Nicolò vous a donné sa vision des choses, dans cet article riche et personnel.
Et Jordan vous embarque dans un autre genre : celui de la nouvelle.
Ce n'est pas la première fois qu'il en écrit ! Il a déjà tiré le portrait de huit personnages de mode dans ses histoires extraordinaires.
Aujourd'hui il est question d'un homme qui veut séduire une femme. Nous n'en dirons pas plus.
Comme la dernière fois, les illustrations sont du très talentueux Alexis Bruchon.
Elle n’est pas normale, Céleste.
Y’a des pauvres diables qui la suivent où qu’elle aille. Aucune étincelle ne brille plus dans leurs yeux. Ils sont zombifiés par le sillon qu’elle laisse après elle.
Elle sent le sucre et le paradis.
Je le sais, je l’ai senti.
Il suffit de s’approcher pour comprendre. Et il y a autre chose. Et pour moi qui suis cartésien, j’avoue que ça me dépasse.
Dans ce genre de journées indignes qu’on subit dans le creux de l’hiver, quand on ne sait pas s’il fait jour ou bien nuit, Céleste trouve toujours le soleil. Ou plutôt c’est lui qui la trouve.
C’est très sérieux.
Si elle est au milieu des gradins de l’amphi, on peut être sûr que des rayons solaires vont parcourir ces 150 millions de kilomètres qui nous séparent de notre étoile, se frayer un chemin parmi les astéroïdes, éviter les trous noirs, crever notre orbite, transpercer les nuages pile au dessus de la fac’, taper contre la vitre du vieux bâtiment de briques d’en face, ricocher contre les lunettes à monture métallique du professeur et finir par l’inonder elle et ses contours exquis.
Faudrait que je demande à mon pote qu'on appelle "Copernic". Il est en majeur de physique. C'est un dingue d'astronomie. Il en connaît plus sur le cosmos que sur lui-même. Peut-être qu’il pourrait m’expliquer ça. Ça a peut-être à voir avec les protons, les neutrons et toute l’extrême complexité de la matière.
Je ne sais pas. Il m'a déjà dit qu’on était de la poussière d’étoile. Peut-être que l’étoile de laquelle elle vient, c’est le soleil en personne. Et qu’il cherche à renouer contact.
Ou alors c’est métaphysique ou surnaturel. Et je connais personne de suffisamment calé là-dessus pour m'aider.
En tout cas, il faut bien avouer qu’il y a comme une déformation de l’espace-temps quand elle passe pas loin.
C’est un pont Einstein-Rosen à elle seule.
Je ne sais pas comment c’est possible.
Elle n’est pas normale, Céleste.
Et c’est pour ça que je vais lui demander de sortir avec moi pour la Saint-Valentin.
*******
En me levant ce matin, j’ai filé fissa dans la salle de bain. Je me suis inspecté le visage. Le nez collé contre le miroir. Chaque centimètre carré de peau visible à la loupe. Faut rien laisser au hasard. Pas de gerçure au coin de la lèvre. Pas de poil mutin. Pas de rougeur. Et surtout pas de bouton.
C’est généralement dans les moments fatidiques de la vie qu’un bouton décide de pousser entre les deux yeux comme un point rouge de sniper. Mais pas aujourd’hui.
On est jeudi après-midi, juste avant le cours de Grec ancien de M. Etarcos. Y’a toujours comme un sentiment de mélancolie collective qui s’empare de nous tous à ce moment-là.
C’est le moment que j’ai choisi pour agir.
Je me dis que, comparé à la perspective de passer deux heures avec M. Etarcos qui est une sorte de taupe despotique d’1m50, moitié homme, moitié sueur, helléniste à l’haleine vermouthée, j’ai mes chances.
Le ciel est dégagé. La lumière pas trop dure. Le vent quasi nul. Si je fais abstraction du ver de honte et de perdition qui me ronge les entrailles, ça devrait aller.
Je me lance.
Mes Nike, déglinguées par des années d’errance dans les cours de récré, se posent bien sur le sol. L’une après l’autre. Céleste se trouve au plein centre de la cour et autour d’elle ses confidentes et courtisans.
