(Crédits couverture GraphicaArtis/Getty Images)
"Expliquez-moi", c'est quoi ?
A la rédaction, on s'est lancés un petit défi : et si pour une fois, au lieu de parler des choses que nous aimons, nous parlions des choses que nous n'aimons pas, ou du moins, sur lesquelles nous avons des réserves ?
Pourquoi pas. Mais... c'est tout ? Non !
Ce serait trop facile, voyons. Il nous suffirait de critiquer, tourner en dérision, et créer le consensus, comme l'on fait tous les milliers de journalistes de mode avant-nous.
Alors on va dire que le but sera de se faire "avocat du diable stylistique", défendre un point et son contrepoint, pour essayer d'en tirer quelque chose... Une conclusion, un enseignement, une nuance ?
Le minimum, c'est d'expliquer. De chercher "pourquoi" cette chose plaît.
La règle, c'est donc de réaliser une analyse d'une pratique vestimentaire ou d'un type de pièce que l'on trouve :
- Soit laid, ringard, inadapté au contexte actuel.
- Soit trop difficile à porter, ou trop difficile d'accès.
- Soit mal-aimé du grand public.
Mais pourquoi faire une telle chose ? Par masochisme ? Non, rassurez-vous.
Pour nuancer, ouvrir son esprit, mettre à l'épreuve nos perceptions esthétiques, et donc progresser dans notre compréhension du style.
Et si d'aventure nous n'y parvenions pas, eh bien.. Nous serons au moins fixés sur quelque chose : l'objet du jour pourra être définitivement enterré sans regrets.
PS : Le premier épisode d'Expliquez-Moi portait sur les souliers pointus et est disponible juste ici.
Imaginez un peu : nous sommes au mois d'octobre, et vous avez décidé que, cette année, vous passeriez l'automne avec une belle veste en tweed, parce que ça fait déjà depuis six saisons de Peaky Blinders que vous vous dites que ça commence à bien faire, et que vous aussi vous pourriez sans doute vous donner un petit air de gangster élégant en tweed.
Bien conscient que ce type de veste exige un certain budget pour une qualité adéquate, vous décidez de vous tourner vers le vintage, en allant Savvy Row.
Et après de longues heures de chine intense, d'excavations au milieu de portants poussiéreux et de rafraîchissement de pages eBay, vous la trouvez enfin : la veste en tweed que vous cherchiez.
Un vieux tweed avec un micro-motif bien rustique comme on en fait plus, une jolie ligne d'épaule, des couleurs qui ont encore une allure contemporaine… Le prix semble très bon, l'état impeccable, les finitions indiscutables. Bref, tout est là, vous avez déniché une pépite.
Mais alors que vous vous apprêtiez à dégainer la carte de crédit, à l'instant où vous posez de nouveau vos yeux sur la veste, vous réalisez qu'il y a un hic : c'est une veste trois boutons.
"Argh, mais c'est quoi ce truc de grand-père !" vous exclamez-vous.
Soudain, des dizaines de bribes de phrases sur tous les méfaits du trois-boutons surgissent dans vôtre esprit : "un style désuet qui ne reviendra plus jamais" ; "une forme de veste qui rapetisse son porteur" ; "un air guindé"...
Et alors que vous maudissez nos ancêtres pour avoir aussi eu mauvais goût , une question survient :
"Mais qu'est-ce que les gens ont bien pu trouver à la veste trois boutons ?"
Pourquoi ça plaît ?
1. L'envie d'être suranné
Suranné, adjectif : "Qui a cessé d'être en usage, qui évoque une époque révolue." (Synonymes : Obsolète, désuet, vieillot.)
En premier lieu, prenons un argument qui s'applique depuis une perspective moderne : faire le choix du trois boutons, c'est parfois un moyen de se démarquer d'une façon volontairement surannée.
De la même façon que certains ont le goût pour ces fameuses bottines à boutons, ou pour la salopette, ou même la combinaison, et d'autres pièces au look vraiment "vintage" , certains se tournent vers le trois boutons comme moyen d'ajouter "un air de temps passé" à leur tenue.
Après tout, se positionner en décalage marqué par rapport à une époque, quitte à passer un peu pour un "original", c'est un des leviers les plus forts à actionner pour se démarquer dans son style.
La question étant, est-ce qu'on se démarque en bien ?
Tout dépend aux yeux de qui. Si vous évoluez dans un milieu très formel et conservateur, qui s'attache déjà à un certain classicisme dans le style, faire le choix du trois boutons peut vous donner l'air d'un connaisseur des élégances passées, et d'aller encore plus loin que les autres dans ledit classicisme.
