"Expliquez-moi", c'est quoi ?
A la rédaction, on s'est lancés un petit défi : et si pour une fois, au lieu de parler des choses que nous aimons, nous parlions des choses que nous n'aimons pas, ou du moins, sur lesquelles nous avons des réserves ?
Pourquoi pas. Mais... c'est tout ? Non !
Ce serait trop facile, voyons. Il nous suffirait de critiquer, tourner en dérision, et créer le consensus, comme l'on fait tous les milliers de journalistes de mode avant-nous.
Alors on va dire que le but sera de se faire "avocat du diable stylistique", défendre un point et son contrepoint, pour essayer d'en tirer quelque chose... Une conclusion, un enseignement, une nuance ?
Le minimum, c'est d'expliquer. De chercher "pourquoi" cette chose plaît.
La règle, c'est donc de réaliser une analyse d'une pratique vestimentaire ou d'un type de pièce que l'on trouve :
- Soit laid, ringard, inadapté au contexte actuel.
- Soit trop difficile à porter, ou trop difficile d'accès.
- Soit mal-aimé du grand public.
Mais pourquoi faire une telle chose ? Par masochisme ? Non, rassurez-vous.
Pour nuancer, ouvrir son esprit, mettre à l'épreuve nos perceptions esthétiques, et donc progresser dans notre compréhension du style.
Et si d'aventure nous n'y parvenions pas, eh bien.. Nous serons au moins fixés sur quelque chose : l'objet du jour pourra être définitivement enterré sans regrets.
Demandez à n'importe quel passionné de soulier ce qu'est le maximum de la laideur pour une chaussure, et vous aurez sans doute la description de quelque chose comme ceci :
Ou bien, dans une version moins cheap, mais toujours aussi peu glamour, quelque chose comme cela :
Bref, vous l'aurez compris, aujourd'hui on va parler de la fameuse "chaussure pointue".
Pourquoi persiste-t-elle chez certains malgré un lynchage quasi unanime autant par les experts que le grand public depuis de longues années déjà ?
Une idée qui ne date pas d'hier
Avant de nous attaquer au cœur du débat, je trouve intéressant de rappeler que les chaussures pointues ne sont pas qu'une mode passagère qui survient au 21e sans raison explicable.
Non, il semblerait que nos ancêtres aient cultivé, depuis fort longtemps déjà, une fascination pour la chaussure la plus longue et pointue possible.
Au Moyen-Âge, la poulaine, sorte de longue chaussure en cuir à la pointe démesurée, est l'objet de toutes les convoitises. Elle a beau être interdite par les pouvoirs royaux aussi bien en France (1368) qu'en Angleterre (1463) parce qu'elle est jugée loufoque et encombrante pour la prière, rien n'y fait : jusqu'à la fin du XVe, elle reste un puissant marqueur de statut social, représentant ainsi une mode qui durera près de 250 ans.
Et pour cause : plus la chaussure était longue et pointue, plus le travail d'artisanat nécessaire à sa réalisation était complexe, et donc cher. Peu importait, donc, qu'elles soient laides, encombrantes, ou trop voyantes.
Ce dernier point était même plutôt un avantage qu'un défaut : lorsqu'un noble ou un riche marchand portait des poulaines, sa richesse était manifeste de la tête aux pieds, littéralement.
Et on pourrait être tentés de croire que cette fascination pour "l'allonge" du pied s'arrête là, mais il n'en est rien.
Avez vous déjà regardé les gravures et illustrations de dandys du 19e ?
On n'y trouve pas de chaussures "pointues" à proprement parler, en revanche, les hommes sont toujours représentés avec la morphologie la plus élancée possible : mains fines, membres longs, taille de guêpe, et surtout... Pied fin.
On n'est plus dans l'ostentation de la poulaine médiévale, car le pied reste proportionnel au corps, mais l'idée d'un pied le plus allongé possible persiste.