La sueur commence à venir. Les mains moites d’abord. Et puis l’aisselle humide. Sur l’échelle Etarcos, je suis à 2. Ça va encore.
Encore 20 mètres.
Ça ressemblerait à quoi la vie avec elle ? Je parie sur des matins tendres dans une lumière pastel. Je parie sur l’odeur du poulet dans le four. Des longs trajets en voiture et des conversations longues aussi. Une bague à chaque doigt. Un collier sublime de perles moins beau que son beau cou. Dire oui à tout pourvu que ce soit avec elle.
J’arrive maintenant au quart de la cour. Ma tête tourne. Certains aspirants de Céleste me zyeutent à présent.
Elle me regarde et mon visage sourit. Bientôt toi, bientôt moi, bientôt nous. Monte sur ma barque, je t’emmène au loin, je…
C’est là que j’entends le souffle agressif d’un type qui court vers moi. Le vent vient de la droite et lui aussi. L’impact est brutal. C'est mon pote Hector. Il vient de me percuter le flanc et m’escorte loin du centre de la cour et loin de Céleste.
Hector, c’est le genre de type auquel on obéit. D’abord il fait presque cent kilos. Et puis, il a un de ces regards qui vous cisaille l’âme.
Je me laisse traîner loin de ma promise et le paysage défile à toute allure. Je lance un regard derrière moi et aperçoit Céleste qui soupire quelques mots à sa cour au centre de la cour. J’ai les jambes en coton. Heureusement, Hector m’a hissé sur son épaule, comme on porte un sac de ciment. Et je peux promener mon regard sur la silhouette de celle qui sent le sucre et le paradis.
Même à l'envers, elle vaut le coup d'œil.
Il m’a emmené dans le coin le plus sombre de la cour de la fac. C’est la zone des étudiants en botanique hilarante et de ceux aussi qui travaillent sur la mécanique des fluides humains.
Hector a le regard mauvais. Il me pousse contre un mur et me toise de haut en bas. Il ouvre les bras en grand pour me montrer son envergure. Un albatros le type. Il fait les cent pas en ruminant. Ce gars fait du théâtre, faut le savoir. Ça impressionne moins quand on le sait.
En ce moment, il joue du Beckett donc je ne garantis pas la cohérence des propos qui vont suivre. Il attaque :
« Alors c’est tout ce que tu dis ! »
« Je n’ai rien dit… »
« C’est bien ça le problème. »
« Tu voudrais que je dise quoi ? »
« Merci… pour commencer. »
« Et après ? »
« Après, je ne sais pas. Tu pourrais me demander pardon. »
Il souffle. Il rumine. Il s’ébroue, secoue la tête et se gratte derrière l’oreille d’un coup de patte. L’animal a mauvais caractère. Je dis :
« Merci. Pardon. »
Un nuage des étudiants botanistes nous chatouille les narines et les neurones avec. Je continue :
« Et de rien. »
« Eh ben merci !
« De rien… De quoi au fait ? »
« De t’avoir sauvé d’une mort certaine. »
Je ris. Peut-être un peu aidé par le nuage des étudiants en herbe. Hector ne rit pas. Il est grave quand il dit :
« La honte peut tuer mon ami, j’ai déjà vu ça. »
Quand il dit ça, je me souviens que ce n’est pas une pièce de Beckett qu’il prépare mais Racine. Mais fait trembloter sa voix :
« Tu l’aimes ça crève les yeux. D’ailleurs les tiens te trahissent. Tes silences aussi. Tu caches mal ce feu que renferme ton âme… »
Je regarde ma montre, il est l’heure du Grec ancien.
« Bon, Hec’. Voilà ce qu’on va faire. Moi je vais aller visser mon cul dans l’amphi de Grec et toi tu vas aller répéter ton théâtre à quelqu’un qui veut bien l’entendre. »
« Non mon pote. J’ai réfléchi à ton problème. »
Il n’est plus du tout dans le jeu.
