Le sac à dos possède une place à part dans la “bagagerie lourde” masculine. Un ventru 48 heures est certes parfait pour un long weekend entre amis, gentiment lové dans le coffre le temps d’un aller-retour en voiture, mais s’avère peu pratique à porter sur la distance. Une valise à roulettes est à son aise dans un hall carrelé d’aéroport, mais tirera la langue sur des chemins caillouteux ou de vieux pavés. Non décidément, pour certaines destinations et usages, un bon sac à dos reste irremplaçable.
Seulement dès qu’on cherche un sac à dos de voyage, on est vite assailli par le lobby du techwear, Carryology en tête. Avec d’un côté les matières crispy et les couleurs problématiques du sac de randonnée. De l’autre, le nylon et les “molle” des sacs d’inspiration “tactique”. Autant d’esthétiques qui ne font pas forcément rêver les amateurs de workwear, parmi lesquels je me range.
Dès lors que faire ?
Je vous vois venir: “et tu n’as pas regardé chez Bleu de Chauffe, Tanner Goods, Atelier de l’Armée, tout ça… ?”. Et bien si. Et si leurs produits font battre la chamade à mon petit cœur, je vous invite à en étudier les tarifs, du genre dissuasifs… Toutefois, mes rêveries d’aventures devant leurs catalogues ne furent pas (que) du temps perdu et finirent par porter leurs fruits.
En effet plusieurs de ces marques ont utilisé, au gré de leurs collections, une matière qui m’a tout de suite tapé dans l’œil : un canevas gris chiné magnifique, joliment baptisé Salt & Pepper. Leurs fiches produits référençaient unanimement un modèle de dotation mythique de l’armée Suisse, produit entre les années 40 et 70. Modèle que Nigel Cabourn finissait même par reproduire en collaboration avec Atelier de l’Armée.
L’idée du vintage m’est alors venue. Quelques recherches sur ce fameux Swiss Army Rucksack plus tard, et j’étais dans le showroom de Brut Clothing à Paris. J’en ressortais avec un modèle de 1966 en parfait état sous le bras, seulement délesté d’une grosse centaine d’euros. #Win.
J’étais heureux d’enfin posséder un sac à l’allure ravageuse, mais encore loin d’en saisir tous les surprenants secrets. Des détails que je suis ravi de vous présenter, dans l’ordre de mes découvertes…
Construit comme un tank de luxe
Avec la beauté des matières, les aficionados de workwear ont une obsession : la confection. Dont la qualité est essentielle pour assurer le bon vieillissement de leurs pièces fétiches et le développement d’une désirable “patine”. Ce pourquoi les mots selvedge, goodyear et triple-stitch chatouillent leurs oreilles comme de l’ASMR.
Or, c’est bien la première chose que j’ai pu constater sur ce Salt & Peppper fraîchement rapporté à la maison, alors que je le brossais au savon pour le débarrasser de sa petite odeur de fripe. Penché longuement dessus, j’ai pu admirer les détails d’une construction qui ne faisait pas dans la demi mesure.
En commençant par ses cuirs, des pièces au tannage végétal assemblées artisanalement, saddle-stitchées par un des nombreux selliers suisses qui fournissaient l’armée helvète. Et dont le poinçon et la ville d’origine sont encore visibles.
Ce savoir-faire ultra-qualitatif se traduit par des coutures partout régulières, nombreuses et parfaitement droites, ce malgré la solide épaisseur (3–4 mm) des pièces utilisées. Surtout : chaque lanière, chaque attache, chaque passe-mousqueton est sécurisé sur l’envers du canevas par une nouvelle plaque du même cuir, généreusement cousue. Impressionnant.
Autres témoins de cette confection superlative :
- Les points de fixations des bretelles ne sont pas cousus, mais doublement rivetés à travers l’enveloppe du sac, fixés à un sandwich de plaques de métal et de renforts de cuir.
- Le rabat supérieur est renforcé par deux bandes de grosgrain, destinées à reprendre les efforts de traction des sangles de fermetures.
- Quant aux coutures intérieures, elles sont toutes gansées. Les autres sont systématiquement renforcées par des points d’arrêt gros comme ça.
Une matière à toute épreuve
Après avoir frotté et re-frotté la bête, j’ai globalement fini par retrouver l’éclat original de ce fameux canevas Salt & Pepper. Logiquement verdi par 50 années de saletés accumulées.