Cette finesse, assimilée au raffinement, trouve encore écho dans les canons d'aujourd'hui. Il n'y a qu'à voir la prépondérance de la minceur chez les mannequins lors de défilés.
D'ailleurs ce raffinement semble avoir été soutenu par un phénomène d'artisanat similaire à celui des poulaines : depuis des lustres, les bottiers se sont livrés à une compétition sans relâche sur les prouesses techniques. Et devinez quoi... Réaliser la chaussure la plus étroite, la plus élancée, et à la voûte la plus pincée possible fait partie d'un des meilleurs moyens de montrer son savoir-faire.
Regardez-plutôt cette chaussure par Daniel Wegan, bottier suédois qui travaillait précédemment pour la très belle maison Gaziano & Girling :
Elle lui a valu de remporter la première place de la compétition mondiale de botterie en 2019. C'est évidemment un pur modèle d'exposition, dont le but est d'évoquer les temps illustres de la botterie au XIXe. On dit cependant que de telles chaussures étaient réellement portées à l'époque, afin de conférer au porteur le pied le plus fin possible... Quitte à souffrir .
Il reste cependant que la voûte pincée reste un des signes distinctifs de la chaussure très haut de gamme, et qu'elle a pour réputation de rendre toute paire de souliers plus élégante par sa simple présence.
En dernier exemple historique, on pourrait aussi citer les bottes de cowboys surnommées "santiags", dont je suspecte la forme, se terminant par une légère pointe retroussée, d'être due à l'avantage qu'elle confère à un cavalier.
Si vous êtes déjà monté à cheval, vous saurez que perdre ses étriers est assez fréquent et désagréable. Une longueur de pointe supplémentaire sur une botte permettrait donc un meilleur contrôle sur ces derniers.
Ce serait d'ailleurs ce même mécanisme qui serait à l'origine de toutes les chaussures pointues. Et sa toute première expression en Occident remonterait aux soleret, pièce d'armure destinée aux chevaliers. Les poulaines ne seraient arrivées qu'après les solerets, et le nom "poulaine" s'expliquerait justement par ces origines équestres.
On remarquera d'ailleurs que la plupart des chaussures destinées à l'équitation, peu importe leur origine, sont souvent plus effilées que rondes.
En bref selon moi, ces trois phénomènes culturels, à savoir :
- Celui du pied le plus étroit possible perçu comme un raffinement
- Celui des cavaliers dans l'imaginaire collectif, qui a toujours été empreint d'une certaine virilité et d'un certain charisme, du cowboy au chevalier.
- Et surtout, celui de la chaussure comme moyen ostentatoire d'afficher son statut
Ont perduré à travers les âges, même de façon semi-consciente, et expliquent en bonne partie la fascination pérenne qu'exerce le pied "élancé" chez certains, encore aujourd'hui.
Pourquoi ça plaît ?
Nous allons donc tenter de dresser un petit argumentaire des arguments "en la faveur" de la chaussure dite "pointue", ou du moins, faire le topo sur tout ce qui fascine chez celle-ci :
- C'est associé à une idée de "prestige" ostentatoire depuis toujours. Les chaussures sont chères, donc en gros "chaussures voyantes = argent = pouvoir".
- Par jeu de proportions, cela crée un pied plus fin et allongé, qui évoque chez certains une idée de raffinement, liée dans l'inconscient collectif, aux dandys du XIXe.
- Comme toutes les objets effilés, lorsqu'ils sont bien réalisés, leur design évoque le dynamisme, la vitesse, parfois une forme d'agressivité... Des qualités dont les hommes adorent se parer, justement. Pensez par exemple à une Formule-1, ou encore au feu-Concorde.
- Et enfin les plus psychanalystes d'entre nous y verront bien évidemment une association d'idée phallique : "Tu sais ce qu'on dit ! Grands pieds, grosse...". A vrai dire, on pourrait étendre la maxime à toutes les excroissances qui trônent fièrement sur le corps d'un homme : ses mains, son nez, ses pieds... Il semblerait qu'elles soient potentiellement associées à la taille de la "virilité" de leur porteur.
