L'image d'Épinal qui nous vient à l'esprit lorsqu'on mentionne l'industrie textile française varie en fonction des générations. Pour nos parents ou grands-parents, ce sont les ateliers du Nord, de l'Est, du Pays basque, ou encore de Lyon.
Plus récemment, le Made in France s'est imposé comme une tendance incontournable, entre prise de conscience pour la préservation et valorisation de nos savoir-faire, une conscience écologique croissante poussant à raccourcir les circuits de consommation, et effet de mode pur et simple, petite victoire du chauvinisme bien de chez nous, avec des petites étiquettes aux couleurs du drapeau tricolore, poussant sur nos vêtements comme des coquelicots.
Mais qu'en est-il vraiment ?
Pour ce faire, nous sommes partis à la rencontre de Catherine Dauriac et Thomas Ebélé.
Catherine Daurias est une activiste pour le climat. Elle est aujourd'hui journaliste indépendante et présidente de Fashion Revolution France.
Lanceuse d'alerte, Catherine souhaite un changement positif mais radical dans l'industrie de la mode. Pour ça, elle a notamment écrit un livre intitulé "Fashion, fake or not", qui décrypte le secteur de la mode, et plus particulièrement la fast fashion, les matières premières, les conditions de travail...
Thomas Ebélé est convaincu qu’il faut agir pour préserver l’environnement et assurer les droits des employés du textile.
Il s'est s’associé avec Eloïse afin de lancer SloWeAre en 2016. Il souhaite démontrer que l’on peut avoir un double impact positif sur les marques sincèrement engagées et sur les consommateurs en assurant éthique, transparence et qualité dans la chaîne de valeur.
L'ÉTAT DU MARCHÉ FRANÇAIS
L'industrie textile française connaît le déclin inexorable qui caractérise tous les pays post-industriels développés. De 1995 à 2015, selon l'INSEE, elle a perdu les deux tiers de ses ouvriers et plus de la moitié de sa production. Selon Thomas Ebélé : "seulement 5% du textile mis en marché sur le territoire français est produit sur notre sol".
Source : Insee, comptes nationaux
Catherine Dauriac nous explique cette désindustrialisation : "Je pense qu'il y a deux éléments principaux qui expliquent le déclin de notre industrie. Tout d'abord, dans les années 70, la politique de la France était de délocaliser les usines textiles, pour remplacer ces métiers par des métiers de services. Par la suite, cette fois dans les années 90, on a assisté à un nouveau système économique : la fast fashion."
Un rétropédalage de cette politique semble difficile : "on a décidé d'envoyer des machines en Europe de l'Est et même en Asie, avec l'objectif, évidemment, de produire pour moins cher", précise Thomas Ebélé. La principale conséquence de cette action est la perte de savoir-faire. D'ailleurs, le fondateur du label SloWeAre poursuit en indiquant "que la relocalisation de la production de lin est compliquée, puisqu'il faut rapatrier les machines de Pologne et réhabiliter les savoir-faire".
Thomas Huriez, fondateur de la marque 1083, est lui-même confronté à la réalité du marché. Spécialisée dans la confection de denim, la marque ne peut malheureusement pas s'appuyer sur des savoir-faire français, car depuis quelques années, celui-ci n'est plus exploité. Il a donc été contraint de faire-valoir le savoir-faire d'étrangers, tels que des Iraniens ou des Libyens, afin d'assurer la qualité de sa production de jeans.
Et pour mieux comprendre cette augmentation du phénomène de délocalisation, il faut revenir en 2005. Le 1er janvier a marqué la fin de l'accord multifibre. Pour notre spécialiste cet accord a "complètement bouleversé le marché, en permettant l'exportation de produit fini directement importé d'Asie. La fast fashion c'était l'étincelle, l'accord multifibre c'était le grand boum."
On peut alors parler d'effet boule de neige, une succession d'évènements qui ont pour conséquence d'avoir impacté fortement le marché français. Et pour Catherine Dauriac, sur ce terrain, les autorités françaises "font preuve d'une indifférence totale, c'est-à-dire moi d'abord et après moi le déluge".
Ces savoir-faire traditionnels côtoient des produits de haute technologie tels que les textiles techniques et industriels, renforcés et ultrarésistants, utilisés notamment dans l’aéronautique ou l’automobile.
Cette spécialisation dans le luxe et les textiles techniques montre le délaissement d'un textile de masse, les coûts de production français étant incapables de rivaliser avec les locomotives textiles que sont la Chine, l'Inde, le Bangladesh ou l'Europe de l'Est, régions que nous aborderons plus bas.
Crédit : Gettyimages
LES SALAIRES D'UN OUVRIER TEXTILE
En France, selon le guide des salaires +, le revenu moyen d'un ouvrier textile était de 1897€ net mensuel en 2020.
Pour la présidente de Fashion Revolution France, "il faut faire attention avec l'interprétation de ce salaire. Est-ce un salaire vital ? La réponse en général est non, puisqu'il faut prendre en réalité la situation personnelle de l'ouvrier. Est-il propriétaire ou locataire ? A t-il des enfants ? Est-il marié ou célibataire..."
