Tout a commencé à un dîner d'anniversaire en janvier dernier.
J'étais placé à côté de Florent, un ami très passionné par l'univers tailleur et les beaux souliers.
Il me parlait de ses prochains voyages et il me dit :
«— Avec quelques copains, je pars en mars à Londres visiter quelques magasins d'usines de chaussures et assister au championnat mondial de la botterie et de la patine.
— Hein ? Je ne connais pas ce championnat du monde, mais ça a l'air trop bien ! Et puis j'ai envie de mieux découvrir le soulier anglais, je peux venir ?
— Bien sûr, voici les horaires de notre train…»
Et le soir même, je prenais mes billets pour un voyage dédié aux beaux souliers en ne sachant pas trop où je mettais les pieds.
Voici donc le récit d’une virée en Angleterre où, sur un groupe de 7 personnes, 23 paires de chaussures ont été achetées en trois jours, le week-end du 23 mars 2019.
Le but était de rentabiliser ce voyage au maximum : quatre jours au total, dont deux à Northampton consacrés uniquement à la visite de magasins d'usine, puis ensuite direction Londres pour ce fameux championnat mondial de la patine et de la botterie dont je n'avais jamais entendu parlé.
Et nos chaussures Barker alors ? Elles sont fabriquées à une vingtaine de minutes de Northampton, à Earls Barton. Ils ont également un magasin d'usine, mais nous n'avons pas eu le temps de le visiter.
Le soulier anglais, c'est un sujet qu'on avait déjà commencé à explorer à travers trois modèles :
J'étais donc très content d'aller plus loin et de découvrir plus en détails d'autres marques !
Je me suis greffé à une joyeuse troupe de calcéophiles qui avait déjà fait ce "trip" un an auparavant.
Parmi eux, il y avait :
- Florent donc, derrière Sartoriaworld. Vous l'avez déjà lu dans nos colonnes, puisque c'est lui qui a rédigé notre test de J. Fitzpatrick.
- Guillaume, dit "Grizzly des Pyrénées", immense passionné, très pédagogue, rugbyman, et (très) joyeux luron
- Jonathan, dit "Dilettante Paris", autre immense passionné, qui fut le plus boulimique dans ses achats pendant ce voyage
- Puis, il y avait Pierre-Yves, Pierre, et Raphaël, tout aussi passionnés, mais ils n'ont malheureusement pas de compte Instagram.
Je vais être franc avec vous, je ne savais absolument pas à quoi m'attendre, je ne connaissais que Florent, je n'ai pas une connaissance de niveau bottier sur le soulier, mais je suis curieux et j'aime apprendre.
Alors, qu'est-ce que j'ai vu dans les magasins d'usine ? Où sommes-nous allés ? Qu'est-ce que j'ai acheté ? Qui a gagné ce championnat ? Je vous dis tout !
Northampton : le berceau du soulier anglais
En tant que français, c'est très dur de comprendre ce qui rend Northampton si particulier. Mais je vais essayer de vous donner une comparaison…
Imaginez qu'en France, il y ait quatre ou cinq marques de chaussures équivalentes à Weston, à plusieurs centaines d'euros la paire, et vendues dans les boutiques les plus prestigieuses du monde entier… Bref, des marques au rayonnement mondial.
Imaginez ensuite que ces marques fabriquent toutes dans la même ville française…
Et imaginez que chaque usine a son propre magasin de déstockage, d'invendus, de souliers avec de légers défauts, où les paires sont vendus à -50%.
Forcément, cet endroit devient la Mecque du moindre passionné de chaussure.
Et c'est ce qui s'est passé pour Northampton. Il y avait autrefois beaucoup de tanneries anglaises précisément ici en raison de la qualité particulière de l'eau de la région. Et par ricochet, les usines de chaussures se sont installées autour. Aujourd'hui, les tanneries ont disparu, mais les usines de chaussures sont restées.
Et parmi elles, on trouve Alfred Sargent…
La visite d’Alfred Sargent
Alfred Sargent est une marque qui jouit d’un bon capital sympathie chez les calcéophiles.
J'ai compris qu'il s'agit d'une marque un peu à part dans le paysage anglais. Les formes sont fines, habillées, et on pourrait presque douter de son ADN anglais.
