Le petit monde des calcéophiles est plein de grands artisans (Tuczec, Cleverley, Lobb, Bunting). Ceux qui, il y a longtemps, ont créé les bases d’un domaine où l’évolution stylistique est la plus lente et la plus compliquée.
Si l’univers du tailoring est en constante évolution, avec des modes qu’on peut assez facilement repérer dans le temps, celui de la botterie est plus discret. Que ce soit en termes de formes ou de patronages, on évolue lentement et peu, tant ce qui existe est déjà exceptionnel.
Les grands noms du secteur sont pour la plupart toujours là (Cleverley, Lobb, Green, Weston…). Pourtant depuis une dizaine d’années, on sent un nouveau dynamisme se créer. La recherche d’une nouvelle esthétique surtout, avec des formes plus assumées, des patines plus travaillées.
Que ce soit du côté des professionnels, ou des amateurs (souvent extrêmement pointus lorsqu’il s’agit de chaussure), on cherche à redonner au soulier ses lettres de noblesse.
Parmi les premiers à s’être dédiés à la chaussure masculine, le parcours de Justin Fitzpatrick est intéressant, puisqu’il a réussi à passer d’un blog à une marque bien implantée sur le marché, tout en essayant de répondre à une problématique assez compliquée : comment se distinguer, en se rattachant aux fondamentaux de ce qu’est un beau soulier ?
Justin Fitzpatrick est originaire de Seattle et passionné de chaussures, initialement de sneakers. Il a lancé en 2013 sa marque, mais ce projet est l’aboutissement d’un parcours bien plus long. Un parcours qu'il ne destinait d'ailleurs pas à la chaussure. Passionné avant tout de musique, Justin s'imaginait plus évoluer vers les grandes maisons de disque que chez des chausseurs. Pourtant les aléas de la vie, et l'impossibilité de commencer un stage chez une major du secteur vont l'éloigner du monde de la musique. Ayant besoin d'un projet bien défini à réaliser, il décide alors que c'est vers le monde de la chaussure qu'il va se tourner.
Alors qu'il est vendeur depuis quelques années dans une boutique Nordstrom (chaîne de magasins initialement spécialisée dans la chaussure), il est frustré par l'absence de qualité et de style de la majorité des modèles proposés, et plus globalement de ce qui est proposé sur le marché américain. Il ambitionne donc rapidement de créer sa propre marque pour proposer des modèles plus travaillés, autant en style qu'en fabrication. Mais pour cela, il faut aller apprendre auprès des grands chausseurs, et ceux-ci se trouvent principalement en Europe.
Justin quitte donc sa famille et sa ville natale en 2008 pour découvrir l'univers complexe et peu médiatisé (surtout il y a 10 ans) des bottiers et chausseurs. Il commence donc par partir à Florence, pour étudier la botterie chez Stefano Bemer, figure de proue de l’école florentine (voire italienne) qui nous a malheureusement quitté trop tôt. C’est durant cette formation de 10 mois qu’il va pouvoir apprendre à réaliser un soulier à la main, sur mesure. Cette formation est un moyen pour Justin de comprendre comment est réalisé un soulier cousu, et donc de comprendre parfaitement la technique.
Après ce long séjour à Florence, direction Londres, où Justin sera responsable du stand d’entretien des souliers de la maison de tailleur Gieves & Hawkes située sur Savile Row, avenue bien connue des amateurs de tailoring. Il y restera 3 ans. Lors de cette période, au contact de professionnels de l’habillement masculin, Justin va peaufiner son projet de marque.
Et en parallèle, il écrit le blog theshoesnob.com dédié au soulier masculin. Celui-ci va rapidement devenir le blog référence en matière de souliers pour hommes dans le monde. Pour ceux qui aimeraient en savoir plus, Justin a commencé à publier une série d’articles sur le blog racontant son parcours en détails.
Un style anglais et une fabrication espagnole
C’est en 2013 que Justin annonce le lancement de la marque Justin Fitzpatrick Footwear. Après une longue période de conception, la direction que doit prendre cette marque est enfin définie :
Proposer un soulier de qualité, cousu Goodyear, à un prix compétitif par rapport aux références londoniennes, avec un style classique mais qui se différencie de ce que font les marques traditionnelles.
Pour le style, Justin va donner à ses modèles, un peu de la fantaisie qui peut manquer à certaines marques, il se rapproche en cela de ce que peut réaliser Tony Gaziano, en proposant des modèles classiques, mais avec des formes plus racées, moins rondes que ce que peuvent parfois réaliser les chausseurs anglais.
