Supreme est LA marque du moment. Celle que les jeunes s'arrachent au prix d'heures d'attente sur les pavés ou de navigation sur Ebay. Le leader incontesté d'un streetwear en pleine bourre a gagné ses lettres de noblesse à la faveur d'une collab' avec Louis Vuitton.
Mais la griffe new-yorkaise n'en demeure pas moins intrigante, et la question de savoir pourquoi elle déchaîne les passions taraude les passionnés du vêtement depuis son explosion ces dernières années. De quoi diviser : érigée en génie marketing par les professionnels du secteur, elle est vénérée par sa large communauté de fans,. Et regardée d'un œil méfiant par un nombre au moins aussi important de consommateurs, qui voient en elle ce que la mode a pu produire de pire, entre un business model décuplant les attentes, l'industrie de la revente qu'elle a engendrée et le buzz continuel qui l'entoure.
C'est qu'on a une fâcheuse tendance à analyser Supreme sous l'unique prisme de la vente - vous savez, cette galère de drop hebdomadaire en quantité limitée, avec système de ticket pour pouvoir accéder à la boutique. Or, pour comprendre la marque, il faut voir plus loin. Repartir à ses origines, se pencher sur son créateur, pour obtenir les réponses à toutes les questions qu'elle peut susciter. Plus qu'un retour produits - pour la faire courte, c'est du milieu de gamme qui vaut à peu près son prix en magasin -, voilà l'objet de cet article, qui pourrait bien balayer un certain nombre d'idées reçues. Parce qu'une chose est sûre, Supreme ne se limite pas à ce qu'on peut en déduire d'un regard éloigné. Il est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins. Un ovni.
James Jebbia, le visionnaire
James Jebbia devant sa boutique, 1994.
Flashback. Nous sommes en 1994, et à 30 ans, James Jebbia est à la croisée des chemins. Ce natif de Grande-Bretagne, débarqué à New York dix ans plus tôt, sent en effet le vent tourner : son pote Shawn Stüssy, avec qui il tient la boutique éponyme, envisage la retraite. L'expérimenté tenancier de magasins de fringues songe alors au skateboard. Bien qu'il n'ait jamais ridé la moindre planche, il est attiré par les graphismes, le côté rebelle qui se dégage du mouvement. Et fait surtout un constat, qu'il explique en ces termes à Interview Magazine :
« Les vêtements que sortaient les marques de skate à l'époque, c'était de la merde. Beaucoup de leurs consommateurs étaient jeunes. Mais là où les gens imaginent les skateurs en gamins de 12, 13 ou 14 ans, à New York, c'était plutôt le kid hardcore de 18-24 ans, et il ne portait pas ces fringues. Parce que ça ne fittait pas bien, et que la qualité était mauvaise, alors qu'ils voulaient bien paraître et ramasser des filles ».
Bingo. James Jebbia a identifié son public, compris ses attentes. Et veut y répondre en lui offrant de la qualité à un prix accessible. Avec 12.000 dollars en poche, cette même année, il ouvre donc sa boutique Supreme sur Lafayette Street. Le nom lui vient de l'album du saxophoniste jazz John Coltrane, « A Love Supreme », tandis que son désormais fameux "box logo", dessiné par un ami, s'inspire des visuels de l'artiste conceptuelle Barbara Kruger. Drôles de références, pour un type qui veut vendre du skatewear ? C'est justement là, dans ce mélange de sources disparates, que se trouve l'identité de Supreme. Le socle de son succès.
Plutôt ressemblant, en effet.
La recette du succès ? Un ADN qui parle à la jeunesse
Années 90, pop et contre-culture
Question ADN, le New York Times en propose la meilleure description : « Supreme rassemble plusieurs courants de l'underground, le punk des skateurs de l'ère Dogtown (la Californie des années 70, ndlr), l'utilitaire de l'équipement militaire, les couleurs impétueuses du hip hop des années 80, et les fusionne dans une esthétique singulière ». Condensé de son époque et de ce qui s'élevait alors outre-Atlantique entre musique rap et grunge, Supreme pioche dans de nombreux domaines pour ses visuels, de la musique à l'art, de la contre-culture dont il est issu à la culture pop qu'il s'amuse à détourner. Sa première collection de trois t-shirts comprenait ainsi une pièce avec un De Niro Taxi Driver, pendant qu'il se faisait connaître en placardant ses logos sur des pubs Calvin Klein avec Kate Moss.