En s’écartant alors de quelques pas, l’effet ne loupe pas. Mais quelle gueule ! Un style vintage sans faire vieux. Une vraie tronche de baroudeur. Une aura badass indéniable. Qui lui a d’ailleurs valu quelques apparitions au cinéma, dont récemment à l’épaule de Brad Pitt dans Allied, avec Marion Cotillard.
Ce qui frappe c’est d’abord l’éclat minéral du tissu. Le motif subtil et irrégulier crée une légère illusion d’optique qui devait aider au camouflage parmi les rochers alpins. Autre conséquence, le mariage du gris de l’étoffe au brun des cuirs est un classique qui s’accorde avec toutes les couleurs d’une tenue.
Vient ensuite la main du canevas. Très épais (au jugé, une vingtaine d’oz), il possède une texture granuleuse un peu rêche et une rigidité qui confère au sac tenue et solidité. C’est simple, après plus de 50 années d’activité, mon exemplaire ne présente que deux ou trois petits accrocs mineurs, loin de compromettre son intégrité.
Le tissage très serré de la matière est même sensé la rendre résistante à la pluie. Pour l’avoir lavé à grandes eaux, s’il est vrai qu’il aura d’abord un peu de mal, le liquide finira tout de même par pénétrer. Comme c’est quasiment toujours le cas pour ces matières prétendument waterproof.
En cas de rando en Ecosse où ce paramètre devient primordial, j’ai vu que certains sont allés jusqu’à waxer le canevas de leur Salt & Pepper avec de la cire pour Barbour. Comme toujours avec cette manœuvre, la matière s’assombrit sensiblement et prend un autre caractère mais sa résistance à l’eau doit logiquement s’en ressentir.
Le résultat du mariage de cette matière robuste à une confection artisanale jusqu’au-boutiste: un Rucksack assez proche de l’indestructibilité, qui correctement entretenu, devrait pouvoir être transmis à vos descendants. Qui devraient pouvoir le filer aux leurs. Ou ce que les archéologues retrouveront de notre civilisation.
A l’usage, en rando
Intérieur et extérieur lavés. Cuirs graissés. J’étais paré pour la bourlingue. J’entends déjà ici les questions préalables: “ok mais avec quel genre de chargement ? Tu pars combien de temps avec ça ? Parce que ma valise…”
La capacité, pour une semaine en été
En terme de volume, le sac doit tourner autour des 50 litres, même si la flexibilité de sa fermeture et les longues lanières de son rabat permettent de tricher un peu. Personnellement, je l’utilise dès que mes besoins pour une escapade dépassent le packing cube et la capacité de mon Filson 257.
Concrètement, j’enfile aisément dans le compartiment principal (dénué de poches intérieures) deux packing cube de taille moyenne, un plus petit modèle à double étage, une paire de chaussures basses, quelques bouquins de poche et une veste légère coincée sous le rabat. Ce qui en été m’autorise tranquillement assez de vêtements pour une semaine. Dix jours en s’organisant un peu...
Là-dessus, s’ajoute la poche extérieure, qui engloutit sans broncher trousse de toilette, étuis à lunettes et mon utility-roll . En laissant même de la marge.
Information d’importance, que je n’ai trouvée nulle part et qui vous épargnera une montée d’angoisse la veille de votre vol : dans cette configuration simple, et en soustrayant à la vue de contrôleurs zélés les bretelles en cuir amovibles du sac, ses proportions lui permettent d’entrer dans la cabine d’un avion de ligne.
Toutefois si cette capacité vous paraît limitée, c’est là qu’entre en jeu tout un ensemble de boucles et de passe-mousquetons sur le rabat principal, les côtés du sac et sa face avant. Ceux-ci permettent de solidement y harnacher à peu près ce que l’on veut : tente, couverture, gourde, piolets, cordages, crampons…
Je vous entends maintenant vous dire “ok c’est cool, mais ça doit rester rustique à porter ton truc ?”…
Le confort, étonnant
Or c’est là un gros point fort de ce sac, qui révèle toute l’ingéniosité de sa construction. Et ce malgré des bretelles en cuir non-rembourrées.
Grâce notamment à un détail ergonomique qui tue. Une feature que je n’avais jamais vu auparavant : une sangle de suspension au niveau des lombaires.
Idée maline pour au moins deux raisons :
- Elle évite d’abord que le fond du sac vienne indélicatement frotter les reins. Cette ceinture de gros-grain tendue entre les extrémités d’un arc de métal (lui-même solidaire de l’armature en aluminium) épouse les lombaires et amortit le poids de façon homogène. Fini le sac qui bouge et tape quand on marche.