« Ton problème c’est que t’es mal fringué. Et t’auras aucune chance avec elle tant que tu te fringueras comme ça. »
« Tu t’es vu avec ton t-shirt pas assez long pour cacher ton ventre et ton gilet qui pendouille de chaque côté ? »
« Moi c’est autre chose, ce sont mes personnages qui m’habillent. Tantôt je suis un roi (il mime une couronne, un portée de tête haut), tantôt je suis un saltimbanque (il jongle)… »
« À tantôt ! Salue le showbiz’ de ma part, j’y vais. »
Il me retient par le bras et m’arrête net.
« Attends-ten-ten-ten. C’est sérieux ! Tu vois chez Molière, Racine et les autres, pour parler de séduction, on disait parfois « commerce ». Et c’est exactement grâce à cette métaphore que tu vas parvenir à la séduire… Il faut que tu te vendes à elle. Toi tu es comme… disons comme… comme un chou à la crème. Pas le meilleur des choux mais disons que tu es un chou moyen. Dans une pièce montée, t’as pas à rougir. Alors oui, c’est déjà pas mal, tu pourrais être autre chose de moins ragoûtant, mais voilà : est-ce que tu mangerais toi un chou qui traîne sur le rebord d’une fenêtre, qui se présentais à toi sans autre forme d’introduction que le simple fait qu’il soit chou. Non bien sûr ! Suspect. Tu passes ton chemin. Mais alors prends le même chou. Cette fois, il est dans un écrin mignon rose pâle et bleu, avec une inscription qui dit quelque chose comme je sais pas moi « Pâtisserie Mon Chou, depuis 1957 ». La boîte est refermée par un ruban à la Hermès. Elle regarde à droite et à gauche dans la rue. Quelque chose la pousse à tirer délicatement sur le ruban pour voir ce que la boîte renferme et là, ô magie ! Ô enchantement ! Un chou apparaît ! Le plus appétissant des choux ! Il trône sur une petite assiette dorée et sur celui-ci une petite plaque en chocolat sur laquelle elle peut lire : « Je t’attendais »… »
Après un long silence il dit :
« Alors là, crois-moi mon chou que ce chou… elle le mangerait. »
Et là il se barre. Il fait semblant de saluer une foule imaginaire, se courbe face à la standing ovation qui a lieu dans son esprit. C’est un triomphe, c’est le Molière assuré ! Il disparaît derrière le rideau. Il me laisse avec son histoire de chou, au milieu des cumulo-nimbus psychotropiques. Et moi, j’ai Grec depuis cinq minutes alors je me presse.
La vieille porte de l’amphi hurle quand je l’ouvre. Je lui ai fait mal je crois. Tous les regards sont sur moi. Etarcos dit quelque chose que j’entends à peine. La salle ricane et je me hâte.
En passant, je vois Céleste au milieu des gradins. Elle barbotte dans son bain de lumière habituel.
Quand je suis assis, je scrute les types qui l’entourent : des mocassins… avec des glands de cuir ma parole ! Pull sur les épaules et chemise bien repassée ; pantalon de couleur ; parfois pantalon de velours avec des broderies.
Ces choux-là se vendent avec une belle boîte, y’a pas à dire. Je me regarde maintenant : Nike défoncées, t-shirt Arctic Monkeys marron-noir avec la batterie qui s’effrite, pantalon sans couleur définie, gilet à capuche zippé déformé.
Pendant qu’Etarcos se lance dans un de ses monologues que personne n’écoute, citant à peu près Homère avec la main qui scande, il navigue dans le bateau avec Ulysse, j’envoie un message à Hector : « Ok. Je suis un chou et j’ai besoin d’une belle boîte. RDV devant la fac à 18h. »
*******
Quand j’arrive, il me dit « mon chou », je lui réponds « ferme-la ».
Le ciel est rose avec des trainées brûlantes de nuages et je me dis que c’est sous ce genre de ciel que j’ai envie de me promener avec Céleste. On monte dans la voiture d’Hector. Ça sent l’huile de moteur et le tabac froid. Les suspensions ont couiné quand il est monté. À mes pieds, y’a des bouquins de poésie. Je dis bonjour à Apollinaire, Reverdy et Paul Valéry.