Jacques Chirac, ancien président dont l'image vire depuis peu à celle d'une icône de style (non sans un brin d'ironie), était un porteur émérite du trois boutons.
Il faut dire que la nostalgie est un phénomène très puissant comme je l'ai montré dans mon dernier épisode de Sapristi. Ce qui est excessivement démodé porte donc, paradoxalement, un potentiel de dépaysement, de rêverie, qui peut réussir à ceux qui savent l'utiliser avec habileté.
Mais je serais malhonnête si je ne vous disais pas que, 99 fois sur 100, vous vous y casseriez les dents.
Vous remarquerez d'ailleurs que lorsqu'on on parle de vêtements plus décontractés, on est plus enclins à dire que c'est "rétro", tandis que les vêtements formels d'antan font "suranné" ou "vieillot", qui est un mot plus chargé en connotation négative.
Le style habillé, du fait de la prestance auquel il prétend, reçoit des qualificatifs moins indulgents lorsqu'il est passé de mode. Il est plus menaçant socialement, plus ostentatoire, parce qu'il évoque encore et toujours un certain statut, et là où l'on peut trouver une charmante bonhomie à celui qui porte la salopette pourtant désuète, on verra poindre des réactions beaucoup plus cinglantes sur des costumes qui jouent sur des codes passés.
2. Un style plus couvrant, plus réservé
Julien Scavini, sur son excellent blog Stiff Collar, l'explique très bien : celui qui fait le choix du trois boutons fait le choix d'une élégance plus réservée. Ce qui coïncide aussi, en général, avec l'idée que l'on se fait d'une élégance passée, justement.
D'abord, plus réservée parce que moins dévoilante. Lorsque vous portez du trois boutons, la cravate tout comme la chemise se font plus discrètes, car une plus grande part de celles-ci est couverte.
Ainsi, on comprend un peu plus pourquoi le trois boutons est perçu comme plus austère, et pourquoi il est affectionné par ceux qui veulent véhiculer une image d'élégance plus stricte, plus sobre.
C'est d'ailleurs parce qu'il est plus couvrant qu'il propose aussi une silhouette très différente de celles des canons d'aujourd'hui : le trois boutons offre une silhouette plus "tubulaire", alors que le deux boutons attire plus l'attention sur la taille, qu'il est sensé marquer via le cintrage.
Or, qui bénéficierait d'avoir un torse qui semble plus long et continu ? Les personnes dotées d'un embonpoint marqué.
J'ai souvent entendu que le trois boutons allait aux très grands uniquement, et avec le recul, j'aurais tendance à dire exactement le contraire : un géant d'1m95 dans un trois boutons aura l'air d'avoir un torse interminablement long, sauf sous certaines conditions (que j'expliquerais plus tard dans l'article).
Tandis qu'un monsieur doté d'un fort embonpoint n'aura certes pas l'air mince, mais il paraîtra plus homogène dans sa silhouette : là où le deux boutons attire l'attention sur la taille, et donc le ventre, le trois boutons crée un buste avec moins de démarcation. Il nivelle l'ensemble de la silhouette.
Pardonnez-moi la qualité du montage, mais je trouvais ces photos glanées sur des sites de vente "grandes tailles" très parlantes : voyez comme l'homme de gauche semble avoir une silhouette certes massive, mais plus équilibrée, tandis que celui de droite attire toute l'attention autour du bouton supérieur de sa veste... Et c'est justement sur cette zone-là que l'embonpoint se voit le plus.
D'ailleurs, sur ces photos, vous voyez qu'ils vont l'un comme l'autre à l'encontre de tous les usages, et ferment le dernier bouton de veste.
En y réfléchissant bien, c'est mieux d'un point de vue "technique" : en dépit de la "faute" vis à vis des coutumes dictant qu'on ne ferme jamais le dernier bouton, cela répartit mieux la masse visuelle du torse, alors que le dernier bouton ouvert, lui, accentue justement le cintrage. Chose désirable dans la majorité des cas... Mais pas celui-ci.
Porter un trois boutons entièrement fermé est donc une option à envisager si vous avez ce genre de physique .
Enfin... pour peu que le dernier bouton ne soit pas tiraillé par la tension d'une veste trop petite.
Pour apaiser vos yeux endoloris par le montage précédent, et donner un peu de crédit aux hommes forts, voici Winston Churchill en trois boutons avec une sulfateuse. Badass.
Et pour des physiques plus standard ?
En admettant que vous passiez outre la question de la mode et des connotations, d'un point de vue purement basé sur la silhouette, ça me paraît possible, sous réserve de quelques conditions.