La première collection de Supreme. Le t-shirt Taxi Driver (ici signé par des skateurs), le modèle "Afro Skater", et le box logo, devenu iconique sous toutes ses variantes.
Le compte Instagram supreme_copies permet de mesurer l'étendu de ces inspirations : elles peuvent aussi bien être tirées de l'arrière plan d'un tableau du XVIIIe, d'un film des années 20 ou d'un fait divers, à l'instar de cet homme arrêté par le FBI avec un box logo, qui aura déclenché le fameux t-shirt au slogan "Illegal Business Control America".
Voilà pourquoi Supreme peut afficher sur un "photo tee" des personnalités aussi différentes que Mike Tyson, Lady Gaga, Neil Young... et Kermit, donc.
Les collaborations suivent le rythme des influences. Il y en a des dizaines. Des artistes, des marques. Un plasticien reconnu tel Takashi Murakami, un photographe underground. Une référence de la mode comme APC, un représentant du sportswear avec Nike, mais aussi des marques de niches très confidentielles. C'est un capharnaüm en apparence, mais il émerge une cohérence, bien symbolisée par les deux dernières collab' de Supreme.
Après une collection autour des clichés de la photographe Nan Goldin, connue pour ses portraits de marginaux de la nuit new-yorkaise, Supreme s'est de nouveau allié à Lacoste ce printemps. Ces deux dernières collab' en disent long sur la démarche "associative" de la marque, qui s'attache toujours à raconter une histoire de la street culture.
Qu'il s'agisse d'un délire, d'un hommage ou d'une collection qualitative, de 1996 et sa première collaboration avec Vans jusqu'à notre crocodile national, Supreme a toujours mis un sens et une histoire derrière chaque alliance, chaque produit. De même qu'il a toujours remodelé et réinterprété ce qu'il touchait, on n'est pas loin de la définition même du streetwear.
Le box logo a croisé le camo de BAPE en 2002, pour ce qui est l'une de ses premières collaborations marquantes. Plus globalement, Supreme s'est souvent associé aux griffes japonaises - UNDERCOVER, NEIGHBORHOOD, Visvim -, témoignage d'une attirance commune, qui se traduit aujourd'hui par un grand nombre de magasins au pays du soleil levant.
Cette diversité, James Jebbia la voyait comme une réponse à l'éclectisme de la jeunesse. Re-bingo : sensibles à l'harmonieuse dissonance, et à cet esprit oscillant entre humour et irrévérence, les kids n'ont pas tardé à se ruer à la boutique de Lafayette Street. Qu'ils aient tapé leurs tricks à Washington Square... ou dans la campagne française.
Authenticité et exclusivité en mots d'ordre
Supreme n'est pas un phénomène récent. Il a immédiatement et TOUJOURS eu du succès. « Supreme est apparu, et on l'a tout de suite perçu comme le truc le plus cool du moment. Ça a tout de suite été hors du commun », nous raconte Pascal Monfort, fondateur du cabinet de tendances REC, et en skateur chevronné, fan de la première heure. Il se souvient de l'impact de la sortie du film Kids de Larry Clark en 1995, dont les acteurs portaient la marque et gravitaient autour de la boutique. Et ce shop, donc : un autre élément de l'identité Supreme, et sans doute sa plus grande appropriation.
« Aucun skateshop ne ressemblait à ça. C'était à mi-chemin entre la galerie d'art, la boutique de luxe et néanmoins le skateshop, qui était à cette époque-là un truc plutôt bordélique. Il y avait le super système de son, la mise en scène produits très minimale, la rareté, déjà, puis le look et l'arrogance des vendeurs... Cette distance qu'ils mettaient avec les consommateurs, elle était séduisante, ça les rendait crédibles. On les détestait et on les aimait en même temps. On avait envie de leur ressembler. C'était de vrais skateurs, connectés au truc. Alors même si le mec te parlait un peu mal quand il te vendait un t-shirt, qu'il te disait "vas-y dépêche-toi, décide-toi, donne ta couleur" (quand ils veulent bien te répondre et qu'ils ne sont pas en train de faire autre chose), c'est pas grave. C'est pas grave de se faire maltraiter par un mec que tu viens de voir dans une vidéo et qui te met à l'amende en skate. »
Ou quand la distance rime avec authenticité. Et légèreté.
