Disclaimer (par Geoffrey) - Cela fait un moment que je m'intéresse à l'histoire des Grands Magasins. Ce sont des établissements plus que centenaires, qui ont amené de grandes évolutions dans la mode masculine (comme la mesure industrielle) ou la manière dont elle est distribuée (les prix fixes sur des étiquettes, la vente par correspondance).
Aujourd'hui on y retrouve une offre variée (à l'image de sa clientèle), après un gros passage à vide dans les années 2000 et une concurrence frontale de magasins multimarques de grande qualité comme Frenchtrotters à Paris (on en reparlera bientôt).
Toutefois on assiste depuis peu à un renouveau chez certains Grands Magasins. Avec une offre très pointue au Bon Marché, et surtout de nombreuses marques créateurs au Printemps de l'Homme (Dockers, SNS Herning, Topman...).
Nous avons donc proposé un partenariat au Printemps, aux côtés de nos amis Modissimo et Matérialiste, pour promouvoir tant les nouvelles marques, que le renouveau de leur vaisseau : Le Printemps (non, ça ne parlera pas du Qatar). Et ce partenariat éphémère sera l'objet d'un prochain article.
En attendant, nous avons pu rencontrer Xavier Gaudemet qui est en quelque sorte l'historien du Printemps. Cette rencontre nous a permis d'apprendre des choses passionnantes sur l'histoire du magasin... d'autant plus intéressantes quand on les voit à la lumière des tendances d'aujourd'hui (retour à l'authenticité et à des relations saines et franches avec la clientèle).
Le Printemps : une histoire d’homme !
Le printemps, l’époque de l’année où le soleil recommence à faire son apparition, où le manteau et l’écharpe qui vous ont tenu au chaud, s’apprêtent à prendre un repos bien mérité.
Bref, je ne suis pas là pour vous parler de la pluie et du beau temps, mais de son homonyme : le grand magasin Le Printemps.
Geoffrey et moi-même, sommes allés à la rencontre de Xavier Gaudemet. C’est un peu le « Mr Printemps », il connaît son histoire sur le bout des doigts. Créé en 1865, ce grand magasin a muté à travers les époques : autant vous dire que son histoire est riche en enseignements.
Nous avons beaucoup appris, tant par l’histoire du Printemps, que par l’évolution du marché de l’homme depuis le XIXième siècle. Soyez rassurés, vous n’aurez pas d’interro surprise, l’idée n’est pas de vous faire un cours d’histoire rébarbatif avec une succession de dates comme on a tous eu (ou que vous avez encore) 😉
« E probitate decus » : mon honneur, c’est ma probité
La devise du Printemps, imaginée par son fondateur Jules Jaluzot m’a interpellé. Elle en jette, ou est-elle un peu pompeuse ? En gros, la parole est-elle suivie des faits ?
Jules Jaluzot, le fondateur du Printemps.
A cette époque, pas de bullshit marketing, de poudre aux yeux, ou presque : on est dans l’authentique. La promesse faite au client, on s’efforce de la tenir : on est dans le vrai et la relation de confiance à long terme. Mais l’accès à la mode et la possibilité de bien s’habiller n’est pas donné à tout le monde. Seule l’élite et les classes aisées peuvent se le permettre.
C’est pourquoi Jules Jaluzot avait des objectifs originaux pour l'époque :
- faire du Printemps un lieu incontournable de la mode et de l’avant-garde. Mine de rien, il a eu du nez car à l’époque le boulevard Hausmann était en pleine mutation (pas d’Opéra Garnier, ni de gare St Lazare, juste du quartier secondaire, voire un peu de friche).
- une expérience du beau : il fallait que le client ait une relation unique avec le point de vente, ce qui n'était pas le cas avant.
- le luxe accessible : des prix 15 à 20 % moins chers que dans les boutiques.
La démarche d'honnêteté se traduit aussi par des étiquettes de prix sur les vêtements. Eh oui, cela parait bizarre mais avant elles n'existaient pas. Le vêtement se négociait, et le prix était donc à la tête du client.
Je sais peut-être ce que vous êtes en train de vous dire derrière votre écran : « bon tu es bien gentil Florian mais on est pas sur BonneGueule pour lire un exposé sur le Printemps… »
Je sais, et vous avez raison. Le décor est planté, prenez place dans la Dolorean de Mc Fly : c’est parti pour un voyage dans le temps !
Une pour chacun !
A la conquête de l’espace de l’homme !