- Cette suspension, couplée à l’armature dorsale concave du sac, évite ensuite que celui-ci ne se plaque directement contre le dos. Ça n’a l’air de rien, mais c’est un grand bye-bye à l’éternel défaut du format sac à dos : le swamp back, ou la sudation dorsale que l’on a tous connu après quelques minutes de port. S’éviter un dos trempé après une journée de marche dans le froid alpin devait être critique pour le soldat suisse. Dans la chaleur suffocante de l’été japonais où j’ai étrenné mon sac, la chose frise tout autant le génie.
Autre détail participant au confort, le profil en V du sac, dont le fond rigide est plus étroit que l’ouverture. Son centre de gravité est ainsi situé plus haut et permet un meilleur équilibre à mon goût : en se penchant un peu en avant, on est de suite moi tiré en arrière.
Sa large base en cuir lui donne enfin une assise verticale stable et tout terrain. Seule très légère ombre au tableau pour les acharnés de la rando : l’absence d’un lien pectoral entre les bretelles pour éviter qu’elles ne chassent sur les côtés. Léger défaut que j’ai pu ressentir mais auquel il sera aisé de remédier à l’aide d’une cordelette ou d’une petite sangle.
Un sac né pour durer
Une question : pourquoi la SUISSE ?
Depuis le 16e siècle la Confédération est une nation neutre. Son armée s’est dès lors spécialisée dans la défense de ses frontières, essentiellement constituées de montagnes. Ce terrain accidenté complique la logistique, les approvisionnements des troupes stationnées dans les hauteurs ayant même longtemps dû se faire à dos d’homme.
Le soldat suisse dans ses montagnes devait donc pouvoir y évoluer avec un maximum d’autonomie dans des conditions rudes. La robustesse et la bonne conception de son matériel devenaient des paramètres critiques. D’où une tradition d’équipements militaires tenue en haute estime.
Dessiné durant des années 30 sous haute tension géopolitique internationale, le sac qui nous intéresse aujourd’hui devait remplacer une sorte de havresac en cuir poilu fleurant bon le 19e siècle. C’était l’une des premières fois qu’un sac était véritablement conçu pour une utilisation montagnarde, intégrant des technologies de pointe pour l’époque. A ce titre ce sac et ses variantes peuvent être considérés comme des précurseurs du matériel d’alpinisme moderne.
Pendant la Seconde Guerre mondiale la Suisse reste neutre et se trouve encerclée par les forces de l’Axe. Qui limitent gentiment ses importations, notamment de coton. Le peu qui entre dans le pays étant dédié à la fabrication de vêtements, l’armée Suisse doit chercher entre ses montagnes un textile de substitution.
Elle le trouvera avec une fibre robuste et abondante : l’ortie. Dotée de propriétés de haute performance l’ortie, mélangé à du lin, était tissé en canevas épais et robuste mais encore souple et léger. Et donc l’aspect chiné qui lui valut le sobriquet de “salz & pfeffer”.
Cette histoire, populaire en ligne, m’a toutefois été contredite par différentes sources orales. Les Salt & Pepper post-WWII ne contiendraient plus d’ortie… Toujours est-il que ce canevas est resté dans les mémoires pour sa résistance et sa beauté. Son utilisation par l’armée suisse se poursuivit jusque dans les années 70 et son remplacement progressif par les premières matières techniques synthétiques. Une longévité preuve de sa bonne conception.
Le mot de la fin
Dans le monde du design, la Suisse est une nation qui compte. Après un an d’idylle avec mon Salt & Pepper, et la découverte de tous ces petits détails de conception qui assurent son excellente fonction, je comprends maintenant mieux pourquoi.
Si vous louchiez comme moi du côté de chez Bleu de Chauffe & Co, attiré par leur esthétique brut de pomme, mais sans pouvoir justifier de mettre 300–400€ sur un sac à dos, j’espère vous avoir donné envie de vous pencher sur ces petits bouts d’Histoire.
Leur robustesse n’est plus à prouver, leur ergonomie est surprenante et leur pedigree impeccable. Je vous recommande toutefois de faire vite, la chose commence à se savoir et leur cote serait en train de grimper sur le marché du vintage.
Une fois entre vos mains, il va juste falloir sortir l’huile de coude et frotter un peu. Mais promis, ils donneront du goût à vos voyages… Le poivre… Le sel… Vous l’aviez ?