A la boutique de Brooklyn, ouverte en 2017, on peut même faire quelques figures.
On en vient à la fameuse méthode de vente de Supreme, souvent mise en avant pour expliquer son succès. On a vu que c'était réducteur, il convient maintenant de préciser qu'il ne s'agit pas vraiment d'une autre anticipation géniale de son créateur. Intronisée dès le début, cette démarche n'avait pas pour but initial de dupliquer l'attente, sinon d'éviter de se retrouver avec des invendus sur les bras. La jeune marque ne voulait pas prendre trop de risques. Ou... trop bosser. Parce que c'est aussi une certaine fainéantise qui a guidé Jebbia et ses partenaires. « Disons que nous travaillons vraiment fort pour que tout se fasse sans effort », ironise-t-il dans le mag 032c.
De là à dire que Supreme est devenu leader du streetwear et référence de la mode sans avoir essayé de l'être, il n'y a qu'un pas. Que Pascal Monfort ne franchit pas. « Je me souviens de l'une de leurs premières punchlines, qui était ironique et marrante : "Supreme, world most famous skateshop". Donc quelque part, il y avait une promesse ambitieuse dès le départ ».
De fait, Supreme a ancré l'exclusivité dans son ADN. « On n'a jamais été dans le truc de l'offre et de la demande. Ce n'est pas comme si on se disait qu'on allait faire un truc qu'à six exemplaires, mais si je peux en vendre 600, j'en ferai 400. On a toujours fait comme ça », poursuit Jebbia dans Interview Magazine. Au point de refuser l'expansion traditionnelle - il ne compte que 11 magasins à l'heure actuelle -, ou de mettre en place un site Internet tout sauf séduisant.
« Ils ont toujours réussi à donner l'impression qu'ils n'étaient pas intéressés par le fait de vendre plus. Et ça, ça a excité le consommateur. Ce qui est génial, c'est qu'ils ont remis en question un modèle, très américain en plus, qui veut que plus on a de clients, plus on produit, plus on vend. Bon ben, ce n'est pas tout le temps le cas, et Supreme a prouvé qu'on pouvait faire autrement », analyse notre intervenant. Lequel se souvient qu'on vendait déjà du Supreme sous plastique en friperies de luxe dans les années 90. En outre, c'est en 2002 que James Jebbia aborde pour la première fois la problématique de la revente de ses pièces à prix décuplés sur Internet, alors même qu'il n'avait pas de site officiel.
Une belle file d'attente devant le magasin Supreme... en 2000. Pas de cordon de sécurité ou de ticket pour l'ordre de passage, mais quand même.
L'explosion de Supreme, entre 2011 et Louis Vuitton
Tyler, The Influenceur
Si Supreme a toujours eu du succès, il a bien pris une autre ampleur ces dernières années. Les files devant ses magasins sont plus longues que jamais, d'où ce système de ticket intronisé récemment pour faire face à l'afflux. Nous y voilà, à la grande question : pourquoi Supreme a-t-il explosé ? Le retour du skate ? Non, trop léger, en tout cas trop loin de ce qui se passait dans les nineties. Il faut plutôt faire un rapprochement avec la montée en puissance du streetwear, porté par un hip hop devenu moteur de la pop culture. Parce qu'il y a bien un influenceur venu du rap impliqué dans l'explosion du nombre d'aficionados de la marque.
Nouveau flashback. Nous sommes cette fois le 28 août 2011, à Los Angeles, et la cérémonie des MTV Music Awards couronne Tyler, The Creator comme meilleur nouvel artiste de l'année. Le jeune rappeur se pointe sur scène avec un classique de chez Supreme, la Box Logo 5-Panel Cap. Casquette qui capte toute l'attention des millions de téléspectateurs du show, tandis que TTC est censuré pour les dizaines de « fucking awesome » qu'il débite.
Tyler et la casquette. Et un chat.
S'en suivront des interviews où le musicien du moment encense la marque. « C'est un petit club, une société secrète », déclare-t-il alors, sans se douter qu'il va considérablement agrandir le club, et faire de cette société l'une des plus reconnaissables de la mode en attirant un nouveau troupeau de teenagers dans son sillage. Pas n'importe quels kids que ceux-là : des millenials, élevés aux réseaux sociaux, et dont le mode de consommation tranche radicalement avec celui de leurs prédécesseurs.