C’est du beau soulier élégant, tout simplement, avec parfois un peu de créativité. Mais surtout, pour du "made in Northampton", les prix sont très compétitifs.
C'est Paul, à droite de la photo, qui nous a fait la visite d'usine, et c'était un régal. C'est un immense passionné de chaussures, qui est intarissable pour chaque étape de la fabrication.
Pendant longtemps, les souliers Alfred Sargent étaient très peu distribués sous sa propre marque, ce qui paradoxalement a fait qu'elle a été très prisée des passionnés. Pour information, aujourd'hui, ils ont une boutique parisienne 50, rue du bac (Paris 7).
Et sur la base de ce que j'ai vu, je comprends pourquoi cette marque a gagné la sympathie des amateurs de souliers.
L'atelier de la marque est désormais tenu par un français. Au niveau de la visite, finalement, je n’ai pas été dépaysé puisque qu’à mon humble niveau, j’ai vu que la chaîne de production était très proche de ce que j’avais vu chez Barker.
Ils ont plusieurs gammes, et la plus haute, la "hand grade" contient quelques opérations à la main. Par exemple, les peaux sont découpées à la main, ce qui permet d'avoir un bord plus net, détail que les clients japonais adorent.
Son style Budapester fait vraiment débat chez les amateurs, et l’équipe avec laquelle j’étais le trouve très massif, tandis que les japonais l’adore.
Toujours l’éternelle question dans goûts et des couleurs…
En route vers les magasins d'usines…
Nous étions sept, nous avons loué un van à la gare de St Pancras et nous sommes ensuite allés à Northampton, qui est à environ 1h40 de route.
Edward Green, Alfred Sargent, Tricker's Crockett & Jones, et John Lobb sont dans un petit rayon autour Northampton, à 15 minutes de voiture.
Ah, et évidemment, tous mes compagnons avaient un chausse-pied de voyage, et je ne saurai vous recommander très vivement d'avoir cet accessoire dans votre valise.
Du côté des "chaussettes", ils étaient tous en mi-bas de Mes Chaussettes Rouges. Là aussi, je suis un très grand fan de leur gamme "Super Solide" qui tient toutes ses promesses sur mes pieds, et ça sera là aussi indispensable pour votre voyage là bas.
Magasin d’usine #1 : John Lobb
Premier contact avec un magasin d’usine de chaussures. La première chose qui frappe, c’est à croire que l’entrée veut absolument dissuader les acheteurs d’entrer. C’est à peine si un pot de fleurs suspendu égaie l’entrée.
Les prix sont dans les 600£ environ. Ça peut paraître énorme, mais il ne faut pas oublier que ce sont des chaussures qui coûtent le double en boutique.
Là, on m’explique le style Lobb que je ne connaissais que vaguement, et je ne peux que m’extasier devant les cuirs qu’ils utilisent, dits « museum ».
Provenant d’Italie, ils ont un aspect légèrement marbré, tout en nuances, comme si la chaussure s’était très harmonieusement pâtinée pendant plusieurs années de port.
J’ai beaucoup apprécié la créativité de Lobb, il y a de la couleur, des formes super sympas, de la variété, et un style très élégant.
D'où viennent les stocks des magasins d'usine ?
Effectivement, on peut se demander comment ça se fait de trouver des paires à plus de 1000 € soldées à -50%, -60%, voir plus ?
Soit ce sont des fins de séries à écouler, avec zéro défaut, soit ce sont des paires qui n’ont pas passé le contrôle qualité.
Les défauts présents sont souvent très minimes : ici c’est une toute petite griffure sur le cuir, là c’est un cuir avec un léger défaut, ou encore une couture pas tout à fait droite.
Dans le jargon, une paire avec un défaut vendue en magasin d’usine, on appelle ça un « sub ».
Très honnêtement, la plupart du temps, j’ai dû bien regarder pour trouver le défaut. Parfois, il y en a effectivement qui sont plus visibles, mais ça reste toujours une excellente affaire au regard du prix.
Magasin d’usine #2 : Edward Green
J’avais hâte de voir ce magasin d’usine (situé à l’intérieur de l’usine, dans une pièce à part) parce que je connaissais très mal cette marque, mais je savais qu’elle a une fabrication réputée l’une des meilleures au monde.
A l’intérieur, les prix sont identiques à ceux de chez Lobb, comptez environ 600 £ pour une paire.
