Fashion week, défilés, hordes de mannequins, posts Instagram et soirées privées... Le milieu de la mode ne se cantonne pourtant pas à ces évènements ultra médiatisés.
Durant ces périodes d'émulation créative, on peut également se rendre dans certains salons professionnels, devenus de véritables institutions du milieu. Parmi les Première Vision et autres, l'un d'eux se démarque par son organisation et la conception originale qu'il défend. Bienvenue au Tranoï...
Le Tranoï, un salon pas comme les autres
Le Tranoï est devenu un rendez-vous incontournable des fashion weeks parisiennes.
Véritable fourmilière, on y retrouve quelques 680 exposants : prêt-à-porter féminin ; masculin ; lifestyle ; espace presse et édition ; expositions d'artistes...
Pendant quatre jours, on assiste à un ballet où se croisent journalistes de mode, acheteurs professionnels et découvreurs de talents. On y entend d'ailleurs plus parler Anglais, Italien, Japonais ou Allemand que Français !
Comment s'organise-t-il ?
Quatre fois par an , pendant quatre jours, le Palais Brogniart, le Carrousel du Louvre, le Carreau du Temple et quelques autres adresses parisiennes sont prises d'assaut par une horde d'amoureux de vêtements. Le salon est pensé pour être une plateforme de rencontres et d'échanges entre les différents acteurs du milieu.
Il est également possible d'assister à la "Tranoï Week". Un espace, à mi-chemin entre le showroom et un lieu d'exposition artistique, est alors aménagé pour mettre en avant des créateurs émergents. Afin de s'assurer de la pertinence des exposants, le Tranoï s'associe à des organismes référents du milieu de la mode. Par exemple, l'édition de janvier 2018 avait pris le nom de London Show Rooms : le salon s'était associé au British Fashion Council .
Outre l'espace de présentation, où les acheteurs peuvent rencontrer les créateurs et passer commande, les défilés sont légion durant ces quatre jours.
Qui vient-on y voir ?
Ce salon est un laboratoire des tendances. On y trouve des créateurs internationaux, mus par la même volonté de proposer au public leur vision du vêtement.
Je suis allé visiter la partie dédiée à la mode masculine le week-end du 20 janvier 2018, durant la fashion week A/H 18-19. Matières, designs, technicité... Il y en a pour tous les goûts !
Quelques uns ont retenu mon attention. Voici un échantillon — loin d'être exhaustif — de ceux que vous auriez pu croiser au Tranoï.
La marque Consistence
Basé à Londres, Consistence est un label qui propose une nouvelle version du tailoring.
La marque s'amuse à revisiter les classiques de notre vestiaire — costumes, trenchs, macs et parkas —, souvent dans des coupes droites. On retrouve des pièces en coupé-cousu, des blazers à dos large, du bi-matière, des détails discrets inspirés du fil de bâti... Une option intéressante pour qui souhaiterait twister un style habillé !
La marque One by One Studio
La collection homme de la marque anglaise One by One Studio est une ode à l'adolescence, proposant des silhouettes juvéniles inspirées de l'esthétique des années 80.
Le créateur mélange les matières pour donner un rendu très texturé à ses tenues. On trouve du velours côtelé, du denim large au délavage prononcé, des grosses mailles que l'on associe à des vestes sportswear en nylon et des mocassins à boucle. De quoi acquérir des pièces fortes qui restent facilement portables.
La marque 8IGB
Marque française inspirée par le vestiaire des skateurs, 8IGB propose un dressing notamment composé de tee-shirts, sweat-shirts et accessoires sérigraphiés.
Les imprimés parodient certains slogans publicitaires pour les transformer en messages drôles, voire militants en faisant écho à la culture LGBT.
Leur slogan "I don't match" est représentatif de leur ligne de création, volontairement irrévérencieuse. Cette logique est reprise par certains de leurs packagings, comme ce tee-shirt prônant l'arrêt de la consommation de viande vendu sous cellophane, ressemblant ainsi à une entrecôte.
