Christophe, le rédacteur en chef, m'a laissé carte blanche. Et ça va faire mal.
À cette occasion, je vous ai préparé une série de portraits pas comme les autres : ce sont les histoires extraordinaires (et intimes !) d'hommes de style dont les lubies sartoriales frisent parfois avec la folie la plus pure.
C'est à lire avec un grand verre de second degré, pour vous divertir mais toujours en apprenant des choses.
Ces histoires vont sont racontées avec le soutien poétique d'Alexis, illustrateur talentueux que nous accueillons sur le média.
Là, c'est son lui fantasmé :
Et là, c'est lui qui parle : "Pour moi, dessiner, c'est avant tout raconter une histoire. Elle peut se loger dans un simple détail, dans une couleur ou un espace vide... tout comme le vêtement. C'est pour cela que j'aime travailler à la main, avec des outils simples qui m'obligent à me mettre en danger. Sinon, j'adore (un peu trop ?) le cinema : des films noirs de Siodmak aux gialli d'Argento en passant par les comédies musicales de Minnelli ou les OVNI type Frank Perry."
Est-ce qu’il est physiquement possible de provoquer délibérément sa propre crise cardiaque ?
Il est 19h pile quand je passe la porte. Et dans l’air vole un parfum de scandale. Quelque chose ne va pas. Ma femme est debout au milieu du salon, comme elle ne fait jamais. Les mains jointes dans le dos comme personne ne fait jamais, sauf les vieux peut-être quand ils chinent.
Fred, un ami fidèle et de longue date, ne veut pas me regarder. Il est assis plus au fond du canapé qu’aucun homme n’est jamais allé. Cherchant pour sûr à se faire avaler par lui. Sauf qu’il n’a jamais mangé personne à ma connaissance.
Fred ne dit rien, Fred ne fait rien, un esprit mort dans un corps qui ne vit pas. Comme il ne fait jamais.
Je remarque sur le mur qui me fait face une large banderole qui dit “intervention”. En grosses lettres majuscules. Je rêve. On est en Amérique ou quoi ? Une intervention…
Je fais mine de ne pas comprendre. John Malkovich dans Des Souris et des hommes : la lumière dans l’œil qui s’est éteinte. Je penche la tête légèrement sur le côté comme un chien perplexe, les sourcils en circonflexe façon James Dean et fige l’expression, comme si j’avais senti une odeur inhabituelle.
Silence gêné. Ils échangent un regard.
Je peux rester comme ça des heures.
Je ne bronche pas. Ils vont peut-être finir par renoncer et partir. J’ai déjà vu ça dans un documentaire. C’est possible.
Mon beau salon bien décoré est plongé dans la pénombre. Ils ont tiré les rideaux pour ne rien laisser voir aux voisins.
Ma femme se dandine. Et puis, commençant par une petite toux suraiguë, dit :
- Chéri…
Tremolo dans la voix. Panique à bord du paquebot réputé insubmersible qu’est ma femme. Elle continue :
- Si on est là, Fred et moi, c’est parce que… voilà... ton obsession… Oui parce qu’on peut appeler ça une obsession, hein on va pas se mentir. Fred, t'es d’accord ? Bon. Eh ben ton obsession pour le denim nous… ça nous… c’est plus possible de continuer comme ça, mon chéri.
Bla-bla-bla. “Addict”. Bla-bla-bla. “Méconnaissable”. Bla-bla-bla. “Des fortunes pour des futals.” Bla-bla-bla. “Complètement fou”.
BLA-BLA-BLA-BLA-BLA.
Ma femme et Fred me demandent de passer aux aveux. C'est la confession forcée d’un fou furieux de denim.
Sauf que douleurs thoraciques, essoufflement et fourmis dans les jambes. J’ai besoin d’air et que ce n'est pas comme cela que j'avais prévu ma soirée. Alors j’ai qu’une idée en tête : tailler la zone.
En un rien de temps, la moto gronde entre mes cuisses selvedge. Direction le grand nulle part. Je crains pas la mort. Je crains pas l’asphalte. Je suis full denim, il ne peut rien m'arriver. Parti pour de bon, je compterai plus tard les fêlures infinies sur la crypte de mon âme, mon âme pleine de bleus, des bleus bruts indigos.
Je ne décolère pas.
Ils ne comprennent rien.
Le paysage kaléidoscopique défile entre les platanes aux troncs camouflage. Le ciel, à cette température, dégouline sur tout. Le soleil crevé s’écroule sur l’horizon. Brouillard de goudron et de sentiments par trente degrés. Les champs de blé sont bleus comme ma rage.
Y’a personne, il n’y a que moi et ce virage que je ne vois pas.
Tout de suite, la moto vole en direction du soleil. Mais retombe très vite. Lourdement. Presque à vouloir creuser dans le sol un cratère. Des débris partout.
Des sirènes. J’imagine. Qui appellent. Lentement, je pars pour le paradis bleu.
Comment on en est arrivé là ?
C’est l’histoire d’un type lambda qui découvre la beauté imparfaite des toiles de jeans et qui n’arrive pas à en détourner le regard : il y a les rivets d’argent pur ; les toiles tellement épaisses que les balles de revolver ne les traversent même pas ; les coutures orange et jaunes ; le glorieux liseré ; slub ! ; hair ! ; nep !