On est sur un style moins exubérant que Lobb, mais toujours très élégant et habillé.
Là, on m’explique toutes les subtilités de plusieurs de leurs modèles phares, comme le Gallway ou le Dover…
On m’apprend tous les détails à regarder pour vérifier la qualité d’une chaussure à plusieurs centaines d’euros, les coutures, le montage, bref, c’est un régal !
Et j’achèterai mon unique paire de ce voyage : une paire de mocassins d’intérieur bleu nuit, très estivale, non doublée et d’un confort incroyable, la Polperro.
Son prix ? 80 £ au lieu de 475 £ ! Avec Florent, j'ai regardé la paire dans tous les sens, impossible de trouver le défaut de la paire, cela semble être une fin de série.
Raphaël, toujours très bienveillant à l'égard de mon entrée dans la calcéophilie très haut de gamme, me conseille de leur poser quand même un patin si je veux les porter à l’extérieur.
Magasin d’usine #3 : Crockett & Jones
C’était la marque je connaissais le mieux avant de venir. Et je ne suis pas le seul, car c’était de loin le magasin d’usine le plus fréquenté, avec beaucoup de japonais, tellement ravis de venir payer leur paire une fraction du prix japonais.
Justement, du côté des prix, comptez 200£ ou 220£ pour une paire, donc autant vous dire que ça rend la marque très accessible par rapport aux 600€ prix boutique.
Mais chez Crockett, point de fantaisie, ça reste des lignes très classiques et très anglaises.
Cependant, je ne prends aucune paire, car je ne vois rien qui ne ferait pas doublon avec ce que j’ai déjà. Il y a bien certains mocassins qui me font envie, mais je suis découragé par les lignes que je trouve assez austères.
En d’autres termes, cela aurait été de la gourmandise !
Mes compagnons repartent avec des Pembroke (le brogue grainé iconique) et des Coniston (la bottine à bout droit plutôt décontractée).
Magasin d’usine #4 : Tricker’s
A quelques kilomètres à peine de Crockett, il y avait l’usine Tricker’s et son magasin d’usine à l’intérieur.
Florent me souffle que c’est la plus vieille usine de chaussure toujours en activité.
Petit plus : pour aller au magasin d’usine, il faut traverser tout l’atelier, c’est franchement sympa.
Là, on découvre nombre de grosses brogues avec un cousu dit « triple welt » et des semelles qui débordent énormément.
Il faut aimer le style, mais comme me le fait remarquer Guillaume, ça va bien avec le côté plus « rock and roll » de la marque.
Au moins, il y a une vraie patte et une utilisation de la couleur.
Et voilà les 4 magasins d'usine que nous avons fait.
Je n'ai pas pu m'empêcher de penser aux équivalents que nous avons en France : Weston, Corthay, et évidemment Aubercy.
D'ailleurs Aubercy est dans les mêmes prix que Lobb et Green, mais chez Aubercy, le Goodyear est cousu à la main (on appelle ça un cousu trépointe), les one cut sont des vrais one cut, et — chose très rare à prêt-à-chausser — il y a des contreforts au niveau de la voûte plantaire.
Le championnat du monde patine et de botterie
Après ces deux jours à arpenter les magasins d'usine, retour à Londres, et place à ce championnat mondial, qui se tient sur une journée.
J'ai été super curieux de voir à quoi allait ressembler "un championnat mondial de la patine et de la botterie" organisé par les blogs Shoegazing et The Shoe Snob.
C'était la deuxième édition à Londres, c'est donc un évènement tout récent.
Côté chiffres, à retenir :
- environ 1 000 visiteurs sur une journée
- 10 marques de chaussures qui exposaient
- fun fact : 90 paires ont été vendues pendant la journée, pour un total de 43 000€
Il avait lieu à deux pas de Jeremyn Street, la rue avec toutes les boutiques de chaussures . A noter : l'entrée est gratuite.
Il y avait deux épreuves : la patine et la botterie.
Etant donné que c'est un évènement récent et très "niche", c'est difficile de mesurer son impact, mais il est clair que pour les gagnants, c'est une consécration dans le milieu calcéophile, et cela leur permet de jouir d'une grande visibilité.
La patine : vive la France !
