Dossier : Les archives Levis, des cowboys aux défilés : 140 ans de jean homme

Dossier : Les archives Levis, des cowboys aux défilés : 140 ans de jean homme
Pssst : On a tourné une vidéo sur l'histoire du jean. Prenez une chaise, ou un fauteuil, et appuyez sur le bouton "play". 😉

V.I.R.A.L. : l’histoire rocambolesque du blue jean américain (4/8)

Lors de notre séjour à San Francisco, nous avons visité les archives Levi's : un véritable rêve devenant réalité pour les passionnés de vêtements que nous sommes. Et on mesure vraiment notre chance d'avoir pu voir et toucher toutes ces pièces précieusement conservées (hélas) à l'écart du public.

En effet, Levi's conserve son patrimoine depuis plusieurs générations, et continue à chasser autour du monde les pièces qui ont fait son histoire. Ils ont même une historienne : Lynn Downey. Son job est de conserver les précieuses reliques et d'agrandir la collection.

Et elle assiste également les designers de Levi's et Dockers (Douglas Conklyn) dans l'utilisation d'anciennes pièces pour le design de collections actuelles. Car bien souvent, rien ne vaut les bonnes vieilles coupes et matières du passé, ou les délavages naturels d'années de labeur.

Le coffre-fort renfermant une partie des trésors de Lynn.

Les origines du jean

Pour ceux qui l'ignorent, c'est bien la marque Levi's qui a lancé le jean en 1872, en partenariat avec Jacob Davis, un tailleur du Névada qui en a eu l'idée mais n'avait pas les moyens de la développer.

Monsieur Levi Strauss, ou plutôt Levi pour ses employés. C'était un patron moderne, avec déjà plein d'idées chouettes sur la responsabilité de l'entreprise vis-à-vis de la société, le refus de la discrimination raciale, la proximité avec ses employés. Un vrai "provider" comme dirait Benoît.

La compagnie (fondée en 1853 par Levi Strauss) est alors spécialisée dans ce que les américains appellent "dry goods" : la quincaillerie, les vêtements, et tout ce dont les travailleurs ont besoin dans une Californie en plein boom (la ruée vers l'or, ça vous dit quelque chose ?).

Des mineurs des mines de Salina, Colorado.
Appréciez les poses.

Le jean, bien qu'aujourd'hui vêtement de tous les jours (voir produit de mode), fut dès ses débuts un vêtement de travail. Et c’est comme ça qu’il a été vendu pendant des années : en insistant sur sa solidité, sa résistance à l’usure, et dans un second temps sur son confort durant le travail.

Illustration du catalogue de 1905.

LS&CO est une compagnie qui a longtemps été très innovante sur son marketing. Dès le début les boutons et les rivets étaient marqués d’un « LS&CO » parfois juxtaposé d’un « PAT. MAY 1873 SF » rappelant que c’est un objet breveté (patented en anglais).

Les premiers boutons, sur le jean le plus vieux du monde (1875).

L’expiration du brevet approchant, Levis a aussi introduit la gravure avec les attelages de chevaux tirant chacun sur une jambe du jean avec la mention « It’s no use they can’t be ripped » (ça ne sert à rien d’essayer, il ne peut pas être déchiré).

Lynn n'aurait pas aimé qu'on tente l'expérience avec la Ford Mustang.

Dans les années 30, LS&CO homogénéise son image, et c’est bien sûr le mythe du cowboy qui est retenu, à une époque où les USA s’industrialisent et où le marketing fait ses premiers pas (si le sujet vous intéresse, regardez la série Mad Men qui retrace l’âge d’or du marketing dans le New York des années 60).

Pub Levis de l'après-guerre.

C’est aussi à ce moment-là que le Red Tab apparaît, cette petite étiquette rouge cousue sur la poche arrière droite.

Notez aussi la vague en point de chaînette, symbolisant un aigle.
Le signe est aussi identifiable que le "Swoosh" de Nike
.

Le dessin avec les chevaux était d’abord présent à l’intérieur du jean sur les doublures de poches (à l’aide d’une lithographie), puis il est passé sur le patch en cuir pour affirmer de manière bien visible en magasin la différence de qualité entre les jeans Levis et les futurs concurrents (le brevet expirait en 1890).

Une pierre servant à imprimer les lithographies.

Le patch en cuir des premiers Levi's.

Les principales évolutions du jean sur 140 ans

On répète souvent sur BonneGueule que chaque jean brut est unique, car modelé et délavé selon les habitudes de vie de son porteur. C'est encore plus vrai quand on s'intéresse aux différentes innovations qui ont fait évoluer ce vêtement : toutes les trouvailles viennent d'ingénieux consommateurs qui ont adapté le produit à leurs métiers ou à leurs goûts.