Justin va beaucoup jouer sur les couleurs en proposant beaucoup de bordeaux en plus des habituels noir et marron, mais aussi dès le départ du vert ou du violet, et surtout sur les matières, en proposant beaucoup de ses modèles en bi-matière, en associant le cuir lisse (box-calf) au veau-velours (suede), ou au denim (sa bottine en cuir marron et "jean" est un de ses best-sellers).
Bien qu’il aurait aimé faire produire sa ligne en Angleterre, il faut se rendre à l’évidence, pour proposer un prix plus attractif que celui d’un géant (et d’une référence) comme Crockett & Jones, en ne possédant pas son propre atelier, c’est mission impossible. Il faut donc se tourner vers un autre pays de la chaussure, l’Espagne.
Grâce à ce choix, il est possible de proposer un soulier qualitatif, pour un budget raisonnable. L’Espagne n’est pas un nouvel arrivant dans le monde du soulier, il y a bien longtemps que les usines du pays fournissent de nombreuses marques, mais des marques espagnoles s’imposent aussi et deviennent de gros acteurs du marché (Meermin avec sa ligne Maestro, Carmina…), et de nouvelles marques arrivent régulièrement jusqu’à nous (Yanko, TLB…).
En choisissant l’Espagne pour la production, et des tanneries européennes pour se fournir en cuir, on arrive donc à un produit de qualité juste sous la barre des 400€. Alors oui, 400€ c’est un budget. Mais pour ce genre de produit, ça reste une bonne moyenne. A titre de comparaison, les souliers sont actuellement vendus 385€, lorsque Carmina est à 395€, et Crockett & Jones à 500€, La marque est donc plutôt bien placée par rapport à ses objectifs initiaux.
Concernant la réalisation, on peut relever plusieurs points intéressants. Les cuirs viennent de grandes tanneries européennes qui fournissent aussi les autres grands chausseurs (on peut notamment reconnaître le cuir museum à son aspect marbré inventé par la tannerie Ilcea, aussi utilisé par John Lobb Paris).
Les différentes formes proposées sont basées sur une forme grande mesure réalisée par Tony Gaziano (un des plus grands bottiers mesure actuels) pour Justin, qui a ensuite été adaptée pour pouvoir faire du prêt-à-chausser.
Seul le bout change ensuite pour proposer des formes plus ou moins arrondies (ou carrées). Le cambrion, la pièce qui part du talon pour redescendre vers l’avant de la chaussure, pièce centrale du soulier (c’est lui qui maintient la chaussure et l’empêche de s’affaisser) bien qu’invisible, est réalisé en cuir et en métal comme sur des modèles haut-de-gamme.
Enfin la tige, c’est-à-dire l’ensemble des pièces qui forment le haut de la chaussure est montée main.
C’est-à-dire que l’étape qui consiste à appliquer la tige sur la forme et à la tirer pour qu’elle se sculpte en prenant bien la forme de… la forme, est réalisée manuellement. C’est une étape importante et particulièrement physique.
Pourrait-on avoir encore mieux ?
Possible, mais certainement pas en conservant cette gamme de prix. Le seul défaut, purement esthétique, que je trouvais à ma paire de bottine était la demi-lune de cuir au point où se rejoignent les garants (valable seulement pour les richelieus), mais il a disparu sur les séries plus récentes, et a été remplacé par un point d’arrêt, finition plus discrète et élégante à mon goût.
Une marque en perpétuelle évolution
Depuis le lancement, l’équipe est restée très active, en proposant un renouvellement continu des modèles, des nouvelles références, en se lançant dans des choses un peu plus originales (une botte de montagne, des mocassins de conduite, et tout récemment des sneakers) ou plus exclusives comme une bottine à boutons, alors qu’on en trouve très peu sur le marché.
L’offre a bien sûr été complétée par une gamme complète d’accessoires d’entretien, où on trouve notamment une paire d’embauchoirs de voyage forts pratiques.
Avec le temps, une option de MTO (made to order, des souliers personnalisés) s'est vue proposée pour 90£ de plus, ce qui est très raisonnable (en général on est plutôt autour de 30 à 50% d’augmentation). La collection en elle-même est en constante évolution avec de nouveaux modèles tous les 6 mois, ce qui permet de ne pas tourner en rond.
Bien que certains modèles soient permanents, cette saisonnalité permet de trouver régulièrement des modèles plus originaux (la collection printemps-été 2018 fait la part belle au cuir tressé)
Pourquoi j’ai tout de suite accroché ?
Le marché de la chaussure est complexe. Il l’était encore plus il y a quelques années. Trouver des modèles qui sortent des patronages et couleurs classiques reste compliqué, car ils sont minoritaires. Surtout si on souhaite garder une qualité de fabrication irréprochable (à un prix pas trop clivant). Lorsque Justin a présenté sa collection, j’ai tout de suite été conquis. Etant amateur de bi-matières, j’étais servi, et beaucoup de modèles correspondaient à ce que j’aurais aimé ajouter dans mes placards.
