Un mariage, un entretien ou tout simplement un jour au bureau sont l’occasion d’arborer un complet-veston.
Né au XIXe siècle, il a gardé jusqu’à nos jours un détail dont nous faisons encore grand cas : un pli marqué sur les jambes de son pantalon. Avant la Révolution française, aucun modèle n’en avait. Ceux des hommes du peuple étaient d’une coupe rudimentaire et n’existaient que pour couvrir et protéger les jambes.
Quant à ceux occasionnellement enfilés par les élites pour monter à cheval, ils étaient aussi collants que leurs culottes. C’est lorsque le pantalon est devenu un vêtement quotidien et s’est durablement imposé face à celles-ci que sont apparus les premiers plis.
PLIS DÉCORATIFS
En devenant le vêtement des grands de ce monde, le pantalon est entré dans la mode et à sa fonction pratique s’est ajoutée une valeur esthétique. Les formes et les coupes ont commencé à se multiplier dès les années 1810, époque où sont apparus les pantalons à plis.
Ceux-ci ne se trouvaient alors pas sur la jambe, au tissu tendu par des bretelles et des sous-pieds, mais à la taille. Ils pouvaient être au nombre de deux (un de chaque côté), huit, dix et même « mille » à en croire les journaux.
Ces modèles à mille plis n’en comptaient en réalité qu’une vingtaine, dont l’origine est peut-être exotique : s’ils couvraient les jambes des élégants parisiens, ils étaient aussi, à en croire Alphonse de Lamartine, un élément traditionnel du costume des Druzes, décrit dans son Voyage en Orient (1835).
Portrait d’un zouave français en 1842. Le costume de ces militaires était inspiré du vêtement des habitants d’Afrique du Nord, qui partageait plusieurs similitudes avec l’Orient. L’accumulation des plis à la taille de ces larges pantalons a pu inspirer les pantalons à mille plis portés de l’autre côté de la Méditerranée. Crédit : CPA Media Co
Ces plis avaient un double intérêt. Tout d’abord ils aidaient à atteindre le canon esthétique de l’époque : en juponnant les hanches et en y ajoutant ainsi du volume, ils affinaient visuellement une taille que l’on voulait alors très fine.
De plus ils représentaient une dépense ostentatoire qui les éloignait des pantalons basiques que le peuple continuait de porter. En effet ces plis étaient gourmands en tissu superflu et nécessitaient le savoir-faire et le temps d’un tailleur de talent, là où la confection d’un pantalon classique restait en principe à la portée d’une bonne ménagère.
Le secret de leur assemblage se transmettait dans des ouvrages spécialisés, de L’Art du Tailleur de M. Compaing, publié en 1828, à la Nouvelle Théorie de la Coupe, écrite par H.-C. de la Byé en 1869.
PLIS PRATIQUES
Après avoir été assez larges dans les années 1860 pour être comparés à des « pieds d’éléphant », les pantalons se rapprochent à nouveau du corps dans les années 1880. Néanmoins, s’ils sont de nouveaux « collants », ils ne moulent plus la jambe au-delà de la cuisse et adoptent une forme tubulaire.
Publicité pour les magasins de La Belle Jardinière, vers 1885. Le jeune garçon porte un costume d’écolier sur lequel on peut distinguer un net pli latéral. Credit Collection IM KHARBINE TAPABOR
Cette nouvelle coupe s’accompagne d’un défaut que nous connaissons encore aujourd’hui : une poche que nos mouvements (marcher, s’asseoir) forment au niveau du genou. Lorsqu’il en parle dans son livre Des Modes et des Hommes, Farid Chenoune cite l’exemple du prince Frédéric-Léopold (de Prusse ?) qui, durant un voyage en train, aurait préféré rester debout plutôt que de voir son pantalon « faire genou ».