À titre de comparaison, le salaire moyen d'un ouvrier textile français est presque cinq fois supérieur au salaire d'ouvriers textiles roumains (380€ d'après LPG Roumanie en 2019) ou 22 fois supérieur à celui d'un ouvrier bangladais.
Catherine Dauriac tempère : "Tout n'est évidemment pas à jeter au niveau des salaires en France, notre situation n'est pas à plaindre vis-à-vis d'autres pays". "La France offre un des meilleurs niveaux de vie dans le monde", ajoute-t-elle, "mais il s'agirait d'apporter de la nuance, il faut continuer de revaloriser ces salaires".
En plus d'une revalorisation salariale, il faudrait revoir pour certaines entreprises les conditions de travail : "il ne faut pas se mentir, quartier du Sentier à Paris, il y a encore quelques caves et greniers qui ne sont pas clean, même si une grosse partie a disparu" confie Thomas Ebélé.
LE SYSTÈME DE RETRAITES
Du côté du Droit du Travail, le système de retraites par répartition ; basé sur la solidarité intergénérationnelle entre tous les travailleurs actifs ; garantit un revenu s'élevant en moyenne à 1338€ net en 2020 selon l'INSEE, pour un âge légal de départ à 62 ans.
Source : Drees, EACR, EIR, modèle ANCETRE ; Insee, bilan démographique 2017.
De plus, la sécurité sociale garantit des indemnisations en cas d'accident au travail ainsi que des contrôles récurrents des conditions de travail par l'Inspection du Travail.
Sur ce point, "la France a des lois sociales plus protectrices que les autres pays, et notamment européens." explique Catherine Dauriac. Et de rappeler qu'il est difficile de comparer les pays, "puisqu'ils ont chacun leur système".
Malgré le long déclin de l'industrie, l'Hexagone et ses entreprises textiles semblent assurer, pour la plupart, un salaire, une protection sociale, et une retraite, supérieure à la moyenne internationale. Ces conditions de travail reflètent donc partiellement le prix des vêtements Made In France.
MAIS QU'EST-CE QUE LE MADE IN FRANCE, EXACTEMENT ?
Selon le Ministère de l'Économie, afin de pouvoir tamponner les mots "Made in France" ou "Fabriqué en France" sur un produit, au moins 45% de sa valeur ajoutée doit avoir été produite sur le sol national ou bien avoir subi en France sa dernière « transformation substantielle ».
Cette « transformation substantielle » signifie que le produit n’est plus le même qu’avant cette étape. Dans l'industrie textile, l’étape repère est celle de la confection, qui doit avoir été entièrement ou en grande partie réalisée en France.
En lisant ça, vous devez-vous demander, tout comme nous lors de nos recherches : "pourquoi 45 et pas 50% ? Et comment peut-on vérifier si le vêtement est conforme à cette norme ?
Pour la "transformation substantielle" c'est chiffrable, car le code de douane change en fonction des étapes de confection. Pour les 45%... rien du tout. Nous n'avons trouvé aucune explication concernant la raison de ce pourcentage, ni la manière dont cette mesure était appliquée.
Raisonnons par l'absurde, et suivez-nous un instant pour cet exemple : mettons que l'on fasse produire une chemise à 1€ en Inde. Sans boutons.
On la ramène en France et je paye 9€ pour poser des boutons avec une finition main. Auquel cas, "techniquement", 90% de la valeur ajoutée de notre chemise serait donc Française...? C'est, encore une fois, un exemple absurde (et les chiffres factices), mais si on s'en tient à la lecture stricte de la loi, c'est du Made in France !
Pour notre spécialiste, Thomas Ebélé, cette théorie est "une légende urbaine" puisque dans les faits, "les produits Made in France doivent effectuer une demande IMF (Information sur le Made in France), afin d'obtenir le fameux marquage."
Pourtant, il n'est pas rare, que des produits passent entre les mailles du filet : "la vérification du respect des normes est effectuée par les douanes, sauf que, malheureusement, les contrôles sont insuffisants, seuls une cargaison sur un million sont soumis à des contrôles" précise le fondateur du label SloWeAre.
Pour en savoir plus sur le Made in France, nous sommes partis à la rencontre de plusieurs entrepreneurs qui donnent leurs avis sur le sujet.
Bref, pour résumer, le Made in France semble flou à la fois dans sa définition et sa supervision. Cependant, certains labels comblent ce vide juridique en vous donnant des garanties plus strictes, telles que les Indications Géographique Protégées ou IGP, les Indications Géographiques, ou IG, et le Label "Entreprise du Patrimoine Vivant", ou EPV. Mais prudence, comme le signifie Catherine Dauriac : "pour obtenir la certification d'un label, il faut payer, et par conséquent toutes les entreprises ne sont pas en mesure de les acheter". D'ailleurs, on prépare également un guide sur ces labels.
Logo du label Indications Géographique Protégées.
