Je suis un éternel insatisfait et c'est épuisant.
Et puisqu'on parle de style vestimentaire sur BonneGueule, je vais parler de l'insatisfaction que me procure mon style vestimentaire. Peut-être que ça fera résonner quelques cloches.
Je suis insatisfait de mon style vestimentaire car je n'ai pas de style vestimentaire.
Y'a des types qui n'aiment que les souliers habillés par exemple. Même leurs sneakers ont l'air formel.
Y'en a d'autres qui ne supportent pas la vue d'une chemise, quelle qu'elle soit.
Y'en a encore d'autres qui sentent comme une plénitude quand ils portent leur panoplie rock.
C'est comme ça. Mais ce n'est pas mon cas.
Mon problème, c'est que si je suis sûr de mes dégoûts, je le suis en revanche beaucoup moins de mes goûts.
Alors on pourrait dire que c'est la même chose : savoir ce que l'on déteste, c'est définir ce que l'on aime. Oui, on peut le dire autrement : choisir, c'est renoncer ou plutôt ! renoncer, c'est choisir.
Mais quand les dégoûts sont bien moins nombreux que les goûts, renoncer, c'est choisir mais c'est plutôt choisir de ne pas trop choisir.
Sur le papier, ça ne pose aucun problème de ne pas choisir. Après tout, j'écoute du Johnny Hallyday, tINI, Johan Papaconstantino, Chopin, Feu! Chatterton, Bill Evans, Whitesnake etc. et je ne m'en suis jamais plaint. C'est même une richesse que de considérer qu'il y a du bon partout. Une preuve de tolérance aussi.
Et c'est aussi la vérité : il y a du bon partout.
Je suis comme un papillon qui butine de fleur en fleur. Certaines m'apparaissent plus appétissantes que d'autres mais ça ne m'empêche pas de m'arrêter tantôt sur un buddléia, tantôt sur une rose trémière, tantôt sur un tournesol ou tantôt sur un œillet barbu !
Pourvu que ce soit bon et nourrissant.
Mon amour n'est pas exclusif ! Il se divise à l'infini.
On pourrait dire que je suis un généraliste. Que je n'ai pas de spécialité.
Si l'on en revient au style vestimentaire, même ado, je n'ai pas eu de phases. Je suis le mec qui a toujours tout considéré avec prudence, tolérance en essayant de se dire que telle chose ne valait pas mieux que telle autre, que c'était juste une question de point de vue, les goûts et les couleurs, gna-gna-gna.
Un gars chiant, en somme.
Je ne suis pas le gars workwear, sûr de lui, qui possède 5 Red Wings, économise pour la prochaine paire et a un placard rempli de denim de 15 à 20 oz qu'il choisit selon la température qu'il fait.
Je ne suis pas le mec streetwear qui voit le denimhead comme un has been.
Je ne suis pas le ninja techwear qui ne comprend pas une seule seconde qu'on puisse encore porter la cravate au XXIème siècle ! Etc.
Bref, je ne me reconnais dans aucun des hommes dont j'ai raconté les histoires extraordinaires en 2018.
Mais qui se reconnaît là-dedans vous allez me dire ?
Peu de gens probablement car il est rare que l'on se sente à ce point en phase avec un style pré-existant. Et je n'envie pas vraiment ceux qui s'y reconnaîtraient non plus car pour moi, on tombe dans une caricature, dans un déguisement.
En fait, ça se joue plutôt à l'échelle d'une pièce. Ou d'une catégorie de pièce.
Prenons l'exemple des mocassins que je possède, vous allez comprendre. J'ai :
- Une paire de GH Bass très Ivy
- Une paire de Paraboot bien rustiques de style classique presque workwear
- Une de Septième Largeur, classique français à la Weston
- Une autre de Bass, très modesque, avec semelle commando et mors argenté sur le dessus
- Une Morjas de type belgian loafers très raffinés.
Sans mentionner mes Paul Smith noirs à pampilles. Elle se barre dans tous les sens cette collection !
Des directions très différentes pour une même catégorie de chaussures ! Et si l'on dézoome sur l'ensemble de mes chaussures, alors les disparités esthétiques sont encore plus grandes !
Donc à l'échelle d'une garde-robe, on perd la cohérence. Les registres esthétiques sont tellement variés que rien ne ressort plus vraiment.
Mais ce n'est pas qu'une question de registre esthétique, il s'agit des coupes aussi ! J'ai dans mon vestiaire des vêtements plus ou moins slim, des pantalons tapered, des droits, des tailles moyennes, des tailles hautes. Je suis trop laxiste sur les coupes. Je sais ce qui me va globalement mais je ne suis pas trop pointilleux.
Année après année, je vois que ma garde-robe se délite. Elle s'effondre à mesure qu'elle se construit. Elle est comme une maison avec un mur de pierre, un de bois, un de ciment et un de brique.
Du coup, ça devient impossible de se définir vraiment. On a besoin de poser des étiquettes. Donner des noms aux choses, aux objets, aux idées, aux animaux, bref à tout ce qu'on perçoit comme un tout.
👉 Résultat n°1 : je n'ai pas de véritable stratégie d'achat pour développer mon style. J'ai juste des envies que j'entasse dans un fichier excel et que j'assouvis ou non. Malgré ce dont j'essaie de me persuader article après article.