Portrait d’un homme, vers 1880-1885. Les contrastes de la photographie mettent bien en valeur l’arête du pli frontal de son pantalon sombre. Credit Jean Vigne KHARBINE TAPABOR
Pour y remédier, un pli artificiel, contrôlé, est créé sur l’étoffe, partant dans un premier temps du genou seulement, avant de remonter sur la cuisse. Il permet à la jambe de se plier sans marquer le tissu. Il coexiste avec un autre type de pli, latéral celui-ci, structurant aussi une silhouette masculine toujours plus raide.
Portrait en pied du président Theodore Roosevelt, du président Grover Cleveland, et du gouverneur David R. Francis, 1903. Si Roosevelt et Francis ont adopté le pli frontal, Cleveland semble avoir préféré ici le pli latéral. On peut comparer leur tomber et comprendre pourquoi le premier finit par s’imposer. Copyright: Vernon Lewis Gallery
Leur adoption reste une affaire de choix : en 1908 le quotidien Les Nouvelles nous apprend ainsi que le Président Fallières tenait « en indifférence complète les caprices de la mode […] peu lui [importait] que le pli du pantalon soit marqué dans sa longueur ou la largeur. Depuis sa plus tendre enfance, [il portait] le pli aux genoux ».
Dessin humoristique sur les Oxford Bags, vers 1925. On observe que le pli tailleur est marqué. Credit IM KHARBINE TAPABOR
Celui-ci se devait d’être au milieu de la jambe et cette règle ne changera pas. Le 15 juillet 1936, Adam consacrait même un article à la manière de retoucher un pantalon si le pli ne tombait pas droit sur le cou-de-pied.
Dans l’entre-deux guerres il en rejoint d’autres qui ne sont pas sans rappeler ceux des années 1810-1820 : les pinces. Le pli frontal, aujourd’hui appelé pli tailleur, est toujours marqué au fer.
Les pinces, elles, sont cousues à la taille. Il en existe de deux sortes : les « plis français », ouverts vers l’intérieur de la jambe, les « plis italiens », plus récents, tournés vers l’extérieur. La raison d’être de ces plis est elle aussi moins esthétique que pratique. Les années 1920 sont marquées par un goût pour des volumes plus amples et confortables, qui ont de plus l’avantage d’étoffer les cuisses, à une époque où l’idéal masculin est athlétique.
Photographie, vers 1925. La vogue des Oxford Bags, venue des universités britanniques, est une apogée de l’ampleur des pantalons dans les années 1920. Très éphémères, elle n’en laissera pas moins le goût pour un volume confortable. Copyright Imago United Archives University
Abondant autour de la jambe, le tissu devait être ramené de façon structurée autour de la taille par des pinces, dans ce contexte également appelées plis d’aisance.
Ray Bloger sur le plateau de Rosalie (1937). On remarque les plis pinces prolongés par les plis tailleur. Copyright: JT Vintage
Cette vogue se fait plus discrète à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, lorsque les jeunes Américains, modèles très suivis, ramènent du front l’habitude de porter des pantalons qui en sont dépourvus. Dans les années 1960, alors que la jeunesse donne le ton, les pinces sont reléguées au vestiaire des hommes mûrs.
La taille basse, désormais à la mode, est incompatible avec elles : si elles ne tombent pas plus haut que les hanches elles sont condamnées à bailler sans élégance. Le pli tailleur continue en revanche à être imprimé sur la plupart des pantalons, exception faite des jeans, moulants, et de modèles en phase avec une esthétique unisexe venue de Londres, moins raide.
Ce sont les années 1980 et leur désir de confort qui remirent l’ampleur et la taille haute à la mode et avec elles les plis d’aisance. Néanmoins, vingt ans plus tard la mode, entrait dans l’ère du « slim » et du « skinny », inaugurée par des créateurs tel Hedi Slimane, directeur artistique de Dior Homme de 2000 à 2007. Selon la légende, ce sont même ses collections qui auraient motivé Karl Lagerfeld à entreprendre un régime.
