« Le vêtement est très lié à la peau, au corps, à l’intimité » : Déborah Sitbon Neuberg, fondatrice de De Bonne Facture – Déclic #6

« Le vêtement est très lié à la peau, au corps, à l’intimité » : Déborah Sitbon Neuberg, fondatrice de De Bonne Facture – Déclic #6
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(Crédit photo couverture et article : Aurélie S.)

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  • worn by". C'est une rubrique que tu peux retrouver sur notre site, qui présente des personnes proches de nous, des amis, etc. Ces personnes se baladent dans leur ville ou dans Paris habillés en De Bonne Facture, avec des pièces qu'elles ont choisi. Elles peuvent écrire un texte ou quelque chose autour. Cette amie en question a acheté un tournesol pour les photos, parce qu'elle aime le soleil. Elle vient de me le déposer.

    C'EST UNE PLANTE QUI NOUS RAMÈNE À LA NATURE. ES-TU ORIGINAIRE DE LA CAMPAGNE ?

    Pas du tout, je suis hyper citadine. Je suis née et j'ai été élevée à Paris. Mais j'ai eu un gros déclic en Nouvelle Zélande, lors d'un voyage que j'ai fait quand j'avais 21 ans. J'y suis allée rejoindre des amis qui faisaient un échange. J'avais probablement déjà absorbé des choses durant mes précédents voyages mais lors de ce voyage en Nouvelle Zélande, j'ai eu un contact hyper fort avec la nature.

    On dirait parfois que les paysages ont été conçus sur ordinateur. « Le Seigneur des Anneaux » a été tourné là-bas et c'est vraiment comme ça. Il y a un côté assez grandiose, une spiritualité qui se dégage... J'ai vraiment eu un déclic sur ce voyage-là par rapport à la nature.

    J'ai aussi traversé les Etats Unis en 2008 pendant deux mois en voiture, de Chicago à Los Angeles, principalement dans l'Amérique profonde. Iowa, Nebraska, Dakota du Sud, Wyoming, Montana, etc. Je voulais absolument aller dans le Montana. J'étais obsédée par cet état.

    Mais je ne campais pas du tout. Je venais de Paris, ce n'était pas du tout le délire de ma famille. J'ai commencé à camper là-bas, dans les parcs nationaux. Il y a eu des rencontres avec des biches, quelque chose qui s'est créé avec les animaux et la nature. Depuis, j'ai vraiment besoin de ça pour me ressourcer.

    Aussi j'ai complètement changé de rapport aux animaux. Par exemple les chevaux : avant j'avais peur d'eux, je ne m'en approchais pas trop, j'étais très craintive. Maintenant, il m'arrive de ressentir certaines ondes. Je peux m'approcher, rester avec eux. C'est bizarre, mais je suis de plus en plus connectée à tout cela.

    Pour le reste, c'est davantage par conviction, par cheminement personnel. Il suffit de s'interroger sur la provenance du vêtement. D'où ça vient ? D'où viennent les tissus ? Dans quelle matière ? Comment est-elle cultivée ? D’où vient-elle et dans quelles conditions ? À partir du moment où l'on se pose ces questions dans une démarche engagée, on découvre plein de choses et ça permet de se positionner.

Je peux essayer de t'expliquer toute ma philosophie sur ce qui fait que je vais plutôt aller chercher mes matières à proximité. En m'engageant un peu plus politiquement sur des sujets liés au féminisme, à l'antiracisme, et donc fatalement au colonialisme, je me suis rendu compte qu'il y avait beaucoup de thèmes à explorer : les conditions sociales de travail, les délocalisations ou bien les thèmes liés à l'agriculture, aux plantations, aux cultures intensives, tout cela dans des colonies faites pour ramener des biens et des marchandises en Occident. Il y a des choses similaires dans le vêtement mais on n'en parle pas.

Les élevages de mérinos en Australie par exemple, ce sont des élevages intensifs dans un pays qui a été colonisé. Ce sont de grands espaces, qui rendent possibles des élevages de très grande capacité et qui sont en fait complètement industriels. Il y a des maladies qui se développent à cause de ça et du climat et donc par ricochet des violences qui sont faites sur les animaux, pour pouvoir avoir les laines les plus industrialisables possibles ou sans défaut.