👉 Résultat n°2 : je ne suis incapable de construire des silhouettes avec une véritable identité. Je veux dire, une identité sur le long terme. On ne se dit pas : "ah ça, c'est un truc que Jordan pourrait mettre !" En tout cas, je n'en ai pas l'impression.
La seule identité visible, c'est celle que ma gueule imprime, là juste au-dessus des vêtements que je porte.
Classique ?
Heritage ?
Casual-chic ?
Casual tout court ?
Workwear-chic-casual-classique-heritage ?
Sprezza ?
Alors, on pourrait voir quand même une continuité casual-chic à tout ça. Mais, "casual-chic" c'est un mot fourre-tout quand même : un costume peut entrer dans une tenue casual-chic. Une veste workwear aussi. Une paire de sneakers évidemment. Des derbys aussi bien sûr. Etc.
"Comment tu définirais ton style ?", on me demande parfois sur Instagram.
La vérité, c'est que j'en sais rien. Souvent je noie le poisson. Je dis que c'est un "savant mélange aléatoire de tout et de rien". Ou un truc du genre.
Je crois que ce qui m'ennuie le plus dans tout ça, c'est que j'ai le sentiment d'avoir un style dénué de personnalité. Trouver du beau partout, c'est exprimer son goût peut-être, mais ce n'est pas exprimer une vision claire du style.
Et j'aimerais vous poser une question : les personnes dont on se souvient ne sont pas ceux qui, à travers leur style notamment, expriment une vision ?
On connaît le cinéma de Tarantino, de Spielberg, de Truffaut, on connaît la peinture de Miro, la photographie de Stephen Shore etc. etc. Non pas que j'aspire à me considérer comme un artiste de la sape, pas du tout, mais à ma petite échelle, à notre petite échelle, on peut se créer notre petit monde à nous dans lequel on se sent bien et qui nous ressemble.
Je sais bien que ce que j'expose ici passe bien loin des considérations de la plupart des gens, qu'ils aiment s'habiller ou non.
La plupart ne voient aucun inconvénient à apprécier des vêtements de registres très différents. Même, ils n'en ont pas conscience ! Ils portent des vêtements d'abord pour se vêtir et le plaisir vient ensuite.
Et même si le plaisir vient en même temps, ils voient l'habillement comme détaché de leur personne, quand ils se déshabillent le soir ils sont toujours eux-mêmes, tandis que quand je me déshabille le soir, j'ampute une partie de moi.
Dans ces conditions, il peut arriver que l'on veuille que cette partie de soi soit bien définie, qu'on veuille la modeler, bien la polir, afin qu'elle nous aide à définir la personne que l'on est, à soutenir notre personnalité.
Le croustillant de l'habillement, c'est quand l'habit dit plus que ce qu'on attend de lui. Quand, contenue à l'intérieur de lui, une vision du monde se dégage, un fantasme, une histoire ! Quand l'habit est plus gros que lui-même !
Développer un vrai style, c'est développer une vision. De la vie déjà. Mais aussi et surtout de quelle place on occupe en son sein. De qui on est. De qui on veut être. Développer un style personnel nous aide à devenir qui nous sommes.
La question derrière ça, c'est : si le monde entier devenait aveugle et seul vous possédiez la vue, comment vous habilleriez-vous ?
Eh bien je vais y répondre : je porterais des vêtements avec plus de caractère !
Je porterais des pantalons à motif.
Je porterais des vestes en suède fauve à franges.
Je porterais tout le temps des lunettes à verres teintés de couleur.
Je porterais des chemises oxford de toutes les couleurs, à grand col et larges.
Je porterais des t-shirts de vieux groupes de rock.
Je porterais des blazers à boutons dorés.
Je porterais des jeans larges avec des Boston de Birkenstock.
Je porterais des cardigans en crochet, ou à motif améridien.
Je porterais des costumes trois-pièces en gros tweed.
Bref, je m'arrête là sinon ça va continuer encore et encore.
Maintenant, à ma charge de trouver le bon jean large, la bonne chemise oxford, la veste en suède fauve à franges parfaite. Je me détache assez facilement des vêtements que je possède car, au fond je sais bien qu'il y a toujours un truc qui cloche et qu'ils ne me vont jamais vraiment.
Je passe mon temps à faire des concessions sur tel ou tel élément de design. Mais c'est fini.
Le tout, c'est d'être ferme sur certains points (la coupe, des détails de design selon la pièce) et de lâcher prise sur d'autre (la matière si pas important dans la pièce, des détails de design selon la pièce etc.).
Que je le veuille ou non ma vision du style est celle d'un joyeux bordel ! Je suis comme ça, je suis attiré par un costume croisé et l'instant d'après je bave sur une veste en gros denim japonais.
Ainsi, je vous présente ma nouvelle maxime : peu importe ce que j'achète pourvu que je l'aime fort. J'imagine que ce devrait être la première phrase de cette sorte de manifeste personnel d'un style vestimentaire.
Voilà.
En revanche, je ne sais pas si ma digression m'a apporté de réelles réponses. Je vous l'avais bien dit que j'étais un éternel insatisfait…