Attention cependant, car certaines marques vont tenter de se faire passer pour du Made In France, alors que leurs produits ne remplissent pas les critères requis, aussi flous soient-ils. Voici donc les deux étiquettes un peu ambivalentes, à ne pas confondre avec la véritable certification :
« Designed in France ». Le produit a été imaginé, pensé, dessiné en France. Il n'a pas été fabriqué en France. Comme avec Apple et ses produits, vous y verrez "Designed in California", mais leurs produits sont bien fabriqués en Chine.
« Conditionné en France » concerne l'emballage de produits finis fabriqués à l'étranger.
Si de telles pratiques existent, c'est bien parce que l'idée d'acheter des produits français est séduisante, autant pour des clients étrangers que pour nos propres citoyens. Pour des marques Made in France de qualité, David avait écrit un article sur le sujet.
Pourtant, alors même que 58% des Français affirment placer le "Made In France" comme une de leurs priorités d'achat, nous n'avons jamais si peu consommé français, selon une enquête du Monde au Salon du Made In France en 2018. Pour Catherine Dauriac, cette étude révèle un paradoxe : "la génération climat, les jeunes, qui disent vouloir faire attention à leur consommation et à la planète, quand il achète un vêtement, c'est sur Shein."
Alors, qu'est-ce qui a changé chez les Français ? Auraient-ils baissé leur consommation de vêtements ? Non : un Français achète en moyenne 60% de vêtements en plus qu'il y a 15 ans, malgré la baisse de la consommation "Made in France".
Crédit : Gettyimages
Chaque année, 624 000 tonnes de TLC (Textiles d'habillement, Linges de maison, Chaussures) sont mises sur le marché en France. Ça représente environ 2,4 milliards de pièces.
"Oui mais qu'en est-il de ces vêtements ? Les gens en possèdent peut-être simplement plus, ça ne fait pas forcément plus de déchets non ?", pourrait-on naïvement se demander. La réalité, c'est qu'on achète 60% de vêtements en plus, mais on les garde moitié moins longtemps.
On augmente donc notre volume ET notre rythme de consommation. Depuis 2018, environ 239 000 tonnes de déchets TLC sont collectés chaque année en France, soit environ 3,2kg par personne. Non seulement c'est 1/3 de ce qui est mis sur le marché chaque année, mais c'est 119 000 tonnes de plus qu'en 2009, presque deux fois plus.
Et on ne compte pas ceux qui sont simplement jetés avec les ordures ménagères ou abandonnés +, qui finissent à la décharge ou incinérés. C'est d'ailleurs la fin de vie tragique, de 2/3 de tous vêtements achetés en France chaque année.
Donc non seulement on consomme 60% de plus qu'il y a 15 ans, mais on en jette deux fois plus.
Pour ceux qui ne sont pas jetés cependant, qu'advient-il de ces textiles collectés ?
LA GESTION DES DÉCHETS TEXTILES
Sur les 239 000 tonnes collectées, 187 000 tonnes sont triées dans des centres de tri spéciaux, en partenariat avec Refashion/Eco-TLC.
Sur ces 187 000 tonnes :
- 58,6 % ont été réutilisés
- 32,6% ont été recyclés
- 8,4 % ont été valorisés énergétiquement (les brûler pour produire de l'électricité et/ou de la chaleur)
- 0,4 % ont été éliminés.
Photo prise chez Le Relais à Chanteloup-les-Vignes.
"La France est un des pays qui s'intéressent le plus à la gestion des déchets textiles, mais il reste beaucoup de progrès à faire à ce niveau-là." estime la journaliste indépendante.
Comme nous l'avons expliqué, nous consommons plus, et les deux tiers des vêtements achetés finissent encore dans des décharges ou incinérés, tout en étant portés deux fois moins longtemps. Selon l'ONG WRAP (Waste and Resources Action Programme), porter un vêtement seulement neuf mois de plus diminuerait son impact environnemental d'entre 20 et 30%.
Pour se rendre compte du phénomène de la gestion de nos déchets, nous nous sommes rendus sur le site Le Relais à Chanteloup-les-Vignes dans les Yvelines.
Spécialisée dans la revalorisation de textile, l'entreprise collecte les vêtements usagés des départements des Hauts-de-Seine, du Val d’Oise et des Yvelines. L’année dernière, le centre a récolté 6.200 tonnes de vêtements, l’équivalent de 5.166 Smart, dont 4.900 ont été triés. Moins de 1% des vêtements sont envoyés à la poubelle, le reste est trié en plusieurs catégories pour être soit revendue dans leurs friperies (5 % des collectes), soit pour servir de combustible aux industries ou envoyer dans certains pays pour être revendue.
Selon Thibault, agent en communication chez Le Relais, "le marché du recyclage et de la seconde main sera la pierre angulaire de l’industrie textile de demain".
Pour pouvoir augmenter ses capacités, le centre prévoit un agrandissement pour atteindre l’objectif de collecter et trier 8 000 tonnes de vêtements par an d’ici 2023.
Pour en savoir plus sur le sujet du recyclage, on a déjà un dossier complet sur le sujet.