La théorie se tient dans les chiffres - merci Highsnobiety - comme dans les faits. Quelques mois plus tard, Frank Ocean et Kanye West à la Fashion Week parisienne, s'affichent avec du Supreme. Et vient la collaboration avec Comme des Garçons, qui constitue, de l'avis même de Jebbia, un tournant dans l'existence de la marque - « elle a ouvert les yeux et les portes ». Le public s'élargit encore, d'autres marques flairent le gros coup, jusqu'au tremblement de terre Louis Vuitton.
Supreme x Comme des Garçons. Ça n'a pas l'air comme ça, mais elle a fait des heureux.
Louis Vuitton, coup de tonnerre pas si surprenant
Cette collaboration avec le luxe, pressentie à l'hiver 2017 et sortie l'été suivant, a marqué une autre étape. Suscité la surprise, la cohue devant les boutiques... et les critiques. Pendant que LV était taxé d'avoir utilisé la griffe au box logo pour s'attirer les faveurs d'un public plus jeune, Supreme se voyait accusé d'avoir vendu son âme "fuck la mode" pour l'embrasser.
Pascal Monfort juge au contraire que les passerelles avec le luxe étaient déjà établies : la marque lui a emprunté ses méthodes de distribution, mais l'a aussi inspiré, à l'instar de sa production de goodies qui avait séduit des années plus tôt, excusez du peu, un certain Marc Jacobs.
Eh oui, les goodies, c'est aussi une marque de fabrique chez Supreme. Bien qu'il soit toujours étonnant de le voir vendre des trucs insolites, comme des balles de tennis, une brique, ou ce drôle de "money gun".
Plus consécration qu'opportunisme, cet échange avec le luxe a néanmoins poussé Supreme à se fendre d'un très rare, mais ô combien révélateur communiqué : « Tout au long de notre histoire, nous avons vu nos clients avoir des appréhensions chaque fois que nous faisions quelque chose d'inattendu. Cependant, nous sommes toujours restés fidèles à la culture d'où nous sommes venus ».
Finalement, une réflexion sur notre consommation ?
Supreme le clame à raison, il est toujours resté le même. Son identité forte, sa capacité à comprendre la jeunesse et son modèle de vente n'ont pas bougé d'un iota, et sont pérennes. Signe d'une grande intelligence derrière, et de la touche des grands, la cohérence. Jebbia n'a jamais renié, et ne reniera pas ses valeurs et crédos, quand bien même le nombre de clients ait explosé. Comme le rappelle justement Pascal Monfort, « ce qui fait le succès d'une marque, ce sont ses consommateurs ». Alors si critiques il y a, c'est plutôt chez le client qu'il faut regarder.
Il y a en effet matière, à lire les témoignages édifiants de ceux qui ne savent quoi répondre à la question du pourquoi ils achètent la marque, alors qu'ils viennent de claquer 500 euros en boutique. Ou de ceux qui déclarent être venus de loin pour un produit particulier, mais qui faute de disponibilité, se sont rabattus sur un produit qui ne leur plaît pas, pour des centaines d'euros toujours. Sans parler de toutes ces égéries Instagram - un peu gênantes - de 15 ans d'âge.
Du haut de ses 15 ans, Leo Mandella, alias "Gully Guy Leo", pèse plus de 600K sur Instagram. Elle a changé, la street credibility.
Ce qu'il faut en retenir ? Que dans une société où on a accès à tout ce qu'on veut quand on veut, on en vient à rechercher la rareté, tandis que les termes "expérience" et "authenticité" sont sans cesse mis en avant dans les nouveaux modes de consommation. Supreme a toujours eu tout ça pour lui. « Maintenant, c'est devenu un jeu : les gamins adorent faire la queue, adorent se dire qu'ils ont chopé un truc rare, adorent spéculer... ils adorent ça », poursuit Pascal Monfort. Jusqu'à une nouvelle tendance ou lubie ? « Ça fait plus de dix ans que j'entends dire que Supreme ne sera bientôt plus à la mode », conclut-il dans un sourire. Là est la plus grande réussite de Supreme, et tout son génie. Avoir su rester cool, au gré des décennies.