On se faufile dans les rues qui grouillent. Hector n'appuie sur le frein que quand il est obligé, sinon c’est la pédale d’accélérateur. Si besoin que la conversation ne s’installe pas vraiment. Je m’accroche et je dis bye-bye à Céleste, une fois, deux fois, trois fois. Je vais finir dans la rubrique des choux écrasés. Je ne saurai jamais ce que ça fait de toucher sa bouche avec ma bouche et savoir si elle ne sent pas autre chose que le sucre et le paradis.
On commence à s’enfoncer dans la partie de la ville qu’on ne voit jamais.
Les murs deviennent beiges, puis gris clair, puis gris moyen, puis gris foncé. Puis c’est noir suie. Le rose du ciel a viré au dégueulasse. Apparemment, on n’a pas droit au même ciel où qu’on se trouve sur cette Terre. Ici, on n’a pas payé le supplément féérie.
Hector sécurise la voiture avec le frein à main. Je m’éjecte de l’habitacle et mes Nike s’enfoncent dans le trottoir. Ici le goudron est plus mou qu’ailleurs. Je m’appuie contre le chrome froid de sa caisse pendant qu’il roule une cigarette. Après avoir ajouté quelques nuages dans le ciel, il me fait signe de le suivre.
On est côte à côte dans une rue sans vie, sans personne. Même pas un chat qui viendrait traverser du mauvais côté. À droite, on a de petites maisons qui vacillent devant leurs jardins de fleurs fanées, à gauche on n’a pas mieux. Et nous on marche au milieu de cette misère avec Hector qui insiste pour utiliser des grands mots grandiloquents.
« Celui qu’on va voir est un esthète. Un prince de l’apparat ! Faut pas se fier à sa baraque qui craque. Il n’est pas riche en argent, mon oncle, il est riche en savoir. Il en sait un rayon sur le pourquoi du comment de la séduction. Il a vendu son âme au Diable pour avoir du succès auprès des femmes. Véridique. Il pourrait en écrire des livres et des livres sur le sujet. Sûr qu’ils deviendraient des best-sellers. Mais il préfère la transmission orale. D’une bouche à une oreille. »
Nous nous arrêtons devant l’une des maisons. Petite, mur de crépis autrefois blanc, une allée de grandes pierres plates, des rosiers morts, une girouette sur le toit.
Je remarque un petit panneau jaune sur le portillon qui indique « Attention chien méchant ». Mais le « méchant » est rayé au marqueur rouge et à la place on peut lire : « élégant ».
J’éclate de rire et me retourne vers Hector. Lui ne rit pas du tout :
« Ris pas. C’est le chien le plus élégant que j’ai jamais vu. »
Justement. Il arrive, le chien, à petites foulées splendides, un émerveillement à chaque pas. Son corps balance comme un bateau sur une mer calme. Il nous inspecte de ses yeux bleus. Sa robe est noir et blanc et fauve et gris. Ses deux oreilles cassent et encadrent avantageusement sa tête. Son poil se rapproche plus d’une chevelure que d’une crinière. Il a autour du cou un foulard de soie marine à pois blanc qui met en valeur ses yeux.
Il s’assoit et tend la patte en direction du loquet du portillon. Hector l’actionne et nous échangeons un regard admiratif.
D’accord, l’oncle, ton chien a de la classe. Voyons voir à quoi tu ressembles.
Le chien nous escorte jusqu’à la porte d’entrée et comme je ne vois aucune sonnette, je m’apprête à taper. Mais avant que j’aie pu le faire, le chien a aboyé une fois et la porte s’est ouverte.
Bientôt il va me demander si je veux quelque chose à boire. Ou il va me dire « bien le bonsoir » quand je partirai d’ici. Et je parie qu’il a une belle voix de ténor en plus, genre Pavarotti.
« Ah, Hector ! »
Je regarde le chien à mes pieds. Le chien me regarde. C’est quand même pas lui qui…
« Et vous êtes ? »
C’est l’oncle qui se tient devant nous. Il brille. Je ne sais pas comme le dire autrement. Il est en robe de chambre en soie probablement avec des motifs comme de petites blason sur toute la surface et un col grand, façon peignoir dans une autre matière, un velours je crois bien ! Il porte aussi une chemise blanche en dessous dans les poignets fermés par des bijoux en or dépassent des manches amples de la robe. Entre le cou et le col de la chemise, il a mis un foulard en soie marine à pois blanc. En bas, c’est un pantalon noir qui se fait oublier et, aux pieds, des espèces de pantoufles en velours aussi, brodées de la lettre « B » sur chaque pied.
