, c’est très cohérent. Ils sont dans leurs personnages, et montrent qu’ils sont “mieux habillés” que toi. Mais revient la question du bon goût : est-il nécessaire de s’afficher avec toutes ces marques apparentes ?
Sauce Walka, rappeur originaire d'Houston, en 2018. C'est l'un des rappeurs au style le plus décadent. Crédits : Instagram
En écoutant en profondeur, et en s’appropriant l’ambiance et les codes de la musique, il semblerait que la marque soit plus citée pour son aspect prestigieux et luxueux que pour la qualité intrinsèque de ses vêtements.
Yanis rappelle à juste titre que les marques sont "des marqueurs sociaux". Quoi de mieux que d'exhiber des vêtements hors de prix pour démontrer une ascension sociale ?
Certains rappeurs se sont donc emparés de la culture de la mode, d’en tirer des références, pour se les réapproprier dans leur univers linguistique. Parfois à l’excès.
"Même quand il fait aud-ch, sur Paris, les p'tits r'vendent la neige
Wesh mon frère, labess ? Faut pas qu'tu retournes ta veste
Elle veut sac Hermès, YSL, Prada, les toutes nouvelles pièces"
Un bon exemple de cette transformation est Freeze Corleone. Rappeur underground à la base, il troque son look un peu geek pour une dégaine de voyou plus fashion. Influencé par le rap américain, auquel il fait énormément de références, Freeze Corleone s'est métamorphosé pour devenir plus bankable, et changer son image de rappeur "de niche".
Depuis ses débuts, Freeze Corleone a fait du chemin sur son parcours stylistique !
Beaucoup de rappeurs égotrip ont subi des influences et s’en sont emparés. Je peux comprendre l'intérêt pour un rappeur de devenir une égérie, mais j'ai souvent l'impression de voir un homme-sandwich, loin de l'image du rappeur libre et créatif que j'aime tant.
MAIS D’OÙ VIENNENT CES INFLUENCES ?
Comme souvent dans la culture, si ça marche aux Etats-Unis, il y a de bonnes chances que la tendance arrive en France. C’est aussi vrai pour le rap égo-trip. Depuis l’internalisation du rap, dans les années 90 , le style vestimentaire des rappeurs américains a eu une influence sur le vestiaire des autres.
Prenons Snoop Dogg. Monolithe du rap depuis trente ans, le rappeur californien n'a cessé de faire évoluer son style. Il est passé du streetwear typique des 90's (époque baggy Fubu, maillots de basket, bombers flashys) à un style plus sobre au début des années 2000, puis est repassé à un look atypique et exubérant. Imprévisible, Snoop Dogg est resté fidèle à lui-même depuis Tha Doggfather .
Snoop Dogg, légende du Rap US. Crédits images : Getty
Notre équivalent français, Booba. Crédits : Getty/Patrick Redferns
Booba, par exemple, s'est emparé de ces tendances stylistiques américaines, avant d'influencer lui-même le style du rap français par la suite. Cela fait plus de 20 ans que le Duc puise son inspiration (stylistique, et musicale) au pays de l'Oncle Sam, où il est résident.
Ce transfert est encore vrai aujourd'hui. Certains artistes américains ont même leur équivalent stylistique en France.
Dans le rap actuel, certains sous-genres font progresser à toute vitesse les codes vestimentaires, notamment la drill, mais aussi la plug music, la wave, la trap … des genres qui viennent des Etats-Unis.
Prenons l’exemple de la flex culture. Initiée par des rappeurs comme Young Thug, Gunna, ou les Migos, le flex est un style de vie mêlant luxe, femmes, drogues, grosses voitures, tout ce qui brille.
Le rappeur Gunna au Met Gala, en mai 2022. Crédits : Jeff Kravitz/FilmMagic/Getty
Une source d’inspiration sans limites pour des rappeurs égo-trip. To flex signifie : “montrer ses biens, sans humilité”. Dans Versace de Migos, le flex atteint des sommets.
Très répandu dans les lyrics de rap américain, le mot a traversé l’Atlantique pour se répandre dans les paroles françaises.
“Everybody know i flex like ouu” - Lil Pump dans What you gotta say
“Si c’est pour du cash, on flex” - Freeze Corleone dans Moncler
La flex culture a importé un autre petit mot, le drip. Créé par le rappeur texan Sauce Walka, l’expression to drip (en VF : dégouliner) signifie : “être super frais”. Le niveau ultime du flex. Quand on “drippe”, c’est qu’on est stylé : le choix de vêtement, les accessoires, la démarche, tout y est.
“Watch how I drip when I hit that Met Gala” - Gunna, dans Drip or drown
“J’laisserai ces mecs copier mon drip” - Thahomey, dans Efficace
Ce courant a donc banalisé les paroles et les clips ostentatoires. Un rappeur "qui se la pète" choque beaucoup moins que par le passé. Les dogmes évoluent, les paroles de rap aussi.