Rencontre avec l'équipe du Tranoï
Afin d'en savoir plus, j'ai rencontré l'équipe dirigeante du Tranoï : David Hadida, directeur général du salon et Marco Pili, directeur commercial, ont accepté de répondre à mes questions.
Comment choisissez-vous les exposants présents sur le salon ?
Marco : Il y a une vraie notion de fidélité au Tranoï, avec des créateurs qui reviennent de saison en saison pour présenter leurs nouveautés. D'ailleurs, Tranoï vient de l'Italien "entre nous". Quelque part, c'est un peu comme une famille.
Pour le reste, chaque année, nous sélectionnons de nouveaux noms qui nous intéressent et qui, selon nous, intègrent dans leur démarche créative l'ADN du Tranoï.
Il arrive également que certains designers se présentent d'eux-même à nous. Dans ce cas, le processus est plus long : nous étudions en détail leur proposition, tant sur le plan créatif que business.
Vous parlez d'ADN du Tranoï, qu'entendez-vous par là?
David : C'est ça (dit-il en me montrant l'ensemble des stands autour de nous). Plus sérieusement, on ne pourrait pas vraiment le définir avec des mots. C'est plutôt une sorte de sentiment, de conception de la mode et de la création. C'est à mi-chemin entre l'inventivité, la qualité du vêtement et l'envie de proposer de la nouveauté — en ayant quand même une sensibilité "business", parce que le salon est avant tout une plateforme professionnelle.
Et puis, surtout, le Tranoï a conservé son ambiance chaleureuse et ouverte. C'est un salon à taille humaine où l'on se sent comme chez soi.
Quels sont les avantages à être un créateur représenté par le Tranoï ?
Marco : Tu profites de tout un package. Bien sûr, on offre une vitrine, puisque le Tranoï est un salon sérieux et reconnu. Mais nous sommes également derrière ces créateurs. Nous les coachons, les conseillons en mettant notre expertise et notre expérience à leur disposition. Ils bénéficient de nombreux outils et nous nous occupons aussi de communiquer autour de leurs projets.
Justement, sur le plan commercial, qu'apporte le Tranoï aux designers présents ?
David : C'est une vitrine de choix, aussi bien pour un designer qui veut se lancer qu'une marque plus établie. Tout le monde s'y presse, on enregistre beaucoup de passage et il s'agit très souvent de connaisseurs, des personnes qui se déplacent parce qu'elles ont l'assurance d'y trouver une sélection intéressante, des propositions pertinentes qui colleront avec ce qu'elles recherchent.
Marco : L'évènement regroupe de gros acteurs du marché, ou certains moins connus mais très influents. Pour un créateur qui cherche avant tout de la légitimité, être vu ici peut lui permettre de se faire remarquer. Et bien souvent on assiste à un effet boule de neige. Quand un créateur est sélectionné et vendu dans une boutique ou un concept store — comme l'Éclaireur, par exemple — il arrive que des équivalents lui emboîtent le pas.
On accueille chaque année les représentants de Restir à Tokyo, Dover Street Market à Londres, Boon the Shop à Seoul, 10 Corso Como à Milan et bien d'autres. Évidemment, il y a aussi les responsables des achats de grandes enseignes comme Le Bon Marché, Les Galeries Lafayette ou Le Printemps.
Vous côtoyez et conseillez des créateurs tous les jours. Quels conseils donneriez-vous à quelqu'un qui veut se lancer ?
David : Déjà, il va te falloir du courage. Démarrer peut mettre du temps... Tu sais, même les noms que l'on voit fleurir ici et là ont travaillé d'arrache-pied avant d'y arriver.
À mon sens, il faut avant tout se construire une expérience avant de se lancer seul, c'est important pour être armé et comprendre tous les aspects de ce métier. On demande aujourd'hui d'être multi-casquettes : créatif, commercial, communiquant...
Et peut-on y arriver seul ou faut-il avoir un réseau, déjà faire parti d'un microcosme ?