Il y a tout un truc qui ne tourne pas rond. Quand j'ai découvert cette pratique de cruauté animale sur les mérinos australiens, je n'ai plus voulu travailler avec ces laines. Je travaille un peu maintenant avec des laines mérinos d'Arles par exemple, plus rustiques, ou avec des laines de Nouvelle Zélande sur les mérinos extra-fines. Il n'y a pas cette pratique de cruauté animale, qui s'appelle le mulesing et c'est beaucoup plus doux.

Si on prend le fil et les fibres du mouton à travers les générations d'élevage, tout est fait pour que ce soit de plus en plus fin. On avait ça en France avant. Mais on a perdu ce côté fin parce que toute la filière a disparu : tout a été délocalisé, on a cherché moins cher et on a élevé des moutons davantage pour l'alimentaire que pour le vêtement.

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© Aurélie S.

Si on veut créer ce genre de produit, on est obligé d'aller s'adresser à des fournisseurs qui travaillent avec ces moutons-là. On essaie de trouver ceux qui n'ont pas de pratiques de cruauté. Après mon truc, c'est d'aller trouver des laines qui sont en cours de réhabilitation ou qui ont été un peu écartées, et de les retravailler.

IL Y A UN CÔTÉ INDIANA JONES LÀ-DEDANS, ARCHÉOLOGUE DU VÊTEMENT

Un peu, oui. Il y a aussi un truc qui est lié à la colonisation. C'est une idéologie qui est allée envahir, voler, s'approprier des ressources et des personnes mais c'est aussi une idéologie qui a énormément unifié les régions au profit de quelque chose de plus étatique, avec une langue uniformisée, une identité.

Ça a beaucoup effacé ce rapport à la terre, aux saisons, aux cultures et aux spiritualités populaires. Dans mon métier, je n'arrive pas à retrouver cet esprit sur tous les plans, mais j'essaie de faire quelque chose par rapport à ça.

ÉTAIT-IL DÉJÀ QUESTION DE MATIÈRE DANS TES PREMIERS SOUVENIRS DE VÊTEMENT ?

Non. Enfin si l'on parle de moi, de mes vêtements, j'avais des robes que j'aimais beaucoup quand j'étais petite mais j'imagine que c'était plus lié à mes parents. Dans le vêtement masculin, c'était très lié à mon père par exemple. Il est très présent dans mes inspirations mais ce n'est pas premier degré, littéral. Il ne portait pas forcément ce type de vêtement mais il y a un truc, dans l'univers de ce qu'il portait, qui m'a inspiré.

Par exemple les boutiques du style Laines Ecossaises, Old England, toutes ces boutiques un peu classiques et masculines qui ont complètement disparu aujourd'hui, sauf un peu chez Albert Arts à Nice. C'est le fondateur de Façonnable qui a monté cette marque. Il fait encore du Old England là-bas.

C'est vraiment quelque chose qui a disparu, ce côté pull en cachemire triple fils d'Ecosse, qui dure une éternité et où il n'y a pas vraiment de marque. Mes souvenirs de beaux vêtements, c'était plutôt lié à ce genre d'imaginaire et de touché, le côté sans marque.

À L'ADOLESCENCE, IL EST JUSTEMENT SOUVENT QUESTION DE MARQUES. EST-CE QUE ÇA N'A PAS ÉTÉ UN PEU COMPLIQUÉ ?

Pas du tout dans mon collège. Ce n'était pas du tout le délire ! J'étais dans une école "privée", bilingue et hyper internationale. C'était très bourgeois, un peu bobo de l'époque aussi quelque part. Aujourd'hui, ce n'est pas vraiment bobo, c'est plus "clinquant" je crois. Mais à l'époque, c'était du style enfant de diplomates, enfant de médecins, d'acteurs, etc.

Dans les années 90, il ne fallait surtout pas avoir de marques. Donc c'était hyper grunge, hippie... On décolorait nos tee-shirts avec de la javel, on allait aux puces s'acheter des trucs, des Patine, une rubrique où l'on montre la patine des vêtements que nos amis ont pu garder sur le long terme, j'avais justement contribué avec le blouson d'aviateur de mon père que je portais quand j'avais 14 ans, avec mon style hippie.

POURQUOI T'ES-TU DIRIGÉE VERS LA MODE ?

