Billet aller Paris-Tokyo sans escale : 12 heures de vol.
Heure de départ le 15 octobre à 13h35 de Paris.
Heure d'arrivée le 16 octobre à 8h30 à Tokyo.
À bord de l'Airbus, je lis "Je suis Pilgrim" que je conseille. J'ai regardé De Sang-Froid, que je conseille aussi. Et j'ai senti au moins trois fois des odeurs suspectes mais n'ai rien dit.
Nous sommes une équipe de quatre : Boras, Jason notre directeur artistique, Luke qui s'occupe de la vidéo et moi-même.
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Mercredi 16 octobre - Jour 1
Une histoire de pieds nippons
Le métro. Première immersion dans la culture nippone.
Je n’ai pas fermé l’œil dans l’avion et ne vais pas le fermer pour encore douze heures au moins. Ça me fera, en tout, un jour et une nuit de veille. Mais à partir de maintenant, j'ai les yeux grands ouverts. Après tout, on ne voit pas ça tous les jours.
Dans le wagon bien éclairé, propre et vaste du métro, les gens sont esseulés, s’isolent dans le petit espace temporaire qu’ils se seront créé et ne se regardent pas. Ils sont de passage. Soit ils dorment, soit ils sont le dos voûté, la nuque pareil sur leurs téléphones portables.
Je regarde les pieds des hommes en costume. C’est quand même mon champ d’étude privilégié. Quelque chose me frappe : ils se chaussent tous trop grand.
J'ai pas osé prendre de photo. On ne m'y reprendra plus. Ou presque... vous allez voir.
On voit de grands plis qui cisaillent le cuir. Parfois, les formes effilées - les mêmes que l’on trouve en France aux pieds d’hommes au pantalon très étroit sur la cheville - accentuent l’impression de longueur. On dirait les grandes poulaines pointues du Moyen Âge.
Et c’est vrai que, quand j’étais vendeur de chaussures, je me souviens que beaucoup d'asiatiques refusaient systématiquement les chaussures à leur taille et choisissaient une pointure de plus.
Dans ce métro, voyant ça, je me demande si ça a à voir avec cette croyance masculine - peut-être universelle - consistant à croire que la longueur des pieds a un rapport avec la virilité. Mais Boras, qui nous accompagne au Japon, me dit :
« Non, pour moi, c’est parce qu’ils se déchaussent plus souvent. Donc plus facile au quotidien. »
Pas bête. Après tout, on se déchausse effectivement dans les intérieurs des maisons au Japon.
Quelques jours plus tard, alors que je pénétrais avec Luke, dans le plus minuscule atelier de Tokyo, baissant la tête pour ne pas heurter le bois lourd de la chambranle, on m’arrêta et me tendit une paire de chaussons. Une paire minuscule aussi, comme cet atelier minuscule.
Le devant du pied dans le chausson et le talon qui traîne. Mais bon, faut bien honorer les règles du maître de maison.
Autre chose m'a frappé, dès le premier jour.
La vie digne
La dignité humaine, ils la tiennent en haute estime.
Alors que je traîne une grosse valise lourdingue sur le trottoir, je vois une fille qui court de l’autre côté du boulevard. Elle est en uniforme - jupe plissée, chaussettes aux chevilles, mocassins noirs, chemise blanche, cravate et blazer comme dans un défilé de Thom Browne.
Elle se dépêche pour ne pas subir le déshonneur d’arriver en retard en cours. Quand soudain, elle s’arrête en pleine course. C’est qu’elle a vu le bonhomme rouge et ne peut traverser la route.
Elle est devant les bandes blanches matérialisant le passage piéton, bien immobile sur le dernier bout de trottoir avant la route, la respiration difficile. Mais sans impatience, sans regard agacé sur sa montre.
Elle suit les règles et attend que le bonhomme vert s’allume.