Le premier jean est le 501, qui s’appellait XX jusqu’en 1890, en reference à la toile utilisée (de la toile de jean provenant de manufactures situées bien loin, dans le New Hampshire). D'ailleurs Lynn a bien insisté qu'en aucun cas le denim tire ses origines de... Nîmes 🙁

Le voilà : le jean le plus vieux au monde, à l'époque ou le semi-slim n'existait absolument pas.

On retrouve dans le design une poche en chevron, ainsi que la poche à monnaie ou à montre sur le devant. Notez aussi la présence d’une sangle de serrage à l’arrière pour ajuster le jean. Les premiers jeans furent d’abord portés par les mineurs. Mais les éleveurs de bétail, les travailleurs agricoles et les ouvriers suivirent… On les nommait à l’époque « riveted waist overalls » ce qui peut se traduire par « salopette courte rivetée » : le terme "jeans" ne vint que plus tard.

Au final on dirait clairement un modèle récent, avec un délavage similaire à celui que l'on trouverait chex un jean de bonne qualité. Il est simplement plus large et plus court. Voici des gros plans et admirez ce délavage incroyable :

La poche à monnaie, ou à montre... était déjà là. Au niveau de la ceinture, vous notez aussi la présence d'un bouton qui servait à accrocher ses bretelles (il n'y a pas de passants pour la ceinture).

On avait aussi un rivet pour renforcer le bas de la braguette.
Celui-ci a disparu entre temps.

Bien pratique : la pince de serrage, mais toujours
la possibilité de rajouter à défaut des bretelles.

Et déjà à l'époque : de la bonne grosse toile selvedge. Sur la photo, les réparations postérieures sont visibles, elles étaient déjà là quand Lynn a récupéré le jean, à son grand damn. La toile est une 9 oz, mais à l'époque la mesure était différente, elle correspond donc à une 13 oz de nos jours.

Les deux poches arrière ont été rajoutées par la suite. Certains travailleurs customisaient leurs jeans avec des patchs pour les doubler à l’arrière. Cette innovation a finalement été généralisée car elle était très populaire.

Sur cet autre jean, lui aussi parmi les plus vieux encore de ce monde,
on retrouve de nombreux patchs
.

Remarquez que la toile est si bonne que l'entrejambe est encore en état : seule la toile soumise à l'usure des pierres et des outils a du être rapiécée.

D'autres rapiècements.

Ici c'est une poche d'un autre jean qui a servi à réparer le premier.

La toile après plus d'un siècle, et même endommagée par le porteur, est magnifique.

Remarquez les nombreuses nuances dans le délavage.

D’autres jeans ont très vite suivis, notamment avec des designs plus évasés en bas, destinés aux cadres des usines et des mines.

En 1917, un mineur de fond achète un jean en Arizona. En 1920 il renvoie la paire à Levi’s en disant qu’elle n’était pas aussi résistante que l’ancienne, bien que couverte de patchs et de rajouts de matière pour la rendre plus solide. Après examen, ce qui n’a pas tenu étaient en fait les patchs, mais la paire de jean originale était restée intacte.

C'est un peu le jean de Frankenstein. Il y a tellement de patchs qu'il pèse assez lourd.

L'arrière est (un peu) moins patché :
c'est surtout l'avant qui devait être soumis à l'usure.

Et non : ce n'est pas l'oeuvre d'un designer un peu perché !

Dans les années 30, les classes moyennes américaines découvrent les conforts de la vie moderne, du beau mobilier et des jolis sièges de voitures. Un seul problème : les rivets viennent écorcher tout cela. Levi’s innove encore en gardant les rivets mais en les cachant sous la couture des poches arrières.

Si, si : les rivets sont toujours là ! Et on aperçoit très clairement le point d'arrêt de la poche en haut à droite.

Et les coutures en point de chaînette aussi. C'est l'âge d'or du dénim !

La seconde guerre mondiale éclate, et avec elle l’effort de guerre et le rationnement. Mi-innovation pratique, mi-coup marketing : Levi’s remplace ses coutures ornementales par de la peinture pour économiser le fil de lin. Cette mode durera ensuite après-guerre pour sa dimension patriotique.

Regardez-bien : la vague est peinte en pointillés.

Petit hors sujet : c’est lors de la seconde guerre mondiale qui s’est particulièrement développé le courant minimaliste dans la mode US. Le minimalisme rime avec élégance et mise en valeur de matières extrêmement nobles dans l’Europe des années folles (regardez à ce sujet le film sur Coco Chanel).

Mais dans l’Amérique des deux guerres mondiales, il répond à des impératifs de rationnement, de patriotisme et de production à la chaîne (plus le vêtement est simple, plus il est aisé de le produire en masse). Toutefois les deux visions du minimalisme présentent beaucoup de similitudes.

Au cours des 60 ans qui suivront, la firme s'adaptera pour suivre les différentes attentes et modes suivies par les jeunes générations : slim (années 50), bootcut (1969), flare (années 1970), etc... Le gros point noir, ce sera l'abandon des anciens métiers à tisser selvedge pour d'autres plus modernes et productifs, mais avec un produit de sortie de moindre qualité.