J'ai toujours voulu travailler là-dedans, depuis que j'ai 13-14 ans. Je dessinais, je faisais des silhouettes dans mes cahiers, j'étais très portée sur la mode. Mes parents ne m'ont pas laissée faire une école de mode parce qu'ils considéraient que ce n'était pas un bon métier.

J'étais assez douée en cours, donc ils voyaient que je pouvais faire des filières un peu prestigieuses et comme ils étaient très portés sur l'excellence académique, surtout mon père, j'ai fini par faire H.E.C., avec l'idée "tu fais ça, et ensuite tu feras ce que tu veux".

J'ai donc fait tous mes stages et toutes mes expériences dans la mode, un peu dans la cosmétique aussi parce que je n'ai pas toujours trouvé des choses intéressantes dans la mode - je ne voulais pas trop être vendeuse chez Dior et c'était le genre de stages qu'il pouvait y avoir.

Ensuite j'ai failli faire une école de mode mais j'avais déjà 24 ans, HEC c'était ultra-cher alors je me disais "je vais repartir avec une prépa, une école d'art ou de mode et puis je vais avoir 29 ans quand je vais sortir...". C'était n'importe quoi !

Alors je me suis dit que j'allais faire l'I.F.M *, qu'il y aurait quand même une spécialisation mode et qu'ensuite je travaillerais dans le produit, qu'on verrait bien où ça me mène. C'est comme ça que je suis entrée chez Hermes après l'I.F.M.

SE LANCER DANS UNE TELLE AVENTURE, ÇA DEMANDE DE SORTIR UN PEU DE SOI-MÊME NON ?

Complètement. J'ai un ami qui parle d'acte fondateur. C'est le moment où on se rebelle contre quelque chose pour poser sa pierre. Mais De Bonne Facture ce n'est pas seulement ça.

Il y a un côté maison et aussi un côté lieu de vie ici. Ne serait-ce que dans la façon dont on a pensé l'espace avec la boutique, le showroom, derrière les bureaux, le studio de création, la partie cuisine. Il y a un four, des poêles, on peut faire des omelettes. Ce n'est pas seulement un bureau et une boutique.

EST-CE QUE LE VÊTEMENT DÉVORE TOUT TON TEMPS ?

Non, il reste de la place pour d'autres passions, d'autres centres d'intérêt. Ce n'est pas le vêtement qui dévore mais finalement tout finit par nourrir la réflexion, le projet, les rencontres. C'est valable pour toute entreprise créative, dès lors qu'on est passionné, qu'on sort un peu de soi pour créer quelque chose. Ça prend beaucoup de place même s'il y a d'autres intérêts à côté.

D'un autre côté, j'ai été portée vers des endroits et des centres d'intérêt dans lesquels je ne voyais pas du tout de rapport avec De Bonne Facture. Le militantisme féministe, par exemple. Ou mon engagement dans les mouvements antiracistes ou les espaces queer en général.

Finalement, tout finit par se tisser. Je n'avais pas forcément vu que mes différents centres d'intérêt allaient d'une certaine manière converger.

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© Aurélie S.

QUE SERAIT LE STYLE MASCULIN SELON TOI ?

Je ne sais pas si tu as vu mon profil Instagram perso, mais ma bio c'est "what is menswear ?" Je pense qu'il n'y a strictement aucune réponse. C'est quoi en fait ? Je n'ai pas de vision sur ce que devrait être la mode, ni sur l'homme, ni sur la femme, ni sur n'importe quel autre genre : ça peut être ce que l'on veut que ce soit.

Aussi notre capsule femme est surtout née de ce que je porte souvent du De Bonne Facture. Certaines personnes m'ont dit "j'aimerais tellement que tu fasses des pièces pour femmes". Il se trouve que de mon côté je rentre dans les vêtements que je fais, que ça me va, que je peux les fermer et porter les chemises. Mais il y a des personnes qui ont plus de poitrine ou des hanches un peu différentes.

L'idée, c'était d'adapter un tout petit peu, sur quelques pièces. Je me rends compte que sur certains modèles, on peut rendre les choses plus unisexes, qu'on peut parfois naviguer et se les approprier autour d'un style en particulier.

QU'Y A-T-IL DANS TON VESTIAIRE PERSONNEL ?