Marco : Bien sûr qu'avoir un réseau est utile, mais c'est aussi là l'intérêt de se former en amont. Ça te permet de rencontrer des personnes et, en te débrouillant, tu t'entoureras intelligemment, même si c'est loin d'être suffisant. Avant tout, il te faut une vision claire et précise du marché dans lequel tu te lances. Avoir de bonnes idées, c'est bien, mais il faut étudier le secteur dans sa globalité pour proposer des produits toujours plus inédits, des concepts toujours plus originaux.
David : On fait aussi des vêtements pour qu'ils soient portés. Il faut créer quelque chose qui te ressemble mais, en même temps, qui séduise et se vende. C'est une chose que l'on enseigne que trop peu dans les écoles de mode, même si ça tend à changer.
Marco : Quand il débute, un créateur est aussi un entrepreneur, qui doit s'informer. Beaucoup se lancent encore sans savoir qu'il existe des sponsorisations, de nombreuses aides, des concours...
Surtout, quand ils sont face à de potentiels clients comme ici, il faut tout donner, en faire plus que les autres. Tu vois, quand je fais le tour du salon et que je vais voir les exposants, je leur répète toujours la même chose. Je leur dis : "Levez-vous, allez voir les gens quand ils s'approchent ! Ils sont là pour ça, pour que vous leur racontiez votre histoire, celle de vos vêtements. La passion, c'est le meilleur argument commercial."
Il arrive que certains des créateurs que vous représentez s'en aillent après avoir grandi, pour voler de leurs propres ailes... Comment réagissez-vous, êtes-vous rancuniers ?
David : Absolument pas ! Bien sûr, c'est facile à dire, mais je t'assure qu'à aucun moment cela n'a posé problème. Il n'y a pas de question d'exclusivité ou quoi que ce soit. D'ailleurs, nous gardons toujours de bons contacts. Nous entretenons des liens parfois très forts, c'est vraiment une famille...
Une autre vision de la mode et de l'industrie
J'ai également eu la chance de rencontrer Armand Hadida, propriétaire associé et directeur artistique du salon. Voyant qu'une interview était en cours avec son équipe, il s'est approché et a pris part à la discussion, assis sur un accoudoir. N'ayant aucune idée de qui j'étais , il a échangé avec moi pendant plus d'une heure, animé par une passion débordante.
Vous qui voyez et participez à l'émergence des tendances depuis maintenant plusieurs années, comment différencieriez-vous le vestiaire masculin du féminin ?
Armand : Les hommes ont un problème, c'est qu'ils réfléchissent trop souvent en modèles et en systèmes. Ils ont presque complètement exclu la coquetterie de leurs habitudes au quotidien. C'est leur grande différence avec les femmes qui, de leur côté, sont beaucoup plus portées sur l'esthétisme.
Les hommes vont à l'essentiel et ne veulent surtout pas trop se différencier de leur voisin. Il y a un côté très puritain dans cette habitude du costume. Ne jamais trop oser, ni trop en faire. Il y a eu une cassure au XIXe siècle, époque à laquelle le vêtement n'était plus trop l'apanage des hommes pour devenir l'affaire exclusive des femmes.
Alors, quel est l'avenir de la mode masculine selon vous ? Comment lutter contre cette "maladie de l'uniforme" ?
Armand : Pour commencer, on remarque que le budget alloué aux vêtement chez les hommes est en constante augmentation. C'est encore plus vrai chez les jeunes générations, qui semblent avoir un sursaut d'affection pour la mode. Je crois qu'on doit en profiter !
En fait, il faut essayer d'inoculer un peu d'excentricité dans le vestiaire masculin, petit à petit, de façon mesurée. Du moins, proposer plus de possibilités afin que les hommes aient le choix. Finalement, certains ne se reconnaissent peut-être nul part car ils manquent d'alternatives...
Certes, mais il y a un monde entre l'univers des "créateurs", et la majorité des gens qui ne se reconnaît pas forcément là-dedans. Qui considèrent que cette "mode" n'est pas pour eux. Sommes-nous face à un statu quo ?