L'épreuve était simple : trois "patineurs" avaient cinq heures pour patiner une paire de richelieu de la marque TLB Mallorca.
Puis ensuite les trois paires étaient soumises à un jury qui délibérait pour élire la meilleure patine. Le jury regarde les transitions entre les couleurs, la prise de risque, l'innovation, etc.
Qui dit patine dit cirage, et c'est donc logiquement la marque d'entretien Saphir qui sponsorisait l'évènement.
Et c'est un français qui a gagné l'épreuve ! Il s'agit de Stéphane Villette, l'ancien coloriste de la maison Corthay, avec une très belle patine tout en nuances, où les verts sombres (!) côtoient des tons marrons.
La botterie : une chaussure littéralement importable qui gagne
Pour cette épreuve, une dizaine de bottiers devaient réinterpréter une brogue marron.
Parmi, les critères à respecter, en voici quelques uns :
- la chaussure ne doit pas forcément être portable (j'y reviens dans instant)
- la chaussure doit être un richelieu brogue, le bout fleuri n'est pas obligatoire, mais il doit y avoir la découpe caractéristique d'un brogue
- la chaussure doit être un pied gauche en 42
- la chaussure doit être marron foncé, dans un cuir aniline (donc pas de veau velours ou de peaux exotiques)
- la semelle doit être en cuir
- la semelle doit être cousue à la main
- la chaussure doit être doublée comme si elle allait être portée
- la chaussure ne doit pas arborer de logo ou de signe distinctif d'une marque
Il y avait beaucoup de nationalités représentées : France (avec Anthony Delos et Christophe Corthay), Japon, Corée, Hongrie, etc, c'est un véritable tour du monde de la botterie qui était proposé avec ces dix paires présentées.
Alors, qui a gagné ?
Et c'est le bottier de la prestigieuse maison Gaziano & Girling, à savoir un richelieu très, très fin, assez spectaculaire quand on l'a dans la main.
Moi, ce qui me rend dubitatif, c'est que c'est une chaussure qu'on ne peut pas porter qui a gagné le prix. Certes, le travail derrière est absolument impressionnant : TOUT a été fait à la main, avec aucune machine, et la finesse des coutures est surréaliste.
Mais quand même, une chaussure, c'est fait pour être portée ! Sauf qu'en l'occurence, ce n'était pas un critère de victoire.
Mes compagnons de voyage m'ont dit qu'à cause de cette forme très étroite, le travail était d'autant plus difficile.
C'est donc sur cette pensée perplexe que j'ai quitté l'endroit, ayant assisté à mon tout premier championnat mondial de la patine et de la botterie !
Pour les plus curieux, Shoegazing a publié un très long compte-rendu, bourré de photos (on m'y aperçoit même sur certaines !).
Le mot de la fin
Enfin, j'aimerai terminer sur une note plus personnelle : j'entends parfois que le milieu sartorial est "snob" et cryptique. Eh bien moi, j'ai vécu tout l'inverse, et j'en profiter pour remercier toute cette joyeuse troupe pendant ces quatre jours de trip.
Ils ont répondu à mes nombreuses questions avec pédagogie, et ont veillé à ce que je comprenne bien chaque paire que j'avais entre les mains (ou sur le pied). J'étais face à des personnes très passionnées et ravies de transmettre.
Je suis très reconnaissant d'avoir eu une telle formation accélérée de quatre jours sur les plus grandes maisons anglaises.
Pour moi, l'univers sartorial, c'est ça : des gens passionnés, qui veulent expliquer, partager, et évidemment (très) hédonistes en ce qui concerne la bonne bouffe conviviale, un bon vin, ou même un bon cigare ! (pas de panique si vous n'avez aucune idée de comment ça se fume et ça s'apprécie, on vous expliquera).
Et j'ai été très touché que face au flagship londonien Arc'téryx, rempli de Gore-Tex, Guillaume vienne vers moi et me dise "Benoît, maintenant c'est à toi de nous expliquer ton univers et de nous montrer les pièces à connaître". Quel plaisir d'avoir eu en face de moi une telle ouverture d'esprit.
Vraiment, un immense merci à eux, et je n'ai qu'une envie : les accompagner dans leurs prochains voyages sartoriaux.
Note : Florent vient lui aussi de publier son compte-rendu sur son (excellent) blog.