Beaucoup de De Bonne Facture ! Mais il y a aussi plein d'autres trucs. J'ai du vintage, du Outfit Dissecting. Elle y dissèque les styles de certains créateurs et de passionnés du vintage. Elle a fait mon portrait sur son blog. Elle a aussi participé à notre rubrique Patine. Elle portait un manteau LL Bean de son arrière-grand-père, en gros carreaux - un manteau de type "frontier spirit" qui a au moins 80 ans. J'ai adoré !

On chine avec Laure, qui travaille chez nous sur la partie style et développement. On va souvent à Saint-Ouen pour chiner. On connaît pas mal de puciers et j'avais trouvé une veste LL Bean avec les mêmes carreaux : ça m'a fait penser au manteau mentionné plus haut, je l'ai achetée et je la porte en ce moment.

C'EST DONC ASSEZ SPONTANÉ LE STYLE POUR TOI. MAIS CHEZ D'AUTRES...

Oui, il y a des gens qui se posent trop de questions. Mais on a tellement perdu les règles... Il n'y a plus trop ce truc de règles, de comment bien s'habiller pour ci ou ça, les uniformes, etc. Ça s'est complètement perdu. Il y a eu toute une vague pour réapprendre des codes mais ça a parfois viré à l'obsession et à une vision peut-être un peu trop littérale de tout cela.

Il y a beaucoup de gens issus du monde des blogs, du menswear et des forums qui en sortent à un moment parce qu'ils se rendent compte qu'on fait finalement ce qu'on veut. Ça devient une histoire de goût personnel, on fait des fautes, on mélange des trucs qu'on aime bien.

C'est comme en musique. Il y a des obsédés de la pureté, du goût et d'autres gens qui assument d'aimer quelque chose de super populaire, de pas particulièrement évolué ou raffiné musicalement mais qui en même temps touche au cœur. Et pourquoi pas ? Moi je crois en ça : la liberté.

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© Aurélie S.

J'AIME ASSEZ LE PARALLÈLE MUSIQUE ET VÊTEMENTS. MAIS LA PERFECTION ULTIME, ÇA NE SEMBLE PAS ÊTRE L'ÉLÉMENT PREMIER DANS TON TRAVAIL.

C'est un peu l'idée du wabi-sabi au Japon, la perfection dans l'imperfection. Justement ces aspects un peu rustiques mais qui sont travaillés avec des finitions de très grande qualité.

Ce sont des matières par exemple japonaises sur des chemises qui reproduisent des tissus français vintage de la fin du 19e début 20e, qu'on ne retrouve plus du tout aujourd'hui, ni en France ni chez les Italiens. On y trouve une espèce de granularité ou d'aspérité. En même temps, le savoir-faire de fabrication de la chemise est parfait. C'est plus dans cet esprit là.

EST-CE QUE TU T'INTÉRESSES À L'HISTOIRE DU VÊTEMENT ? ON A RÉCEMMENT PUBLIÉ UN ARTICLE SUR LE DANDYSME.

Je connais des gens qui sont super spécialistes en histoire et je ne pense pas en faire partie, mais j'ai des notions. Pour le reste, je sais que dans le dandysme originel, il y avait un snobisme de l'usé.

C'est un peu le truc tarte à la crème qu'on répète tout le temps avec Brummel etc., mais c'était du style "je suis très sophistiqué mais en même temps j'ai un côté un peu nonchalant donc en fait je suis mieux que toi". Il y a un peu ce côté-là. Décadent. "Je suis tellement raffiné, j'ai l'air de faire moins mais en fait c'est plus que toi, qui es tellement nouveau riche ou pas cultivé que tu prends les choses au premier degré".

Quelque part, ce que je dis sur la liberté, c'est aussi une forme de snobisme. Les gens qui prennent littéralement les conseils de mode et de style, c'est aussi parce qu'ils ne savent pas et qu'ils ont peur de se tromper.

Ce n'est que quand on sait et qu'on a atteint un certain niveau de culture que l'on prend des libertés, qu'on joue ou... qu'on s'en fout ! Il y a une certaine forme d'élitisme dans cette posture là. Ceci étant, pour faire bon usage de cette liberté, il faut avoir une certaine forme de discipline.

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© Aurélie S.

QUEL EST TON RAPPORT AU TEXTE ?