Je ne vous apprends rien en vous disant que la mode féminine était déjà bien plus développée que la mode masculine.
Au Printemps, les premiers coups de ciseaux dédiés à l’homme furent portés en 1878 avec l’apparition du rayon confection. A cette époque, le prêt-à-porter qu’on connaît tous aujourd’hui n’existait pas (j’y reviendrai). La pratique est au sur-mesure et à la demi-mesure. Mais pas de grande folie non plus : un modèle (costume complet) est proposé à la vente en 1890.
On n'est donc qu’aux prémisses du marché de l’homme, on teste, on tâtonne. Bref, on y va doucement. Ce qui paraît impensable de nos jours, est totalement véridique à l’époque : les Grands Magasins comme le Printemps n’ont aucune légitimité sur le marché de l’habillement masculin. La place est occupée par les boutiques et les commerces de proximité. C'était l'époque où chacun allait voir son tailleur de quartier. Les choses ont beaucoup changé depuis.
Note : En 1993, les indépendants (les petites boutiques) représentaient encore 50% du marché européen de l’habillement alors qu’en 2006 leur part de marché est tombée à 22 % et ne cesse de décroître au profit des chaînes spécialisées. Un chiffre qui fait froid dans le dos.
Les tailleurs conservent la clientèle aisée, avec laquelle ils ont tissé une relation mutuelle de confiance grâce à leur savoir-faire et leur relation privilégiée (de bons commerçants avec le sens du client).
Crédit : un atelier de tailleur pour hommes dans la première moitié du XIX ème siècle, lithographie coloriée (Museum Europäischer Kulturen, Berlin).
La Belle Jardinière, un magasin de nouveautés spécialisé dans la confection est déjà bien implanté. Elle attire la petite bourgeoisie (ce nom ne vous dit probablement rien et c’est normal). Pas facile pour le Printemps de se faire une place.
La Belle Jardinière à Paris à droite (actuellement le Conforama et le siège de Louis Vuitton) et la Samaritaine à gauche (fermée depuis 2005) font aussi parti des Grands Magasins.
La Belle Jardinière : l’enseigne spécialiste de la confection au XIX ème siècle est présente partout en France (ici à Nancy).
Rien de nouveau jusqu’à la Première Guerre Mondiale. Le Printemps continue progressivement d’élargir sa collection pour homme.
Après la première guerre mondiale, les choses vont s’accélérer. La mode masculine se fait moins austère et plus sophistiquée. La coupe des costumes se veut plus près du corps également.
Au delà du style, les modes de vie changent. On cherche à gagner du temps. Par exemple, l’homme ne veut plus passer trop de temps chez un tailleur où les prises de mesures sont longues et fastidieuses. Voici à quoi ressemblait le magasin du Printemps dans les années 20.
Suite à l’incendie du Nouveau Magasin, l’Annexe Provence qui faisait office d’entrepôt, est transformée en magasin et va progressivement être dédiée à l’homme à partir de 1922. Au passage : pas mal l’architecture pour un entrepôt.
En 1921, le Printemps lance sa marque pour homme avec le complet autrement appelé « complet-veston » ou « costume ». Aujourd’hui, on parle également de costume 3 pièces composé d’un gilet, et d’un costume (veste + pantalon).
Une coupe assez moderne pour l’époque, fruit d’une confection soignée. Mais le complet « Printemps » n’arrive pas à s’imposer. Sa raison principale ? Le Printemps est trop associé à la femme et ne trouve pas écho auprès des hommes.
Extrait d’un catalogue avec des titres plein de bon sens : « le luxe est une question d’argent, l’élégance est une question de goût » (tout à fait d’accord et d’autant plus vrai aujourd’hui)
Qui dit consommateur à la recherche du gain de temps, dit adaptation de l’offre pour répondre aux besoins et attentes des clients. Dans cette logique, le Printemps se sépare de beaucoup de fournisseurs et investit dans ses propres ateliers de fabrication.
Les fameux ateliers du Printemps. Pour info, Clichy se situe à côté de Paris.
Une situation géographique qui apporte gain de temps et réactivité sur les tendances !
Le travail à la main est très présent, on est loin des productions industrielles d’aujourd’hui. La qualité s’en ressent.
Petit à petit, le Printemps s'aperçoit qu’il peut s’imposer sur le marché de l’homme.
C’est ainsi qu'est lancée en 1930, la marque homme du Printemps : Brummell. Un nom emprunté au faiseur de mode à la cour de George IV et un des pères spirituels du dandysme. Son raffinement extrême (on disait de lui qu'il cirait ses bottes au champagne) lui conféra le titre « d’arbiter elegantiarum (arbitre des élégances) » à la cour britannique.