Et c’est là que ça me frappe : ce n’est pas simplement une question d’obéir aux règles mais une question de dignité. Je pense que, pour les Japonais, la discipline est une marque de respect. Et que le respect mène à une vie digne.
Dans ce bonhomme rouge qu’observe l’écolière tient tout un système qui facilite la vie de chacun, une géographie des libertés individuelles qui permet à chacun de s’épanouir sans entraver la liberté d’autrui.
Le vivre-ensemble poussé à son paroxysme.
Dans le métro, c’est quelque chose de voir tout ce monde en file indienne, de part et d’autre de la porte du wagon qui arrive, attendant que les autres en soient sortis.
Les mouvements sont fluides, chacun est serein, le métro est plus vite parti.
Dans ce métro, toujours, le ballet des costumes est incessant. C’est l’habit de l’actif, l’habit sérieux des gens sérieux. Il est sombre et sans intérêt la plupart du temps mais, de temps en temps, on voit une épaule plus travaillée, à la romaine ou spalla camicia, un roulé de revers qui vaut le coup d’œil mais toujours, toujours la sobriété. Les couleurs choisies sont tues, diffuses, ne font pas de vague.
Et cette discrétion, pour l’œil du profane, est signe de banalité tandis que, pour l’oeil averti, c’est toute l’essence de l’élégance qui s’y joue ici.
Bien que cette marque soit coréenne - mais la Corée n’est pas loin -, j’ai vu dans la rue et le métro des silhouettes à la BnTailor.
Nous avons pris possession de notre Airbnb, boîte à chaussures dans Tokyo et avons commencé à travailler. Au programme : de la photographie, de la vidéo et du jetlag.
Après quelques minutes dans la ville : je me suis fait pincer la joue comme on fait à un gosse et embrasser par une quinquagénaire qui me trouvait à son goût.
Elle n’a pas de mots d’anglais à me donner, alors je me contente de sourire comme un abruti, avec mes yeux gris sans lumière de sortie d’avion.
Ça s’est passé comme ça, dans la rue, alors que je veillais à ce que la tenue de Boras soit au poil. Elle a sorti son téléphone pour prendre une photo. L’autographe moderne. Enfin plutôt, les puristes diraient un selfie. J’ai failli mettre les doigts en symbole de paix, façon kawaii, mais je me suis retenu. Je me demande à qui elle va bien pouvoir montrer cette photo.
Elle me repince la joue, juste pour le plaisir, aperçoit Boras et me demande s’il est modèle. Je comprends ce qu’elle me demande parce que le mot “modèle” est un anglicisme passé intact dans la langue japonaise. Elle se précipite vers lui et lui fait le même manège. Il sourit, joue le jeu.
Même si je dois dire, et c’est pas pour me vanter, que je suis le seul à avoir eu droit au bisou et pincement de joue. Un bisou avec une haleine d’alcool peut-être mais ça compte quand même.
Désolé Boras.
La dame japonaise n’en finit pas et on doit bien reprendre le shooting parce qu’on a un planning à tenir. Tant bien que mal, on y arrive et elle reprend son chemin.
Alors qu’on sillonne la ville vers le prochain spot de shooting, mes yeux sont curieux. Encore. Je suis le genre de mec qui s’installe toujours au hublot dans un avion, à la fenêtre du train, juste parce que je veux tout voir, de la manière dont se tord cet arbre seul dans ce champ jusqu’à cette carcasse de voiture abandonnée dans une cour boueuse.
À Tokyo, toutes les rues ont quelque chose à dire. Qu’elles soient larges comme des autoroutes ou étroites comme le couloir d’une grotte.
Le potentiel cinématographique de chacune d’entre elles m’impressionne. De jour comme de nuit. De nuit surtout, car les lumières s’allument et tout devient plus japonais encore.
En tout cas pour mon oeil d’occidental. Occidental à l’émerveillement normal de celui qui n’a encore jamais vu ce pays en dehors de son écran de télévision.