Je pense que j'ai un rapport très fort au texte et aux mots, mais c'est vraiment par goût personnel. Je suis contente que ce soit aussi présent dans la marque. Il y a un côté un peu poétique dans certains textes que l'on peut retranscrire ou même le titre de cette nouvelle "L'Homme qui plantait des arbres" de Jean Giono. Ce n'est pas forcément réfléchi, juste que je trouve ça beau, que j'ai envie de raconter ces choses-là.

Parfois on envoie un poème pour le Nouvel An, des trucs comme ça, pour que les gens aient quelque chose d'un peu inspirant. Mais je pense que ça fait plus partie de moi. Ce n'est pas forcément réfléchi comme une stratégie.

"VISION", "PHILOSOPHIE", LES MOTS SUR LE SITE NE SONT PAS ANODINS.

Oui. Avant la partie éditoriale s'appelait "bibliothèque" mais je ne crois pas que les gens comprenaient ce que c'était. Parfois, ça allait peut-être même un peu trop loin.

Au départ, mon nom de travail c'était l'Editeur. L'idée, c'était d'aller chercher ces ateliers, ces matières, d'avoir des intemporels, de les éditer saison après saison. C'est pour cela que ça s'appelle des éditions et non des collections.

En soi, c'est une collection au sens du métier : on met une collection, on la présente, on prend des commandes, etc. On a une façon de travailler assez traditionnelle dans la mode mais après dans la façon de penser...

Il y a certains professionnels, des acheteurs, des grands magasins ou des gens du métier qui parlent par exemple de marques vestiaire, pour parler de marques qui ont une offre qui ne va pas se démoder par rapport aux marques de mode. Parfois j'ai dit "voilà, regardez ce que je fais, je pense que vous pourriez nous distribuer" et on m'a déjà dit "non, on a déjà des marques vestiaire".

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© Aurélie S.

UNE HISTOIRE DE CASES ?

Oui, voilà. Ça, c'est mode, ça, ce n’est pas mode. Quant à savoir si ce que je fais entre dans l'une ou l'autre catégorie, je dirais oui et non. Ça dépend ce qu'on en fait.

La responsabilité de la personne qui conçoit et des gens qui fabriquent s'arrête au moment où la personne qui achète s'approprie le vêtement, le porte, en fait ce qu'elle veut. Prends par exemple quelqu'un de très mode, qui va avoir une pièce De Bonne Facture : ce sera peut-être mode sur lui et pas sur une autre personne.

D'un autre côté, une pièce très simple d'une marque très mode peut être portée par quelqu'un pendant 15 ans, simplement parce qu'il l'aime bien, qu'il s'en occupe et que ça tient bien... J'ai un ou deux jeans H&M que j'ai acheté quand j'avais 20 ans, je les ai encore dans mon placard.

Finalement, ce n'est pas si fast fashion ! Ceci étant, même en travaillant de manière slow fashion, tout dépend aussi de la façon dont les gens consomment.

EST-CE QUE SELON TOI, LE COSTUME BUSINESS QUI S'EN VA, C'EST UNE BONNE CHOSE ?

Ça correspond à un certain usage. Pendant que ça s'en va du vestiaire mainstream, ça revient chez des gens un peu niche qui s'habillent à nouveau avec des costumes Armani, avec épaules etc.

Ce sont des cycles, des ping-pongs de références entre ce qui est passé et ce qui revient, ce qui est pointu mais qui vient d'avant. Il y a eu un retour au costume "tailor" il y a 10 ans ou plus. Après, c'est devenu un peu ridicule parce que "too much".

Puis il y a eu le retour au costume des années 90, en mode un peu ironique. En même temps, c'est beaucoup moins un code dans la population générale. Il y a très peu d'endroits où c'est encore un code.

EST-CE QUE TU RELIES LE VÊTEMENT AU BIEN-ÊTRE ?

Complètement. Pour moi le vêtement a une personnalité cosmétique. On met des crèmes sur notre peau et toute la journée on a des vêtements sur notre peau. On voit les produits cosmétiques comme quelque chose de très intime mais en fait les vêtements c'est tout aussi intime : ça nous touche toute la journée, ça s'imprègne de notre odeur, de notre corps, de notre vécu. Pour moi c'est très lié à la peau, au corps, à l'intimité. En ce sens, pour moi c’est très proche de la cosmétique.