Un choix de nom assez pertinent pour l’époque tant Brummell incarne l’élégance masculine que veut refléter la nouvelle marque du Printemps.
Une publicité de l’époque représentant l’effigie de la marque :
« un dandy dans l’attitude d’heureuse satisfaction de lui-même »
A noter que le célèbre affichiste de l’époque Leonetto Cappiello signe cette affiche. Même s’il a été stylisé depuis, le dandy est encore le logo de la marque aujourd’hui. Et oui, la marque existe encore et demeure la seule marque des Grands Magasins à avoir perduré malgré son net déclin depuis les années 90. Après il faut savoir qu'elle taille vraiment large et s'adresse à une clientèle plus âgée que le lecteur type de BonneGueule.
Dès ses premiers pas dans les années 30, le succès est rapidement au rendez-vous.
Le succès est tel qu’en 1937 des marques d’accessoires made in Printemps voient le jour
(les prix peuvent paraîtres dérisoires mais le niveau de vie n’a plus rien à voir avec aujourd’hui, l’inflation est passée par là).
Un extrait d’un catalogue de l’époque. C’est brut et sans filet, l’homme sait ce qu’il achète.
On voit clairement que certains codes et techniques de confection ont traversé le temps grâce à de vieilles maisons de confection (dont on peut parfois parler sur BonneGueule). Celles-ci ont su préserver leurs savoir-faire. Ces maisons sont généralement méconnues du grand public car elles sont souvent les fournisseurs des marques haut de gamme et de luxe.
La coupe est certes plus ajustée aujourd’hui mais sachez-le : on invente plus rien ou presque de nos jours.
Le vêtement Brummell, c’est quoi ?
Pierre Laguionie, qui a succédé à Jules Jaluzot (ayant quitté le Printemps en 1905), était également un visionnaire. Il a su prendre le train à temps : le passage du sur-mesure à la demi-mesure, voir aux prémisses du prêt-à-porter. Je m’explique.
Pour gagner du temps, il a mis en place une méthode fabrication plus rapide et standardisée. Dans chaque mesure, on trouvait 5 dispositions et 5 longueurs possibles : plus de 260 tailles différentes pour s’adapter à toutes les morphologies (je vous laisse imaginer le nombre de références).
Chaque modèle était portable immédiatement, c’est ce qui a séduit un bon nombre d’hommes. A la différence du tailleur où le client devait attendre plusieurs semaines. Cela peut vous paraître totalement normal mais à l’époque, ça l’était beaucoup moins.
Côté qualité, Brummell proposait des vêtements issus d’une fabrication artisanale dont les processus de production ont été optimisés, tout en travaillant avec des tissus de très bonne qualité. Moins cher qu’un tailleur pour une qualité à peu près similaire : c’était un bon rapport qualité/prix.
Les Trente Glorieuses : l’apogée de Brummell
L’époque d’après-guerre jusqu’au début des années 70 a été marquée par une forte croissance économique et un accès à la consommation de masse. Je vous épargne les détails que vous connaissez déjà grâce à vos chers profs d'histoire.
Les secteurs d’activités s’industrialisent et la mode masculine également. En 1952, le Printemps lance la « mesure Brummell » c’est-à-dire « le sur-mesure au prix du prêt-à-porter ». C’est un peu ce qui revient dans l’air du temps avec la multiplication de marques qui se positionnement sur ce créneau. Rappelez-vous des tests de Saint-Sens, d’Emmanuel Berg ou encore Surmon31.
A l’époque le délai de livraison du costume était de 4 jours seulement. Comme quoi la proximité a du bon. Même aujourd’hui, on ne fait pas aussi bien !
Les 2 services proposés par le Printemps via Brummell :
la collection « prêt-à-porter » lancé dans les années 30 et la mesure Brummell des années 50
L’année 1952 fût également marquée par la création de l’enseigne Brummell (ce n'est plus qu'une simple marque). Le Magasin Provence aka le Printemps de l'Homme d'aujourd'hui (vous l’avez vu en haut dans l’article) prend le nom de Magasin Brummell. Cette époque de consommation de masse a poussé le Printemps à simplifier son offre. A leurs débuts, les Grands Magasins proposaient toute sorte d’articles (de l’alimentation à la mode en passant par l’électroménager).