Richard Gere dans le film American Gigolo (1980). L’acteur porte ici un pantalon à pinces blanc. Crédit: 1980 Paramount Pictures
Aujourd’hui nous sommes dans une période de transition, comme l’illustre la dernière collection de Virgil Abloh pour Louis Vuitton. Durant la « Fashion Week » ses mannequins ont présenté des pantalons serrés courts ou longs, avec ou sans plis tailleur, des baggies à l’ampleur inégalée.
Un modèle de complet, bien trop large pour faire une poche au genou, restait marqué au fer sur les deux jambes. Une pratique vestimentaire aussi immuable que celle-ci, après plus de cent-vingt ans d’existence, a de quoi interroger.
PLIS POLIS
Aujourd’hui comme hier un pli bien net est une marque de distinction sociale à deux visages. Signe de bonne tenue, il montre que l’on maîtrise les codes du savoir se vêtir et témoigne également d’une vie éloignée d’un travail physique qui l’effacerait. Aussi les hommes ont-ils toujours eu grand soin de lui conserver sa ligne, par divers procédés.
Le plus évident est de l’emmener à un « pressing ». Mais on peut également repasser soi-même et facilement ses pantalons, grâce à l’invention par Léo Trouilhet en 1913 du premier fer électrique, commercialisé par Calor dès 1917. En mars 1924, Monsieur vantait les mérites d’une autre invention : « Voulez-vous un pli toujours impeccable à votre pantalon ?
Publicité pour les fers à repasser Calor, vers 1970. Credit photo ELZINGRE KHARBINE TAPABOR
Serrez-le quelques minutes dans le repasseur électrique système Deluchat ». L’objet se présentait comme deux planches serrées par des barres métalliques et des vis entre lesquelles glisser le vêtement. Deux ans plus tôt, le même magazine livrait à ses lecteurs l’art de plier celui-ci : « En ce qui concerne le pantalon, le premier soin est à donner au pli que l’on forme en allongeant le tissu autant qu’il est possible et en veillant à ce que soit reconstitué le mouvement auquel la fatigue du tissu a pu faire perdre sa netteté ».
Afin de s’épargner un repassage fréquent, il est nécessaire de choisir avec soin le tissu de son pantalon : éviter le lin par exemple, et préférer les fibres à moitié synthétiques, lesquelles connaissent un grand succès depuis les années 1950. Comme le rappelait Farid Chenoune, elles ont le double avantage de coûter moins cher et de faciliter l’entretien des vêtements. Pensons ainsi au pantalon à pli permanent « Everfix », en laine et polyester, lequel était « toujours impeccable » à en croire une publicité de 1964.
Dans un article consacré en 2016 au repassage, Mina Remy constatait toute l’ambiguïté de celui-ci : le fer à la main on efface des « faux » plis, incontrôlés et irréguliers, pour en créer d’autres, désirés et maîtrisés. Les premiers témoignent de deux choses inacceptables : le manque de soin, et, peut-être pire, la présence trop visible du corps sous le vêtement.
Avant un entretien, une réunion importante, ou un simple jour au bureau : le bon réflexe. Crédit: Imago Angle Man in Shirt
Il n’est sans doute pas anodin que le pli tailleur soit apparu à l’époque des cols hauts, chapeaux et gants portés du matin au soir, lesquels concouraient à sa dissimulation. Il n’est pas non plus étonnant que cette pratique ait été développée par l’élite, comme une mise à distance supplémentaire des gens de condition inférieure : aux plis que l’ouvrier imprime à ses vêtements par son labeur, le cadre et l’oisif présentent ceux par lesquels le teinturier-blanchisseur a « dressé » leurs pantalons.
Les complets que l’on porte aujourd’hui sont les héritiers de ces tensions. Mais si ce fameux pli tailleur semble immuable, l’éternité ne lui est pas garantie : il n’existera qu’aussi longtemps qu’une élégance un peu formelle sera jugée nécessaire, si ce n’est appréciable.
Alors que le costume-cravate perd du terrain dans les bureaux et que la vapeur d’une douche chaude fait de plus en plus office de seul repassage, cette survie ne sera peut-être pas si longue.