Un prince en exil. Dans une maison trop étroite pour lui.
J’ai rarement vu des êtres habillés comme ça. Ni d’homme, ni de femme, ni d’aucun genre d’ailleurs. Je ne sais pas, si j’avais dédié ma vie, à l’aventure, au voyage, à l’étude de l’art tribal, peut-être un jour aurais-je croisé la route d’un maharaja bagousé de saphirs, anneaux d’or et diamant dans le nez et broderies d’argent partout sur l’étoffe. Et alors celui-ci peut-être, ce prince-là devant moi, me serait apparu comme factice, en toc, un peu terne même !
Mais je ne suis que moi, étudiant en Lettres, et je suis ébloui par tant de désuétude exquise.
Hector fait les présentations. Je serre la main du prince. Et c’est là que je remarque que le foulard qu’il porte est semblable à celui du chien.
Je regarde le chien. Le chien me regarde. Puis je regarde l’oncle.
Je devais l’examiner comme si j’avais vu quelque oiseau bizarre car le prince dit :
« Eh bien, qu’est-ce qu’il a ton copain ! Il n’a jamais vu de soie lyonnaise tissée par les canuts ? »
Je reçois une bourrade dans le dos d’une des mains obèses d’Hector, ce qui me projette à l’intérieur de la maison.
J’y retrouve le même crépis que sur les murs extérieurs. Aucun cadre doré, aucune babiole d’aucune sorte, aucun lustre en cristal de je-ne-sais-quoi, aucun rideau en peau de lézard, aucun tapis en poil de brebis magique. Le prince doit mettre tout son argent dans ses habits. Les meubles sont rares et seul le coussin du chien a des pompons royaux à chaque coin.
Je regarde le chien. Le chien me regarde.
Hector raconte à son oncle la raison de notre visite. Il ne lésine pas sur les détails. Et je me fais refaire le portrait à grands coups de pinceaux peu flatteurs. L’amoureux transi. Celui qui désespérait d’aimer. Pendant ce temps, l’oncle nous verse des pleins verres de whisky à grimaces. Je sirote le mien à petits coups de langues néophytes.
« Elle ressemble à quoi cette Céleste ? »
Il s’adresse à moi. Hector m’encourage à parler.
« À un ange. »
Ma réponse flotte une seconde dans l’air. Je veux la remettre dans ma bouche tellement c’est la chose la plus stupide que j’ai jamais entendue de ma vie. Mais c’est trop tard. Ça provoque l’hilarité des deux idiots et le chien me regarde mais je ne regarde pas le chien.
Une petite gorgée de whisky pour faire passer la honte.
« Mais c’est quoi son milieu social ? Qu’est-ce qu’elle aime ? Elle fréquente quel genre de personnes ? »
« Son père est le numéro 2 du groupe automobile CDA Vortex, ce qu’elle aime j’en sais rien du tout et elle fréquente des espèces de connards en pantalon de couleur et mocassins avec des putain de glands ! »
Le prince prend très au sérieux ce que je lui dis. Il me regarde avec intensité. Je sirote mon whisky pour me donner de la contenance mais il est vide alors je fourre un glaçon dans ma bouche mais je manque de m’étouffer. Je parviens à le faire remonter de justesse. J’attends qu’il fonde.
Le prince est tellement absorbé dans ses pensées complexes qu’il n’a rien vu de mon expérience de mort imminente. Il a pas vu mon âme s’échapper de mon corps pendant un fraction de seconde. Je parie que son âme à lui, elle n’est pas nue comme la mienne. Elle est vêtue de soie nantaise des canots et vole superbement, en parfaite connaissance de l’art aérodynamique. Alors que la mienne se ferait secouer par de méchantes turbulences.
Le prince sort de sa réflexion et me dit :
« C’est d’accord. »
J’interroge Hector du regard mais il roupille dans son fauteuil en sky. Un verre de whisky et la Terre est dépeuplée. Le prince se lève et son chien aussi.