Le pari est gagnant, Brummell s’impose comme l’incontournable de la mode masculine sur les autres Grands Magasins.
1970 à 1990 : la folie du marketing et de la communication
A cette époque, Le Printemps est le seul Grand Magasin, via le Magasin Brummell, à avoir un espace entièrement consacré à l’homme. Le marché de l’homme est encore sous-exploité : dix fois moins de magasins pour les hommes que les femmes.
Pour se démarquer, les marques dont les Grands Magasins vont user des concepts marketing pour attirer le consommateur. Pour mieux comprendre, la série Mad Men, qui se déroule dans les années 60 à New York, illustre à mon sens assez bien cette époque. Ce sont les débuts de la publicité de masse et de la recherche d’identité et d’une image forte au sein des marques.
Le magasin Brummell, devenu trop petit et vétuste, va être agrandi et rénové dans les années 60.
Le Magasin Brummell dans les années 50 (avant les travaux).
Son projet d’agrandissement.
Les fameux travaux.
Et voilà le travail ! Vous commencez à reconnaître le Printemps de l’homme d’aujourd’hui ?
Pour la petite histoire, la façade retenue a été choisie pour son caractère intemporel qui reflète l’image Brummell. On a quand même 1380 plaques de marbre d’Italie. Le marbre est en vogue à cette époque, il est convoité pour sa beauté et noblesse. Encore une fois, aujourd’hui, c’est une autre affaire.
Vous vous demandez peut-être pourquoi il y a une marguerite dans le B ? Excellente question, parlons-en !
Le Logo commun au Printemps et à Brummell. Comme je le disais, on commence à prendre en compte la nécessité d’imposer une image de marque forte (ce qui continue d’ailleurs aujourd’hui mais d’une autre manière).
La marguerite stylisée est présente autant dans le P que dans le B pour accentuer le lien de parenté. On l’a bien compris, le Printemps voit les choses en grand et veut s’imposer comme un géant du secteur. D’autant plus qu’un voisin sort de terre en 1969 : le Galfa Club (les Galeries Lafayette Homme).
L’intérieur du Magasin Brummell dans les années 70. C’est coloré (couleurs pop) et la marguerite est omniprésente !
Vous l'aurez compris, on est en pleines années disco.
Plus sérieusement, le Printemps communiquait sous la double enseigne Printemps / Brummell : la première pour la femme et la seconde pour l’homme.
Le Printemps continue son développement dans les années 70 en s’exportant sur l’hexagone comme à Toulouse par exemple : c’est la création de la chaîne Brummell. Au fait, j’ai oublié de le préciser mais Brummell est alors un multimarque, tout comme le Printemps de l’Homme aujourd’hui.
Aujourd’hui : une situation bien différente
Dans les années 90, Brummell tire peu à peu sa révérence. L’annonce du déclin se ressent par exemple dans les publicités. Brummell est de moins en moins mis en avant et laisse la place au Printemps.
Le Printemps est désormais associé à une marque mixte, et l’enseigne Brummell n’a plus raison d’être. En 1999, le Magasin Brummell devient le Printemps de l’Homme que vous connaissez aujourd’hui. Mais Brummell est gardé comme la marque homme du Printemps.
D’un point de vue stylistique, la marque est assez classique et la concurrence est rude avec les marques haut de gamme du secteur comme De Fursac. Contrairement à l’époque où la marque commercialisait des vêtements plutôt « mode », actuellement la clientèle de Brummell est plutôt cinquantenaire.
Aujourd’hui, les ateliers de Clichy n’existent plus (ils ont longtemps été le siège de la FNAC par la suite). Brummell n’a pas échappé à la vague de délocalisation de la production mais la qualité des costumes reste correcte.
Il faut savoir qu’actuellement, il est difficile de produire en France et avoir un prix à la vente compétitif. L’une des raisons ? La main d’œuvre est tout simplement plus chère qu’ailleurs pour un savoir-faire équivalent même si l’on conserve encore en France des spécialités reconnues comme la ganterie de Millau par exemple.
C’est pourquoi la production s’est largement internationalisée à travers l’Europe (notamment pour le haut de gamme). Des pays globalement moins riches dans lesquels, cette délocalisation de la production a progressivement transmis des savoir-faire de qualité. Ainsi, je suis régulièrement surpris par la qualité de confection d'ateliers polonais et roumains, dont le savoir-faire n'a parfois rien à envier à un atelier italien.
Les magnifiques vitrines du Printemps Homme que Geoffrey aime beaucoup.