Et il y a surtout le temps qui produit ces dessins dingues. Le temps qui abîme, grignote et détruit l'équilibre initial pour créer quelque chose de nouveau, d’inédit et de plus beau.
Je veux tout cela.
J’ai toujours été intrigué, à force de regarder les westerns où ceux qui portent le denim sont des gens sérieux qui ont les mains calleuses et qui les balancent dans les gueules.
Et puis sur le socle de cette mythologie, j'ai rencontré sur les blogs et les forums des textes fondateurs et des photographies, des Graals qui font passer tout le reste, tous mes anciens jeans pour des contre-vérités, comme avant quand la Terre était plate.
Désormais, devant mes yeux, j’ai construit des kilomètres de prairie calme où brillent des centaines de phares dans la nuit.
Bye-bye les pieds sur Terre. Je décolle.
14,5oz.
21oz.
32oz.
Vous n’auriez pas quelque chose de plus fort ? Inconfort cinq étoiles. Rien ne comble jamais le vide. Dé-men-tiel. Cinglé.
Selon Google, je suis un denimhead. C’est celui qui recherche la toile parfaite et cela lui monte à la tête. Celui qui ne s’arrêtera pas tant qu’il pourra trouver mieux. Personne n’a parlé de pathologie.
Au commencement, il y avait A.P.C.
A.
P.
C.
Atelier.
Production.
Création.
Jean Touitou, créateur du Petit Standard, l’artisan de mes fiévreuses rêveries bleues, chantre chamanique de ma selvedge addiction et fossoyeur de ma vie de couple.
Petit Standard, n.m : Toile japonaise. Carton-kevlar. Démarche robot. Comme la première fois qu’on marche. Liseré rouge. 411g, c’est-à-dire 14,5oz. Deux jambes, cinq poches. Une seule issue : l’addiction.
Soudain, retour sur Terre, 5000 volts en plein cœur. Sur le bord de la route. Y’a pas de lumière, y’a pas de tunnel. Le terme médical : coma.
Puis retour au pays des rêves.
Faut pas se leurrer, c’est le genre d’addiction qui n’est pas pour les faibles.
Au début, la toile colle à la peau, plus proche que rien ni personne n’a jamais été. Ma carcasse, ma chair et mon denim. L’étiquette qui se presse contre le bas de mon dos. Marqué au fer rouge. C’est la galoche à pleine bouche de l’amour véritable, celui qui dure, celui qui devient plus beau avec les ans. Celui dont on parle quand on parle d’amour dans les livres.
La toile, qui se patine, est comme le témoin de mon passage sur Terre, moins je la lave et plus elle exprime.
Vous n’avez pas idée. Vous n'avez jamais rien vu de plus beau.
C’est pas vrai.
Personne n’a jamais rien vu de plus beau.
Plus je marche, plus j’écris ma légende. Je prends les escaliers, je ne prends pas les transports.
Confession d’un fou furieux de denim.
Tu comprends maintenant ?
J’ai entendu dire qu’en Arizona, un vieil Américain en Levi’s 501 Big E pouvait lire l’avenir dans les toiles de jeans. À mon avis, c’est folklorique. Parce que le denim, c’est le témoignage de ce qui s’est passé et non de ce qui se passera.
Tabula rasa : les lignes délavées sont la carte routière de tous les chemins qu’on a pris. Notre chef d’œuvre empirique intime. C’est écrire son histoire à l’encre du Japon. Et c’est 160€ payable en carte ou en cash.
Ecoute-moi bien maintenant : le denim n’a besoin de rien ni personne. Pour garantir le dédale sublime de blancs et de bleus, c’est simple, il ne faut rien faire.
Ne pas laver le denim.
Tenir.
Avoir la foi.
C’est compris ? Est-ce que t’en es seulement capable ?
Même quand tu entendras tout contre tes jambes, comme un murmure inouï, une rumeur persistante, comme l’appel des sirènes ? C’est le microcosme bactériel qui se sera développé d’avoir si longtemps attendu. Tu as créé la vie. C’est ton microcosme. Issu de toi, pour toi, par toi.
Ainsi, tu seras le Dieu miséricordieux d’un monde qui t’es propre. L’alpha et l’oméga. Quelle autre pièce d’habillement te donne ce sentiment démiurgique ? Je t’aide. La réponse est : absolument aucun.
Confession d’un fou furieux de denim.
Juste après avoir créé la vie, il faut la détruire pour garder le contrôle. Mais pas tellement façon déluge : par les flammes d’un froid polaire.
Dans mon congélateur, entre les légumes, la glace et la viande, on trouve dans un sac plastique, un jean plié en quatre. “Garçon ! Un jean bleu s’il vous plaît !”
Facile.
Après six heures de Sibérie, le murmure n’est plus là. Parti, jusqu’à la prochaine fois.
Fou à lier.
Je ne suis pas le seul à faire ça.
Une intervention ? Ils se prennent pour qui franchement ? Sont pas dignes d’une pareille beauté.