« Viens », il me dit.
Moi, naturellement, je me dis que c’est la fin du film. C’est maintenant qu’il va me découper en morceaux. C’est quoi le délire avec cette maison ? Il a dézingué le propriétaire à coups de hache ? Non, pas le genre. Plutôt avec une dague élégante à la poignée d’or. Son bras fera un arc de cercle parfait, fendant l’air et ma glotte.
Évidemment, on descend à la cave. Je fais mine de rien. L’escalier est sans fin.
Ce qui me rassure c’est qu’il ne va pas vouloir salir sa robe de chambre. Ça ne lui ressemble pas. Il va devoir se changer, façon Patrick Bateman, et c’est là que je vais intervenir. J’ai fait du judo pendant dix ans. J’étais ceinture marron.
Les horreurs que ce chien a dû voir.
Au bas des marches, il s’arrête. Sa main va lentement tâter quelque chose sur le mur et la lumière jaillit. Il avance dans la pièce. Le chien est derrière moi. Il me pousse dans le dos avec sa truffe. Si j’en sors vivant, je rajoute « et sadique » au panneau « chien élégant » du portillon.
Je descends. Adieu Céleste. Amour de ma vie. Le chien me dépasse en aboyant et court vers la lumière.
Arrivé en bas, je découvre une pièce immense. Je n’arrive pas à en évaluer la dimension. De larges rangées d’armoires en bois clair s’alignent en parallèle, comme une bibliothèque. Des tapis persans recouvrent le sol. Des miroirs apparaissent régulièrement, à mesure que l’on marche. Je vois des bancs bas recouverts de velours tous les cinq mètres environ. Un mur est criblé de chapeaux de toutes les couleurs ! Un autre de 15 mètres de longs sur 3 de haut présente des centaines d’alvéoles dans lesquelles se trouvent des cravates roulées sur elles-mêmes. Toute cette petite ville est organisée par quartiers : il y a celui des vestes, celui des manteaux et blousons, celui des pantalons, celui des chemises et d’autres encore.
Et tout au fond de cette salle invraisemblable, apparue à moi comme un mirage dans un désert, tout le mur est recouvert de boîtes à chaussures et je ne peux pas les compter. Je ne peux même pas les embrasser d’un seul regard tant il y en a.
« Pour séduire Céleste, je te propose d’user d’une stratégie vestimentaire classique : je l’ai nommée « la belle et le loubard ». L’erreur serait de t’habiller preppy comme les gens qu’elle fréquente. Ou comme son père j’imagine en power suit. Je vois plutôt pour toi Marlon Brando dans L’Équipée sauvage ou James Dean dans La Fureur de vivre. Je vais faire de toi le jeune rebelle au grand cœur. Celui capable des pires larcins mais qui devient tout guimauve quand il est question de copine. »
« Vous devez payer une facture d’électricité monstre avec tous ces spots », je lui fais.
« Écoute-moi bien, je t’aide pas parce que je suis philanthrope. Je t’aide parce que j’aime bien mon neveu. C’est tout. Alors tiens-toi tranquille et surtout garde tes réflexions de petit malin pour toi. »
Je n’ai pas bougé une oreille. Tout le temps qu’ont duré les essayages. Le chien me regardait, il était impressionné. Un « pas bougé » de première classe. Le prince me disait d’enfiler tel vêtement, je m’exécutais. C’est comme ça que je me suis retrouvé avec un cuir défraîchi, élimé de partout mais beau comme une vieille bagnole de collection qu’on découvre sous une tonne de poussière. J’avais aussi un t-shirt blanc éclatant celui-là. Propre et frais. L’équivalent loubard de la chemise de banquier. Il m’avait refilé aussi un jean étroit car j’avais les jambes fines. Et pour finir, il m’avait tendu une paire de santiags :
« Tu déconnes votre majesté ! », je lui dis.
Il me fait non de la tête et je sens bien que sa patience a atteint une certaine limite. J’embarque les santiags et je dis adios muchachos. Je réveille Hector. Je regarde le chien. Le chien me regarde. T’as cligné des yeux ! Et on met les voiles.