Il y a d’autres exemples, mais la flex culture est l'exemple récent le plus parlant. Les rappeurs qui vendent le plus sont souvent ceux qui flexent le plus. Simple, basique.
COMMENT LES MARQUES SE SONT ADPATÉES
En prenant du recul, cette visibilité ne profite pas seulement aux rappeurs, mais aussi aux marques ! En ciblant des millénials, de plus en plus avides de luxe, les marques rajeunissent leur clientèle type. Ainsi, de nouvelles parts de marché s'ouvrent à eux.
Kanye West (à gauche) et le regretté Virgil Abloh (à droite), créateur d'Off-White et ancien directeur artistique à LVMH. La photo a été prise lors de la fashion week Printemps-été 2018. Crédit : Bertrand Rindoff Petroff/Getty Images
Certaines marques ont nommé des directeurs artistiques très populaires auprès des moins de 25 ans, comme Virgil Abloh chez Louis Vuitton homme, ou Demna chez Balenciaga. Rien n'est laissé au hasard. Pour Yanis, c'est une logomania : "la marque d'un vêtement doit être visible, reconnaissable. C'est ce qui marche auprès d'un public plus jeune."
Le rappeur Benny The Butcher, au festival des arts d'Atlanta, en octobre 2021. Un exemple parlant de logomania. Crédits : Prince Williams/Filmmagic/Getty
Après tout, pourquoi reprocherait-on à des marques de vouloir rajeunir leur public ? "Quand le rap américain explose, début années 2000, les marques ne voulaient pas être associées à des rappeurs, par soucis d'image. Quand on s'est rendu compte que le rap allait très vite devenir un genre musical très profitable, je pense que les marques ont changé d'avis", me souffle Arthur, entrepreneur dans le rap.
En plus de nommer un profil comme Abloh à un poste stratégique, Louis Vuitton a fait le choix de moderniser sa communication et les technologies utilisées, preuve supplémentaire de l'intérêt de la marque pour ce marché émergent.
Et les marques des rappeurs dans tout ça ?
De nombreux artistes ont profité de leur visibilité pour lancer leur marque de vêtement, propre à l'univers de l'artiste.
Il y a de tout. Des réussites marketing comme Ünkut, la marque que Booba lance en 2004 : 15 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2015, et une marque connue par tous les jeunes, et des sujets à blagues comme Truand 2 la galère, la marque lancée par le “rappeur” Morsay.
Alpha Wann, sapeur confirmé, a lui aussi sorti son label, Don Dada. Des pièces créatives, même si elles sont parfois un peu trop minimalistes.
Le californien Tyler, The Creator est un bon exemple de cohérence : sa marque est aussi colorée et loufoque que ses paroles. Pourquoi pas !
Enfin, on ne peut pas parler de marques de rappeurs sans évoquer la plus célèbre d’entre toutes : Yeezy. En collaborant avec Adidas, Kanye West a arrosé le marché des sneakers de ses modèles, aux formes loufoques et aux designs futuristes.
Disposant d’un capital image extrêmement fort (soit on le vénère, soit il nous énerve), sa notoriété lui a permis de vendre (cher, puisque la marque ne commence pas à moins de 200€) des millions de paires, au point de faire de Kanye West un magnat de la chaussure et de concurrencer les Air Jordan de Nike. Bien lui en a pris, il est récemment devenu milliardaire, selon Forbes, et lui.
QUI SUIS-JE POUR JUGER ?
C’est là que mon opinion s’arrête, puisque je ne peux pas évaluer une culture de façon globale ! Les marques précédemment citées se sont placées sur le marché du streetwear, il y a donc forcément des bons et mauvais élèves. Certaines marques, comme Lacoste ou Ralph Lauren ont su s’emparer de cette demande grandissante en prêt-à-porter haut-de-gamme, et parfaitement s’insérer dans cette tendance, tout en gardant leur identité propre.
Aujourd'hui, le streetwear change de forme : "Le streetwear, c'est tout un mouvement culturel. Il est rempli d'histoire, et ça va continuer. Il a ses racines dans des milieux de la contre-culture" juge Yanis. "Le contexte social et politique ont un impact sur la culture urbaine, les œuvres traduisent une réalité vécue ou ressentie par le créateur." Pour un genre musical subversif, autant avoir le look qui va avec.
Je suis un très gros client de rap égo-trip, mais pas pour son aspect ostentatoire. J’apprécie le rythme, le flow de l’artiste, le fond de son message. Quand j’entends “J’veux du Gucci pour mon chien”, c’est l’excentricité du message que j’apprécie, pas le name dropping.
Cela devient philosophique : c’est la liberté prise par les rappeurs qui me fascine. Ils font ce qu’ils veulent, disent ce qu’ils veulent, s’habillent comme ils veulent. Au final, les rappeurs n'en font peut-être pas de trop : c’est un genre musical où les codes évoluent, tout en restant fidèle à une culture du streetwear, que je n’ai jamais encore pratiquée.