- Ne pas avoir les jambes courtes. En vêtement, la taille absolue importe moins que les proportions. Si vous avez une longueur de jambes courtes par rapport à votre buste, le trois boutons ne fera que l'accentuer puisqu'il allonge au maximum le torse, comme nous l'avons vu plus haut. C'est d'ailleurs à cause de cela que le trois-boutons à acquis la réputation d'être "bon pour les grands" et "mauvais pour les petits" : souvent, les grands sont plus grands en bonne partie du fait d'une plus grande longueur de jambe, et vice versa pour les petits. Mais ce n'est pas absolu, et il existe des petits avec le torse court et les jambes élancées, tout comme on croise parfois des grands aux torses interminables et aux jambes relativement courtes en comparaison.
- Être doté d'un minimum de carrure. Je ne parle pas d'avoir les épaules larges comme un rugbyman, mais si vous trouvez parfois que vous semblez un peu étroit d'épaules ou de poitrine, pas assez large, ou frêle dans certaines tenues, le trois boutons vous le fera ressentir encore plus. C'est notamment dû au fait que la poitrine soit plus couverte par la veste.
- Bien s'habiller. Oui. Sérieusement. Bon à la lecture de cet argument vous êtes en droit de vous demander si je ne me moque pas un peu de vous, mais ce que je veux dire, c'est que comme pour toutes les pratiques de style controversées, celui qui maîtrise l'ensemble des autres paramètres (couleurs, coupe, accessoires, matières, proportions) est BEAUCOUP plus à même de réussir à faire passer son choix osé que celui qui ne dispose pas d'une telle expérience. Dans le cas du trois boutons, je dirais que si vraiment vous voulez en porter un, autant jouer à fond la carte du dandy passéiste, et faire des choix un peu plus osés.
En résumé, je dirais donc que le trois boutons est l'allié potentiel de trois types d'hommes : ceux qui veulent affecter un air passéiste et strict, ceux qui ont un embonpoint fort, et ceux qui veulent jouer l'anachronisme, mais cette fois-ci dans l'extravagance surannée plutôt que dans l'austérité.
Si vous n'êtes dans aucuns de ces trois cas, passez votre chemin.
3. Le cas du "faux trois boutons", ou "deux boutons et demi"
J'en parle brièvement parce qu'il est important de ne pas les confondre : le "deux boutons et demi" est en réalité une veste deux boutons dont le bouton supplémentaire serait caché derrière le revers de veste, ne laissant apparaître qu'une boutonnière de plus sur le revers.
La pratique viendrait à l'origine des acteurs durant l'âge d'or Hollywood qui se seraient tous mis, peu à peu, à laisser le bouton supérieur de leurs vestes trois boutons ouvert.
Sans doute avaient-ils remarqué, intuitivement, que cette astuce accentuait très légèrement le cintrage des vestes, et que cela correspondait bien à l'image de héros athlétiques et très virils qu'ils construisaient à l'époque. Image qui finira en toute logique par favoriser le deux boutons, qui accentue encore plus le cintrage.
Quoiqu'il en soit, de nos jours, ce type de veste n'est rien de plus qu'une veste deux boutons dotée d'un "clin d'oeil" au passé.
Elle était assez en vogue au Pitti hiver 2019 d'ailleurs. De mon point de vue, ce détail est un moyen pour l'amateur sartorial de dire subtilement "regardez, je sais, je connais", et de faire allusion à sa connaissance historique de l'élégance, tout en se conformant aux canons contemporains de la silhouette du deux boutons.
Notez d'ailleurs qu'on ne peut PAS transformer une veste trois boutons en une deux boutons, ou une deux boutons en une trois boutons : la découpe des revers et du col est différente pour ces deux formes.
Dans le premier cas, votre col décollerait, poussé par l'excès de tissu, et dans le second, votre revers de veste serait tout tiraillé par un manque de matière. Pensez-y si vous vous sentez l'esprit bricoleur à la vue de cette fameuse veste trois boutons chinée en fripes... C'est une mauvaise idée.
Pourquoi ça coince ?
J'ai déjà distillé des contre-arguments tout en vous présentant les arguments en faveur du trois boutons, mais toutes les bonnes choses ont une fin, et l'heure est venue de donner les arguments décisifs contre le trois boutons.
1. Une affaire de "V"
Au fur et à mesure du siècle dernier, ainsi que durant celui que nous vivons, une certaine idée idée de ce que devait être la silhouette masculine s'est affinée, précisée, et a gagné en importance : une belle carrure d'épaules, une taille cintrée, et une impression de hauteur via une bonne longueur de jambes.