Il fait froid mais il ouvre les fenêtres en grand pour fumer. Il ouvre les deux fenêtres parce qu’il dit que le courant d’air évite que l’odeur ne s’installe dans le cuir dans sa voiture. Perdu Totor. Quitte à avoir une pneumonie autant fumer. Je lui prends une cigarette et la suçote.
Sur le chemin jusqu’à chez moi, il me dit que c’est dans la poche. Que la Céleste, elle est pour moi. Parce qu’il n’y a aucune femme au monde qui a jamais résisté à ce mec-là. Et que la raison c’est qu’il a érigé au rang d’art le fait de se vêtir.
Après sa petite sieste, Hector est tout feu tout flamme. Il veut qu’on aille s’en jeter un petit derrière la cravate. Enfin le t-shirt. Mais j’invente une excuse. J’ai besoin de toutes mes facultés mentales pour demain. Parce que c’est demain le grand jour.
*******
Je me réveille d’un sommeil piteux. J’ai passé la nuit à chercher l’air, noyé dans des eaux denses de cauchemars à la chaîne.
Je n’avale rien qu’un café mal dilué dont les grains me roulent dans la gorge. Je fourre dans mon sac ma tenue fatidique. Elle sera celle de mon triomphe ou de ma honte. Je préfère ne pas y penser. On a beau s’entourer d’amis, y’a des moments dans la vie où on est seul au monde : quand on naît, quand on meurt et quand on s’apprête à dire à quelqu’un qu’on l’aime.
Je passe toute la journée de cours en pelote dans mes songes cruels. Je veux y aller cent fois et je renonce autant. Et puis, à la fin de la journée et du dernier cours, ma volonté s’empare de moi. Je suis dans les toilettes à me mettre en tenue. Je sais exactement où elle se trouvera quand je sortirai des toilettes. Elle sera au milieu de cette foutue cour, avec toute sa foutue horde, à rire une dernière fois Avant que la journée ne se termine.
Je sors du bâtiment et je marche vers elle. J’avance dans le long tunnel vers la lumière. Ils me voient, elle me voit. Un pas après l’autre. Le blouson en cuir tintinnabule. C’est moi le prince aujourd’hui. Vous pouvez ranger vos pantalons rouges, vos pulls sur les épaules, vos mocassins à glands, aujourd’hui je prends mon destin en main. Je finis premier à la fin de la course. Céleste va finir au bras du loubard. Au bras de son contraire. Parce que c’est comme ça que les choses sont faites, que les opposés s’attirent et que le monde est plein de mystères.
Alors que je suis à cinq mètres et que j’ai devant moi un petit groupe de personnes qui me cisaille le cuir avec les regards aiguisés, ma santiag droite se plante dans le sol et ma cheville vrille. Je m’écroule par terre au ralenti. Mon corps vrille aussi. Et je suis sur le dos. En plein milieu de cette cour et je regarde le ciel.
J’entends les rires. Les rires cruels en écho. Écho dans contre les murs, contre les nuages et qui ricochent dans ma tête. Je ne bouge pas. Mon corps refuse. La nuit commence à tomber. Le rideau tombe.
Je ne sais pas combien de temps je suis resté là sur le dos au milieu de la cour à regarder le ciel sans le voir.
À un moment, j’ai senti quelque chose qui me tapait l’épaule. C’était une canne et au bout de celle-ci le gardien boiteux. Je n’ai pas entendu ce qu’il m’a dit. Je suis parti, avec mes santiags. Laissé mon sac et son contenu dans les toilettes du rez-de-chaussée. Si quelqu’un les trouve qu’il garde tout.
Cette nuit-là, je ne suis pas rentré chez moi. Pas directement en tout cas. J’ai fait un détour chez le prince. Et une fois arrivé devant chez lui, le chien était assis dans l’allée à regarder la nuit. J'ai regardé le chien et il m'a regardé. J’ai ouvert le portillon, je l’ai débarrassé de son foulard ridicule. Et il est parti avec moi. Je ne lui ai rien demandé.
Je ne saurais dire exactement pourquoi j’ai fait ça. Mais ce qui est sûr c’est que, depuis ce jour, je n’écoute plus que moi.