Armand : Justement, c'est à nous de leur proposer ces alternatives ! Sans vouloir te paraître prétentieux, il y a effectivement un problème, c'est que certaines personnes ne vont pas instinctivement s'intéresser au vêtement. L'initiative doit donc venir de nous, faire le pont entre les créations qui sortent de la tête des stylistes et le public.
Au Tranoï, quand les vêtements de jeunes créateurs sont achetés par des boutiques au quatre coins du monde, on sait que ça impliquera une plus large diffusion. L'idée, c'est qu'il faut habituer l'oeil des hommes à la nouveauté, à de nouvelles possibilités qu'il ne considèrent pas forcément.
À une époque, on pensait que c'était la communauté gay qui pouvait insufler cette dynamique parce qu'elle avait un côté plus outrancier, plus provoc' et "avant-garde". Parce qu'elle osait... Mais aujourd'hui, elle ne veut plus vraiment de cette image "à part" et c'est tant mieux : on doit aussi "dé-genrer" le vêtement, sortir des silhouettes traditionnellement considérées comme "masculines".
Finalement, s'agit-il d'éduquer les hommes aux vêtements ?
Armand : En quelque sorte, oui. Les hommes ont un esprit qui se veut plus cartésien que les femmes sur ce plan. Pas par nature, mais parce qu'on l'a un peu formaté à penser praticité et sobriété.
Peut-être peut-on s'en servir ? Il faut plutôt miser sur l'aspect technique du vêtement, être pédagogue dans la façon de le présenter, d'expliquer son histoire...
Le média pour lequel je travaille défend l'idée d'une mode qui s'affranchirait des tendances trop saisonnières pour revenir à une consommation plus raisonnée et raisonnable du vêtement. Qu'en pensez-vous ?
Armand : Je ne suis pas en désaccord. C'est d'autant plus vrai pour les hommes qui, encore une fois — du moins, pour certains d'entre eux — ont un peu de retard et doivent d'abord se concentrer sur certaines bases.
Mais la mode reste une conception liée à l'éphémère, au ponctuel. Et c'est ça qui est beau, la façon qu'ont les créateurs d'inventer ou réinventer en permanence. Le vêtement doit aussi être un plaisir. Finalement, on affirme un peu quelque chose selon notre façon de nous habiller.
Et pour ce qui est de l'industrie de la mode, de son évolution ?
Armand : Il y a beaucoup à dire... Les créateurs — surtout ceux qui démarrent, mais pas seulement — doivent intégrer l'idée que l'information va vite. Elle est si diffuse que le public sait tout, voit tout en temps réel. Ça change la donne ! On est loin du petit microcosme qui décortique les tendances chaque saison, ou de quelques privilégiés qui décident de ce que l'on trouvera dans les grandes enseignes à la saison prochaine.
L'ère du digital, du "see now, buy now" et, surtout, de la fast-fashion, a complètement révolutionné ce secteur. Aujourd'hui, vous trouvez du Gucci et du Givenchy chez quelques grosses enseignes bien connues trois, quatre ou cinq mois avant que les modèles ne sortent dans leurs propres boutiques. La culture du défilé, de la saisonnalité, tout ça a-t-il encore un sens ? Enfin, ce sont des questions sur lesquelles nous travaillons nous-mêmes...
Le mot de la fin...
Les salons de mode occupent un rôle capital dans l'industrie de la mode, permettant de mettre les créateurs en avant. Parmi eux, le Tranoï, qui s'est fait une spécialité de dénicher de nouveaux talents.
J'espère avoir pu vous aider à mieux comprendre le fonctionnement de cet événement. À la fin de notre interview, Armand Hadida m'a fait part des futurs projets du Tranoï, et de leurs idées pour les prochaines éditions. Si mes lèvres sont scellées, je peux vous assurer qu'ils vont bousculer les choses...
Je tiens enfin à remercier David Hadida, Marco Pili, Armand Hadida et Laura Ferranti pour avoir pris le temps de me recevoir et de me livrer ce beau témoignage. Et comme d'habitude, rendez-vous dans les commentaires pour vos questions !