Si j’ajoute à cela le fait que Justin essaye de venir à Paris une fois par an, ce qui permet d’essayer les chaussants et de voir les nouveaux modèles en vrai, et que Justin est quelqu’un d’extrêmement sympathique qui ne rechigne pas à discuter avec chacun et à parler de sa passion, que demander de plus ?
En plus, il a été rejoint ces derniers mois par un collaborateur français, Eric, que vous pouvez directement contacter par mail (eric@jfitzpatrickfootwear.com) si vous avez des questions.
Trois classiques de la marque, pour trois styles différents
Modèle Wedgwood
J’ai très tôt été client chez Justin, lors du premier Trunk Show parisien, j’en ai profité pour essayer et repartir avec le modèle Wedgwood, une bottine richelieu proposée pour l’occasion en bi-matière bordeaux.
Extrêmement élégant, c’est un modèle parfait pour changer du noir et du marron chocolat dans une tenue formelle. Comme c’est une bottine, bien que la partie en veau-velours soit majoritaire, elle reste relativement peu visible.
Alors je vais être honnête, bien que je la porte régulièrement depuis presque 5 ans, ce n’est pas le modèle que j’ai le plus fréquemment aux pieds. L’inconvénient d’une bottine richelieu, c’est qu’il faut un peu plus de temps pour la lacer, à réserver aux matins où on n’est pas trop en retard.
Ce premier achat a été l’occasion de confirmer les essayages lors du Trunk Show. Les formes de Justin me chaussent extrêmement bien. Cette bottine fait partie des chaussures qui me chaussent le mieux, je peux la porter pendant une longue journée debout (comme au Pitti) sans qu’elle devienne désagréable à porter.
Modèle Magnolia
Après ce premier essai réussi, j’ai décidé d’ajouter à mon placard un modèle plus polyvalent. Quitte à avoir des paires qui me vont bien, autant pouvoir les mettre le plus fréquemment possible. J’ai choisi (lors du second passage de Justin) de commander le modèle le plus classique qu’on puisse trouver, un richelieu à bout droit marron.
Ni trop formel, ni trop casual, c’est un modèle qu’on peut associer à tout, un costume bleu, un pantalon gris, un jean … Le premier modèle qu’on devrait avoir. J’ai donc choisi le Magnolia dans la collection de Justin. Un choix que je ne regrette pas, cette paire est une de celles que j’ai toujours à portée de main, lorsque je ne veux pas prendre trop de temps pour choisir ce que je dois porter, c’est une des 3-4 paires que j’ai par défaut.
Modèle Rainier
Enfin, il y a un an et demi, j’ai profité d’un nouveau passage de Justin à Paris chez Mes Chaussettes Rouges pour commander une dernière paire (pour l’instant). Un peu frustré car je ne mettais pas aussi souvent que je voudrais ma bottine, j’ai décidé de repartir sur un modèle plus osé.
J’ai jeté mon dévolu sur le modèle Rainier, un "Austerity Adelaïde", c’est à dire un soulier avec un plastron au niveau du laçage, un bout (en général droit, mais ici golf) et une talonnette, brogués. Dans le cas d’un modèle Austerity on retrouve le même patronage mais sans les perforations.
Dans ce cas, pour ajouter un peu de personnalité, la chaussure est fabriquée avec deux peausseries (oui, j’aime beaucoup les bi-matières) un cuir lisse bordeaux, et un veau-velours bleu. Le veau-velours sur la claque ajoute un peu plus de souplesse qu’un cuir lisse. C’est un modèle clairement moins sobre et plus compliqué à porter, mais il reste assez discret à l’usage.
Comme vous pouvez vous en douter, si je complète régulièrement ma garde-robe avec de nouvelles paires, c’est que mon ressenti est très positif. A l’usage, mes différentes paires vieillissent très bien et s’entretiennent facilement (j’en profite pour remercier Romain, des cireurs parisiens, pour la dernière mise en beauté de mes 3 paires).
Le mot de la fin
Réussir à créer une ligne de souliers à la fois légèrement plus originale que la moyenne, et faciles à intégrer dans une tenue n’est pas simple. Justin Fitzpatrick a réussi à devenir en quelques années une marque qui compte dans la communauté des calcéophiles et à proposer une offre cohérente et une vraie vision du style.
L’investissement n’est pas anodin et les 385 euros qu’il faut dépenser restent une somme. Mais cela reste un bon rapport qualité/prix pour cette gamme de chaussures.