Après, c'est comme quand on mange un plat qui a été préparé avec les bons légumes de grand-mère, ça n'a pas le même goût. On se sent mieux après l'avoir dégusté qu'avec un plat fait avec de mauvais légumes, qui a été fait en mode "tout préparé, acheté dans un supermarché". On n'a pas le même sentiment de satisfaction et de bien être. Je pense que c'est pareil pour le vêtement.

Tu connais Vandana Shiva ? C'est une éco-féministe indienne, une docteur en physique à la base. Elle s'est beaucoup penchée sur les sujets liés à l'éco-féminisme. Beaucoup de femmes sont dans les champs à récolter le coton.

Il y a des histoires de condition de travail, de manière dont on traite la terre. J'ai réalisé tout cela en connectant tous mes engagements personnels ensemble. Ils me semblaient pourtant très différents les uns des autres. C'est marrant que je me sois mise dans la mode masculine exactement pour ça : je suis un peu allée au cœur du réacteur.

C'est un peu une idée culturelle mais dans ce qui est féminin, on trouve le principe nourricier, fertile, domestique, etc. Ce qui garde, ce qui couve, ce qui élève, ce qui nourrit, qui s'occupe de. Certaines  entreprises ou certains pays sont allés agresser la terre et d'autres cultures. Des entreprises comme Monsanto par exemple, qui utilisent des semences qui perdent de leur qualité, qu'on est obligé de racheter pour avoir une nouvelle récolte.

Dans les semences paysannes, on peut au contraire planter et re-récolter les graines. Ce n'est pas la même façon de travailler la terre, pas les mêmes cycles. Il y a tout un truc qui va avec. On peut voir cette manière de traiter la terre et de la vider de sa richesse dans tous les sens du terme comme un principe patriarcal, plutôt hiérarchique, dominant, et pas dans un écosystème.

Dans l'éco-féminisme, on relie des principes écologiques et le soin en général. C'est pour ça que je relie vêtement et cosmétique et que je parle de peau et de bien-être. Cette notion de soin ou de care est très présente dans le féminisme. Ça va aussi avec la terre et les cultures.

Pour en revenir à Vandana Shiva, elle a créé des fermes de permaculture en Inde pour qu'il y ait une diversité des semences, qu'on travaille avec des semences anciennes et pas forcément avec celles qui sont manufacturées et qui rendent les paysans dépendants des entreprises et les obligent à mettre des pesticides. C'est tout un cercle vicieux.

Elle a essayé de repartir d'un truc qui respecte la terre, les femmes et leur donne des moyens de subsistance. C'est tout cet état d'esprit. Ce n'est jamais sympa d'arracher une plante, de tuer un animal ou de tondre. On est quand même dans un rapport au vivant dans notre métier. C'est-à-dire qu'on est en train de faire des produits avec. Il faut en être conscient.

Il y a pas mal de ressources qui existent sur la question des semences. J’enlève toute la pétrochimie car je n'en utilise pas ou quasiment pas, mais avec la plupart des matières il y a énormément de pétrochimie : du polyester, du polyamide, tout ça c'est du plastique et ça a des cycles très longs pour se dégrader, etc.

Faire le choix d'utiliser des matières naturelles, c'est déjà un pas. Bien sûr, il y a d'autres questions écologiques derrière. Ce n'est pas neutre. Mais voilà, je m'interroge, notamment sur les meilleures pratiques à avoir. Je n'y arrive pas sur tout. Je sais qu'il y a certaines matières que je source pour lesquelles je pourrais faire mieux, et d'autres que j'ai envie de faire grandir ou de travailler davantage.

Tout cela forme en tout cas une chaîne, un truc un peu bouddhiste. Toute chose porte l'histoire de tous les cycles : par exemple ceci est un arbre mais avant d'être un arbre c'était une graine, et avant d'être une graine c'était sur un autre arbre, etc. C'est vivant !

Ceci étant, je n'arrive pas à faire tout ce que je veux. J'évoque des pistes mais je suis loin d'être parfaite sur tout ce que je propose. Il y a des moments où j'essaie de me détacher un peu. C'est un peu frustrant. Mais je dois aussi répondre à une demande parce qu'il y a une marque, qu'il y a des trucs qui marchent bien, que les gens aiment, qu'ils ont envie d'acheter.

Parfois on ne sait pas les faire d'une façon ultra-responsable, du moins dans mon idée de ce que je voudrais faire ou alors ça ne correspond plus à des usages du vêtement. Ça se confronte à la réalité. On doit vivre aussi. Bref, c'est une vraie question.