Selon mes informations, aucun consensus scientifique n'a démontré une quelconque corrélation du genre, mais que voulez-vous… Pour la petite anecdote, Jordan me racontait que, lorsqu'il était jadis vendeur pour une marque de chaussures, il voyait souvent des femmes accompagnant leur mari dire "Ah non chéri, tu ne peux pas repartir avec cette paire, ça te fait bien de trop petits pieds…", en insistant subtilement mais fermement sur la signification implicite d'une telle carence.
Sachez messieurs, qu'il existe donc, en ce moment même, des hommes forcés à marcher dans des chaussures trop grandes pour préserver l'image de leur virilité aux yeux de leur femme... Une minute de silence pour nos frères tombés au combat, je vous prie.
Pourquoi ça coince ?
La minute de silence étant passée, voyons maintenant pourquoi la chaussure pointue est quasi-unanimement décriée :
- Nous vivons dans une société qui n'aime vraiment pas les pieds, ou que l'on attire l'attention dessus. La chaussure semble exister autant pour les protéger et les mettre en valeur que pour les cacher, tout simplement. Il est donc logique qu'une forme de chaussure qui ait pour résultat de faire du pied le centre de l'attention soit mal vue.
A vrai dire, je ne saurais pas dire exactement pourquoi. Est-ce culturel ? Est-ce que les pieds, créent, au contraire, une peur innée chez certains êtres humains ? En tout cas, si vous voulez vous en faire une idée, vous devriez jeter un œil à l'article de Jordan "Pourquoi je refuse de montrer mes pieds en ville".
Si vous en doutiez encore, la section des commentaires vous montrera qu'aux yeux de plus d'une personne, en matière de pieds et de tout ce qui y touche, la prudence est de mise. - Dans la continuité de l'argument précédent, attirer l'attention sur le pied évoque plutôt des figures comiques : on dit "bête comme ses pieds", "pieds de clown", on parle de "péniches" ou de "paquebots" quand on a de grands pieds.
- D'aucuns ajouteront qu'attirer l'attention sur le pied détourne tout simplement le regard du visage et du buste, qui sont censés être le centre de votre personne.
Pointu ou effilé ?
Vous l'avez peut-être remarqué, mais tout au long de l'article, en parlant de "souliers pointus", on triche un peu, parce qu'on amalgame beaucoup de choses ensemble : de la paire "inspiration poulaine" qui évoque les pires catastrophes stylistiques, à des modèles classiques avec un chaussant étroit et des lignes plus effilés, en passant par le soulier de grand bottier aux lignes très pincées.
Mais si j'ai fait cet amalgame c'est parce que, pour le meilleur comme pour le pire, il est représentatif d'une perception très répandue : aux yeux de plus d'un(e)s, pointu ou effilé, c'est bonnet blanc, blanc-bonnet, comme on dit.
Pourtant, il y a quelque chose d'un peu injuste dans ce jugement : comment par exemple, mettre une paire de Corthay, soulier de bottier réputé pour son design, sur le même plan que les affreux souliers montrés au début de l'article ?
En fait, c'est l'occasion de rappeler qu'en matière de mode, il a une justice à géométrie variable : "quand c'est bien fait, ça passe" est une règle si puissante qu'elle surpasse souvent toutes les autres. Et les chaussures effilées n'y font pas exception.
Autrement dit, ce qui distingue une "belle chaussure effilée" d'un "horrible soulier pointu", c'est encore la réussite des patronages et des formes du chausseur, et donc, in fine... Sa qualité.
Quelque part, on en revient un peu au constat qui a été fait au moyen-âge : un beau soulier effilé ne peut pas mentir sur l'excellence artisanale qu'il implique, et s'il essaye, il s'y cassera le bout de son (long) nez.