Bip. Bip. Bip.
Tenir.
Ne pas laver.
Et puis un jour, on s’offre un bain de mer. Rien que soi et son blue-jean.
Le bain de mer, ça sert à sceller le lien indéfectible et fixer les nuances du jean pour l’éternité. Je ne l’invente pas, c’est sur Internet.
Tant de gens ne peuvent pas avoir tous tort en même temps !
Quand je sors du bain d’eau salée, que les larmes de joie se mêlent aux gouttes d’eau de mer, je suis en harmonie. Là, il faut frictionner vigoureusement la toile avec autant de sable que possible et puis la rincer à l’eau claire et la laisser sécher aux grands vents.
Et puis, sur la plage touristique, passer pour un dingue auprès d’à peu près tout le monde. S’en foutre. Vivre heureux avec son jean.
À quoi ça sert ? À créer des nuances de malade mental. À gagner des concours sur Heddels.com. À construire sa propre légende.
La moue réprobatrice de ma femme sur sa serviette, les mains crispées autour d’une caïpirinha. Il n’est pas tard. Mes gamins qui rient, qui veulent faire pareil. Le regard d’elle qui leur dit “même pas en rêve”.
Confession d’un fou furieux de denim.
De sanforized à unsanforized. 10% de rétrécissement au premier lavage. Tout est sous contrôle. Je sais ce que je fais.
Tout est sous contrôle.
Samouraï.
Pure Blue Japan.
3Sixteen.
C’est le haïku que je préfère.
Allô le monde réel ? Bip, bip, bip. Cocktail de morphine directement en intraveineuse. C’est happy hour au bloc opératoire.
Retour au pays des rêves.
Mon psy m’a dit d’arrêter, que ça ne valait pas le coup. Je lui ai offert une paire de jeans Samuraï Straight Selvedge, envoyé directement à sa villa privée par UPS.
Bombe atomique.
Ce mec a trouvé la lumière.
Il a tout quitté pour monter un musée du denim à Zurich. Je ne dis pas que c’est bien ou que c’est mal, je dis juste que ça s’est passé comme ça. Une chose pareille, ça ne s’invente pas.
Récemment, on l’a vu fondre en larmes devant un point de chaînette.
La confrérie des barjos du denim. Vraiment barjos.
J’ai tellement de moustaches à l’entre-jambes, c’est ahurissant. Rien de sexuel, je jure. J’ai aussi l’accroc suprême juste en-dessous de la poche (le plus beau jour de ma vie quand c’est arrivé). Mes mains sont bleues à jamais, comme si j’avais touché la Diva Plavalaguna jusqu’à l’extase extra-terrestre. C’est maintenant leur couleur naturelle.
C’est fini pour moi. Je ne retournerai plus en arrière. Toutes ces choses que j’ai vues je ne peux plus ne pas les voir. Porter des chinos ? Et puis quoi encore ? Devenir vegan ?
Bip, bip, bip. J’ouvre un œil. Bip, bip, bip. La banderole a disparu. Y’a ma femme mais plus Fred. Quelqu’un est allé chercher les enfants à l’école ? Bip, bip. On est dimanche. Bip. Je reprends contact avec le réel.
Ma femme me dit que j’ai eu un accident de moto. Coma de plusieurs jours puis délires mi-vivant, mi-mort. Et maintenant. Elle me dit que les médecins ont essayé de m’enlever mon jean et que personne n’y est parvenu. Excalibur.
Elle est persuadée que cette expérience de presque mort m'aura changé pour de bon, c'est pour elle l' "intervention" divine qu'elle attendait, alors elle est tout sucre, tout miel quand elle dit :
- Tu vois où ça te mène, mon chéri. Et si tu ralentissais un peu. Ces histoires de denim, ça te fait du mal, tu vois bien…
Sauf qu'un denimhead repenti, ça n'existe pas. Être denimhead, ce n'est pas se tromper de chemin, c'est justement en emprunter meilleur que les autres.
Je regarde mes jambes où l’indigo saigne encore et je sais que ça en vaut la peine. Vouloir si fort les aspérités de teintes de la toile, vouloir si fort le wabi-sabi. Devenir denim. Ceux qui n’ont pas de denim n’ont pas d’épopée secrète. Je dois continuer de chanter ma chanson bleu et blanc. Mon Iliade, mon Odyssée. Et on verra bien. "MOMOTARO", j’écris ton nom.
Alors, lentement, je fais non de la tête et je dis que cela n'arrivera pas et pour finir :
- Est-ce que quelqu’un pourrait me remettre dans le coma, s’il vous plaît ?
Elle part en pleurant. Ça me rend triste. Non mais vraiment. Le diplôme de “Meilleur Mari du Monde”, c’est encore pas pour cette année.
C’est la chanson triste d’un désaxé de la toile indigo.
L’infirmière entre dans la chambre d’hôpital pleine d'un soleil pâle, style résurrection de série B. Ses yeux sont beaux et bleus.
Je dis :
- Vous connaissez le Japon ?
- Non, pourquoi ?
- Comme ça…
- Votre femme est partie ?
- Ouais… On n’était plus sur la même longueur d’oz.