Il se dégage une harmonie douce de la circulation des voitures qui ne klaxonnent jamais, à part peut-être un petit coup de klaxon aphone, pour aider les européens qui marchent au milieu de la route à trouver le trottoir.
On se sent bien à Tokyo. À n’importe quelle heure. La foule, même dense, est paisible.
Je pense souvent au Bauhaus quand je marche dans la rue, quand j’entre dans les intérieurs. Je remarque que, souvent, la fonction utilitaire d’un objet dicte son esthétique chez les Japonais. Comme dans le mouvement du Bauhaus justement. Et c’est comme ça, que naît l’harmonie. D’un alignement parfait entre le fond et la forme. Pas de perte d’espace pour les immeubles. Aller à l’épure maximal pour les objets du quotidien.
Déformation professionnelle : je vois un parallèle avec le t-shirt. C’est sa forme simple au service de sa fonction qui en fait un vêtement tellement génial. Eh bien, les japonais auraient pu l’inventer.
Quelques notes sur le style
À chaque coin de rue se trouve un type stylé à Tokyo. C’est extraordinaire. C’est partout et tout le temps. Il suffit de tourner la tête et la tête vous tourne.
Les coupes que portent les japonais sont amples, bien souvent, baggy comme me le confesse Ko, une personne que nous rencontrons sur place.
Mais, pour autant, ils ne s’habillent pas forcément trop grand. En voyant toutes ces silhouettes réussies, je me dis qu’une des clés, c’est vraiment d’avoir des manches à la bonne longueur. C’est l’élément essentiel et vous devriez retoucher vos chemises, vestes et manteaux dont les manches sont trop longues parce que c’est important pour la compréhension générale de la silhouette.
Je vois peu de pantalons slims, ou alors dans les tenues de ceux qui ont un style plus rock disons, ou plus occidental. Mais dans le paysage, ça jure.
Tout comme ces deux américains que je vois sur le trottoir devant Deus Ex Machina qui sont en bermuda slim, les poches qui baillent, t-shirt à logo bien trop serré aussi, baskets style Armistice et chaussettes qui remontent à peine sur le début de la cheville.
C’était choquant à voir, ici, alors qu’à Paris, on ne les remarquerait même pas.
Notre œil s’habitue à ces coupes volumineuses à une vitesse folle. Le drapé est tout pour les japonais.
Et je dois dire que, déjà en France, je me dirigeais de plus en plus vers cette approche. Et ce voyage au Japon me convainc de continuer dans cette quête du drapé, le jeu de volumes et, aussi, c’est important : le confort, qui se dégage puissamment en voyant leurs tenues.
Et, cela renforce ma vision de ce qu’est le style : l’impression de confort est un élément essentiel vecteur de style. Sans confort, pas de cool.
Ça se traduit dans la rue : les plus lookés, c’est-à-dire ceux dont on peut voir à 10 mètres qu’ils se sont efforcés d’avoir l’air le plus cool possible, ne sont pas les plus stylés. Ils ont même moins de style que la personne qui s’en fout et n’essaye même pas car, elle au moins, elle est dans la vérité.
On trouve le style chez beaucoup de japonais qui ont entre 25 et 35 ans environ, qui porteront un pantalon en velours noisette avec du volume, un pull camel duquel dépasse négligemment un t-shirt blanc et portent des sneakers blanches.
Ko, par exemple, quand on le voit la première fois, porte une surchemise en velours côtelé (j’en vois beaucoup) baggy à col cubain qu’il porte avec un pantalon blanc tapered et des Nike Blazer.
En parlant de chaussures, je vois beaucoup de mocassins et je trouve qu’ils ont parfaitement compris la nature utile et décontractée du mocassin (qu’ils peuvent retirer à la hâte à leur guise). D’ailleurs c’est ce que je disais avec le fond et la forme.
Le soir, nous nous effondrons sur nos lits. Après une nuit blanche en plein jour.