Cette époque verra aussi l'abandon progressive de tous les détails et petites attentions qui caractérisaient ce produit d'exception : point de chaînette, rivet intérieur, renforts, et cetera (regardez le vieux jean Levi's qui traine dans votre penderie et vous verrez de quoi je parle). Pendant une partie des années 80, c'est même un produit qui disparaîtra ! Mais le tort ne revient pas qu'à la marque : c'est aussi sur les doigts du consommateur négligeant qu'il faut taper 😉

Mais tout ne fut pas perdu pour tout le monde : car ce furent les japonais, alors en pleine reconstruction qui rachetèrent ces lignes de machines : d'où le terme impropre "toile japonaise" pour désigner les toiles de jean selvedge.

Petite affichette japonaise (sans doute récente) avec un métier à tisser selvedge.

Les toiles utilisées seront alors de moindre qualité, plus fines : on appelle ce denim léger du slack. Arriveront aussi dans les années 60 les méchants vilains délavages : pâles copies de ce qu'on peut obtenir en achetant ses jeans à l'état brut et en les portant quelques mois.

Je me souviens des étiquettes de mes Levi's vers 2005,
qui me disaient de les laver pour que le produit s'embellisse.
Le résultat finissait en général par ressembler à ça.

Revenez à présent au début de l'article sur le jean 501 des archives et dites-moi si c'est normal qu'un jean qui a tout subi soit magnifique, là où un jean récent peine à tenir la route après 3 lavages... Les délavages sublimes ont complètement disparu.

Il faudra attendre le troisième millénaire pour que LS&CO renoue avec le selvedge au travers des gammes Levi's Vintage, Levi's Made & Crafted et certains modèles de la gamme Red Tab. On retrouve aujourd'hui à nouveau des items intéressants chez Red Tab ou Made & Crafted après une traversée du désert d'un point de vue d'amoureux de la toile bleue. Mais je ne voudrai surtout pas stigmatiser la marque, car elle évolue en bien en ce moment 🙂

Pour l'instant, on préférera encore se tourner vers ceux qui ont su répondre à la demande de jean selvedge avant et à meilleur rapport qualité / prix (je crois que vous commencez un peu à les connaître... et à les reconnaître).

Et nous voilà à nouveau en 2012 !

Et les premiers chinos ?

Au début du XXe siècle, LS&CO, bien conscient que tous ses clients n’ont pas besoin de workwear hyper solide, a développé des pantalons destinés aux contremaitres et aux employés de bureau : le kaki (ou chino si vous préférez) est né. En 1905 pour être précis. Les premiers chinos étaient faits dans un gros coton que l’on appellee le duck et qui ressemble assez au jean en terme de texture.

Extrait d'un catalogue de vente par correspondance
vendant des "Khaki pants" (chinos) Levi's.

Et voici le plus vieux chino à ce jour. Retrouvé plein de boue au fond d'une cave.
Remarquez la coupe "chino" avec des poches droites sur les côtés,
et non sur le devant comme pour les jeans.

L'étiquette de branding à l'intérieur.

Gros plan sur la toile : du duck bien épais.
Le nombre de coutures par cm est impressionnant :
c'est une qualité que l'on ne produit plus aujourd'hui
pour des raisons économiques, même dans le luxe.

Il avait déjà été rapiécé à l'époque.

La poche à montres, avec un grand soin apporté aux détails.

Elle est doublée en corduroy.

Mais jusqu'aux années 80, les chinos n'ont jamais occupé une place très importante dans les produits de la compagnie à l'étiquette rouge. Pourtant la tendance revient dans les années 80 : les jeunes actifs manquent cruellement d'intermédiaire entre le costume du bureau et le jean du week-end. Levi's lance alors Dockers sur la base de produits des collections d'inspirations nautiques.

Une des premières pubs Dockers.

Gros carton pour la marque : au début des années 2000 presque tous les américains en ont un. Mais les ventes ont ensuite chutées et Dockers a eu du mal (jusque récemment) à intéresser les moins de 30 ans, se contentant de sa forte présence auprès des baby boomers, arrivant peu à peu à la retraite.

J'espère que ce voyage dans le temps vous a plus !

Nous remercions encore une fois Lynn de nous avoir ouvert les portes du coffre-fort, et aussi pour son dernier livre que j'ai lu avec beaucoup de plaisir.

Vous voulez en savoir plus sur le jean et le chino ?

Nous avons écrit de nombreux articles :

  • mais aussi tout ce qui concerne le chino.

 

Geoffrey Bruyère, aux origines de BonneGueule

Je suis un des deux fondateurs de BonneGueule. Je crois aux contenus de qualité, au digital qui n'oublie pas l'humain, et aux marques positives. Et c'est moi qui trouve les surnoms dans l'équipe !

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