SI ÇA PEUT ÉCLAIRER UN PEU : LE MANTEAU GRANDAD MET BEAUCOUP D'ÉTOILES DANS LES YEUX.

Oui. On le vend très bien alors qu'il est super cher. C'est une pièce de luxe, on l'a faite mais il se trouve aussi que ça apporte une valeur ajoutée : il y a des gens qui investissent dans ce manteau. Il vient d'un manteau d'un client en fait. Je me demande si ce n'était pas un lecteur BonneGueule d'ailleurs ?

Il était venu à une vente privée. Il m'a dit "voilà, je vous ai rapporté le manteau de mon grand-père, je vous l'échange contre quelques-unes de vos pièces". Alors, je lui dis quelque chose comme "Vous êtes fou, ne me donnez pas ça, gardez le !" Et lui me dit alors "non je veux vraiment cette chemise, etc. Gardez-le, je ne le mets pas, je ne m'en sers pas. Il vous sera plus utile. Je vous l'échange !" J'ai fait l'échange.

Le manteau était magnifique. C'était une pièce faite sur mesure, avec des doublures et des trucs hyper bien faits. On l'a adapté. On a changé le fit mais c'était dans l'esprit du manteau de ce lecteur, qui je crois était un lecteur de BonneGueule.

TU FAIS BEAUCOUP DE RENCONTRES DE CE TYPE, QUI DONNENT LIEU À DES CRÉATIONS ?

Oui, ça peut arriver. Mais je peux trouver des trucs intéressants ou des sources d'inspiration dans tout. Par exemple, Montagne noire, ça vient des codes des pulls de touristes où il est marqué "I love machin" ou "Chambéry". Ça finit par nourrir quelque chose. Il y a des gens qui fonctionnent comme ça, d'autres qui sont plus des éponges vis-à-vis de ce qu'ils voient.

Dans les maisons où on surexploite les créateurs par exemple, il faut qu'ils aient des idées nouvelles tout le temps. Alors ils en viennent à voyager beaucoup pour trouver des trucs, parce qu'on leur demande tellement de sortir du neuf, du nouveau.

ON N'EST PLUS DU TOUT DANS LE SLOW, POUR LE COUP. IDEM POUR LES COLLECTIONS QUI VONT ET VIENNENT.

Nous aussi, nous avons ce problème. On met des nouveautés en ligne, etc. C'est général, on n'y échappe pas vraiment complètement. On reste dans un système consommateur, même en ayant une éthique slow dans la façon de choisir certaines matières, de travailler avec les ateliers, d'avoir ces réflexions. Trouver un équilibre, c'est ça l'enjeu.

Pour le reste, il y a chez nous un esprit artisanal mais en réalité c'est de la petite industrie. Ce n'est pas véritablement des pièces cousues à la main. Je ne supporte pas les marques qui se disent "handmade".

Le fait main, c'est dans des camiceria à Naples, sur des vestes qui prennent je ne sais combien de dizaines ou de centaines d'heures à faire. C'est vraiment fait à la main, par des couturières, d'une façon ancienne. Nous, on fait à la machine, ça reste des ateliers de petite industrie mais il y a un esprit artisanal dans la manière dont c'est fait.

ÇA RESTE ENCORE UNE NICHE CETTE APPROCHE ET CES PRÉOCCUPATIONS AUTOUR DU VÊTEMENT, NON ?

Oui, il faut aussi pouvoir se permettre d'avoir ces préoccupations-là. C'est un autre sujet mais parfois c'est réservé à une certaine catégorie de personnes. On a réduit à l'état de folklore certaines façons de s'habiller dans des matériaux locaux, qui viennent des cultures populaires.

Mais d'un autre côté, il y a certaines personnes qui ont le temps, l'argent ou le luxe de vraiment bien comprendre ce qu'elles portent, ce qu'elles mettent, de s'intéresser à tout cela. Tout le monde ne s'y intéresse pas ou n'est pas conscient des enjeux.

Jérôme Olivier Jérôme Olivier
Jérôme Olivier, ciné, velours et rock'n'roll

Ex-caviste et rock critic de poche, grand amateur de films et de chats sibériens, je crée des e-mails et je m'intéresse aux petites histoires qui vont avec les vêtements.

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