J'ajouterais que souvent, la "pointe", qui se veut capable d'affiner le pied, est une substitution de fortune au véritable élément d'un soulier qui parvient à affiner le pied avec élégance, sans jamais tomber dans le ridicule : la fameuse voûte pincée dont on parlait plus haut.
Regardez par exemple cette paire de Yohei Fukuda :
Distingue-t-on une sorte d'allonge dans le pied ? Oui, sans aucun doute. Pourtant, aucune forme de "pointe" à proprement parler n'existe sur cette chaussure. Elle n'est même pas nécessaire pour obtenir l'effet désiré. Ce n'est que le travail de la voûte qui donne cette impression.
Bien-sûr, tout ne se résume pas à ça, il y a d'autres éléments qui permettent d'accentuer cette allonge, telles que le bout "à serre d'aigle", qui joue sur l'accentuation de la courbe du bout de la chaussure.
Mais l'idée est là : ce sont des méthodes de travail de haut vol.
Et malheureusement, ce travail a un prix qui ne peut pas être contourné.
Alors, si vous n'avez pas le budget pour de tels bijoux , vous serez bien mieux servi avec des formes "classiques", certes moins prétentieuses, moins tapageuses, mais harmonieuses, plutôt qu'en essayant d'allonger le bout du pied avec une chaussure "pointue".
Ce que j'en pense personnellement
Mon verdict final, c'est que les chaussures effilées, voire même un peu pointues, c'est comme le jean skinny : c'est viable pour une morphologie ET un genre bien précis, et ce n'est vraiment pas destiné à tout le monde.
C'est une question de proportions du corps : si vous êtes trapu ou même juste dans la moyenne, et que les ni vos jambes, ni votre tronc, ni vos mains ne sont longilignes, des chaussures pointues se verront comme le nez au milieu de la figure.
Si vous êtes grand et mince, avec un pied assez petit et fin pour votre taille, et optionnellement chevelu avec un style un peu rock, vous pouvez, éventuellement, vous permettre la chaussure pointue.
Je dis bien "éventuellement" parce que d'une part rien ne vous y oblige, et qu'en plus, rien ne vous garantit le consensus sur votre façon de porter les chaussures.
Vous pourriez objectivement "bien les porter" que ça ne changerait rien si votre interlocuteur a décidé, par avance, de détester les chaussures pointues.
Cependant, les tendances vont et viennent, et je ne serais pas si surpris si je constatais, d'ici quelques années, un retour en force des chaussures pointues chez l'homme.
Après tout, en quoi est-ce plus absurde que la tendance générale des souliers très ronds, voire lourds dans leurs lignes, qui plane sur le monde du "menswear" actuel ? Je pense évidemment à la fameuse Michael de chez Paraboot, épitome de la grosse chaussure arrondie.
Je m'y suis moi-même habitué, et ai même commencé à l'apprécier , mais pourrais-je en dire autant si le contexte de la mode changeait ?
En guise de conclusion, je rappellerais que le chaussant d'une paire de souliers joue grandement sur sa forme. Fin, étroit, moyen, généreux, ou carrément large, celui-ci n'est pas supposé se choisir en fonction d'un style, d'un goût ou d'une mode, mais en fonction de la forme du pied.
Un chaussant fin paraîtra rarement "pointu" et disgracieux sur un pied vraiment fin, et d'ailleurs, il y a plus de chances pour que le détenteur d'un pied fin soit aussi détenteur d'un physique similairement formé, et donc proportionnel.
A l'inverse, un pied large, voire même carré, quand bien même il réussirait à ne pas mourir d'inconfort en se comprimant dans un chaussant fin, aura rarement l'air élégant dans celui-ci, pour les mêmes raisons. Souvent, le chaussant fin devra être pris une bonne taille au dessus pour accommoder le pied large, et le porteur se retrouvera avec "l'effet péniche" si peu désiré.
Sur ce, n'hésitez pas à partager votre avis sur les chaussures pointues, effilées, ou même rondes, et n'oubliez pas : le plus important c'est d'être bien dans ses chaussures. Littéralement.