Je ne saurais pas dire si cette image est tout à fait "innée". On la retrouve certes aussi loin que dans les sculptures de l'antiquité grecque , mais en Europe, les siècles précédents le notre ont aussi fait la part belle à une allure différente pour l'homme : un homme plus longiligne, avec de l'épaule, certes, mais un torse fin du milieu jusqu'à la taille, et surtout, presque plus long que les jambes.
Dans de telles circonstances, vous ne serez pas surpris d'apprendre que plus de boutons revenait à plus d'allonge du torse, et donc, un résultat final plus proche des canons. A vrai dire, le costume Edwardien, datant du début du 20ème, et qu'on considère comme "l'ancêtre" du style classique moderne, comportait quatre boutons.
Or, depuis quelques décennies déjà, la silhouette idéale d'un homme ressemble de plus en plus à ça :
Evidemment, rien n'est figé, et je vous dirais aussi que les amateurs de style sartorial plus pointu se dirigent peu à peu vers une silhouette toujours cintrée, mais plus ample, surtout au pantalon, avec une taille plus haute.
Mais l'idée centrale reste la même : l'homme idéal contemporain est grand, mince de taille, large d'épaules, et plus long de jambes que de torse. Les points d'ancrage de sa silhouette sont la taille et les épaules. C'est la fameuse silhouette en V, dont vous entendez autant parler quand il s'agit de sport que de mode.
Et à chaque fois que vous tentez d'équilibrer tel ou tel aspect dans votre morphologie via les vêtements, c'est pour vous rapprocher, consciemment ou non, de cette silhouette idéale.
Le problème, c'est que si la veste trois boutons peut effectivement, sous certaines conditions, conférer une certaine allonge du torse, elle ne fait absolument pas le poids face à la veste deux boutons quand il s'agit de souligner la taille et la carrure, et elle donnera toujours l'air à votre torse d'être plus long, là où l'ont préfère de nos jours plus de longueur de jambe.
Ce simple argument pèse au moins aussi lourd dans la balance que tous les arguments que nous avons cité plus haut en faveur du trois boutons : un détail de design, une couleur, un style, un genre... Tout ça peut évoluer assez rapidement d'une année sur l'autre, au fil des tendances. Ca se maîtrise, ça se détourne, se réinterprète.
Mais lorsque l'idée même qui fait l'essence du design d'un vêtement le conditionne à vous donner une silhouette qui n'est pas en phase avec les canons d'une ère toute entière, il devient difficile de lutter.
Ce que j'en pense personnellement
A l'heure où l'on dit que le costume "se meurt à petit feu" (tout comme l'idée même de la tenue formelle), je ne peux pas, en toute âme et conscience, recommander le trois boutons à la vaste majorité des hommes, et ne le porterais pas moi-même.
Même avec les atouts qu'il peut avoir dans certains cas particuliers, j'estime que tant que les canons physiques des hommes resterons tels qu'ils sont aujourd'hui, le trois boutons sera soit une erreur, soit une solution de second choix.
Il y aurait évidemment quelques éléments qui pourraient favoriser son retour : par exemple, si les coupes continuaient à évoluer durablement vers plus d'ampleur, il sera possible de voir des grands porter le trois boutons : comme les vestes seraient plus larges, cela équilibrerait l'impression de "torse long" que donne le bouton supplémentaire.
Prenons (encore) comme exemple Jacques Chirac, en trois boutons.
Sur un très grand tel que lui, les vestes à la fois trois boutons ET larges rendent très bien. Mais vous vous exposeriez, à un double décalage vis à vis de la tendance : ampleur ET boutonnage.
Remarquez que si vous le regardez il ne fait pas tout à fait ses 1m90, mais paraît plus proche des 1m80 : c'est l'effet de l'ampleur de la veste qui le rapetisse très légèrement tout en lui donnant l'air plus large.
Ce qui sur lui est un résultat plutôt probant.
Cependant, vous savez bien qu'aux yeux du grand public, la tendance et l'air du temps sont plus pris en compte que les pures questions de silhouettes et de proportions. Il est donc difficile d'imaginer comment une pièce telle que le trois boutons, qui répond à une niche bien précise de morphologie, tout en évoquant un air désuet, pourrait faire un comeback.
Pour nous remettre dans la situation initiale de l'article, je vous aurais donc conseillé de reposer cette veste en tweed vintage trois boutons que vous veniez de trouver, quand bien même l'affaire paraissait alléchante.
Mais dans la mode, rien n'est impossible, et ce sont parfois les tendances les plus improbables qui finissent par remporter le plus de succès. Alors si un jour ce troisième bouton désuet revient, n'oubliez pas de jeter à nouveau un œil à cet article.