Histoires extraordinaires et hommes de style : l’élégant (EPISODE 6)

Rien ne va plus sur BonneGueule.

Christophe, le rédacteur en chef, m'a laissé carte blanche cet été. Et ça va faire mal.

Très mal.

À cette occasion, je vous ai préparé une série de portraits pas comme les autres : ce sont les histoires extraordinaires (et intimes !) d'hommes de style dont les lubies sartoriales frisent souvent la folie la plus pure. Vous avez pu lire le premier épisode consacré au denimhead, le second sur un hypebeaster sans scrupule, le troisième sur un preppy qui cherche l'amour, le vraile quatrième épisode qui observe à la loupe un spécimen rare de calcéophile et le cinquième suit le parcours professionnel d'un mordu de mode. Voici à présent l'élégant classique.

Les illustrations exquises sont réalisées par l'excellent Alexis Bruchon< et sa patte poétique.

Bonne lecture.

PS : Ceci n'est pas une satire sociale.

I

 

        Le matin, il me fallait du temps pour attifer mon corps quelconque de tous les artifices qui, bien orchestrés, me permettaient de ressembler à moi-même.

        Je procédais avec lenteur toujours et réflexion aussi. C’était la peau sur laquelle glissait le coupe-chou, c’était la main qui époussetait le tissu, le doigt sur la soie de la cravate qui formait la goutte.

        Le temps était absolument nécessaire pour me construire de toutes pièces comme un animal social. Les chaussures, noires en ville, donnaient le tempo digne à ma démarche arythmique, les épaules rollino corrigeaient les épaules tombantes, la taille haute du pantalon donnait l’harmonie de la silhouette pour me grimer en un remarquable anonyme.

        Je me voyais comme un oiseau rare, parfaitement anachronique, les mouvements d’ailes pareils aux autres oiseaux, mais dont on suit des yeux le sillage parce qu’il vole mieux et que son chant est plus beau.

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*****

 

        Tandis que je fendais la foule à l’azimut brutal, m’imaginant être Moïse en costume trois-pièces à rayures tennis, le smog enveloppa la ville comme un tsunami de particules fines. Pas émus, les citadins gagnèrent les fenêtres et, armés de lances, s’employèrent à piquer le nuage obèse afin qu’il ne souille pas leurs meubles neufs de ses longues tentacules baladeuses.

        J’avais été envoyé en ville par mon ex-nouvelle femme qui trouvait que notre amour fraîchement consenti méritait qu’on redécore la maison que j’avais occupée avec ma première femme. Elle ne travaillait pas mais avait un véritable œil pour les arts décoratifs. Il fallait que notre intérieur “nous ressemble”, comme elle disait. Elle avait eu l’amabilité de me dresser la liste des meubles qu’il fallait changer et des pièces qu’il fallait redécorer. Je m’aperçus alors qu’il s’agissait de l’intégralité de la maison. C’est-à-dire tout ce que ma première femme avait touché, reniflé, agrippé, goûté, effleuré un instant, badigeonné un jour pour rire, mordillé, griffé, astiqué, chatouillé, regardé…

        - Chérie, lui dis-je au téléphone. Que dirais-tu que nous déménagions plutôt ?

        Elle dit tout de suite :

        - Oh, si tu penses que c’est mieux alors d’accord, mon amour ! J’ai déjà repéré quelques annonces à ce sujet, n’est-ce pas génial ? Et elle s’empressa d’ajouter : Allez rentre vite, Karen et Anne, les voyantes jumelles dont je t’ai parlé tu sais, elles veulent analyser la paume de tes mains ! T’as intérêt à te dépêcher parce qu’au prix qu’elles coûtent, enfin bref !

        Sur ces paroles exquises et pleines de bon sens, le doigt de ma bien-aimée glissa malencontreusement sur la touche “off” du téléphone et la ligne fut coupée. Je rangeai donc mon portable dans la poche spécialement prévue à cet effet de mon manteau bleu marine herringbone et levai la tête vers le ciel : il n’allait pas pleuvoir.

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        Le smog, vexé par la réaction hostile des habitants, avait fui plus au nord où les gens sont bien plus accueillants, paraît-il. Comme j’avais à peu de chose près autant envie de rentrer à la maison que d’ingérer l’équivalent d’un dé à coudre de cyanure, je me mis à flâner sans but, dans les rues inélégantes. Un touriste dont le front constellé de gouttes me rappela la complexité de l’univers, m’arrêta :

        - Monsieur s’il vous plaît. Comment doit-on faire pour se rendre au musée de la chaise de jardin ?, me fit-il.

        - Alors, le mieux d’ici, c’est de prendre tout droit. Ah non, fis-je, qu’elle sot je dis ! Je vous indiquais la route du musée de la chaise longue ! Non, le musée de la chaise de jardin, c’est...

        Je m’interrompis car j’avais été interpellé par le fait que l’homme, visiblement décorrélé des valeurs du vivre ensemble, portait à la fois une ceinture et des bretelles. Mon nez se mit à saigner comme une fontaine à sangria et je quittai sur-le-champ cet ennemi du bon goût, priant pour qu’il ne trouve jamais le passionnant musée de la chaise de jardin. Une fois à distance raisonnable du vaurien, le sang finit d’affluer et je pus reprendre mon errance.

        Je songeai qu’il devait porter des sous-vêtements tellement hideux qu’il tenait en horreur la moindre probabilité que son pantalon ne tombe, comme ça, brutalement, sur le sol. Les mécanismes somatiques responsables de la pensée sont parfois surprenants car cette simple rencontre hasardeuse me fit penser que j’avais un costume en tweed à récupérer chez Burke and Burke, mon tailleur.

        J'ôtai mon chapeau pour héler un taxi et, dans la seconde, un chauffeur enthousiaste de la chose sartoriale fit une embardée sensationnelle car il avait vu s’agiter le feutre de castor gris, joliment cerclé d’un ruban de soie bleu nuit.

        - Laissez-moi deviner, vous allez chez Burke ? me demanda-t-il, badin.

        - And Burke ! lui rétorquai-je sur le même ton.

        La rotation de la Terre était plus rapide que d’habitude, alors le taxi roula plus vite. Les passants avaient du mal à avancer sur le trottoir et certains attendaient tranquillement sur le côté que cela passe.

        Nous arrivâmes chez Burke and Burke en une unité sidérale de temps terrestre. Enfin, je n’en savais rien, c’est le taxi qui me l’avait dit. Un chouette type adepte de Sciences Magazine, de la chose sartoriale comme j’ai déjà dit et de la théorie des cordes.

        Burke était un type petit avec des oreilles parabolesques. On n’avait pas de mal à l’imaginer bambin tant son visage était rond et rouge. Il faut dire que l’absence de cheveux sur son crâne parsemé de taches brunes aidait à se projeter. Il portait un croisé dont les revers étaient proportionnels à ses oreilles. Dès qu’un rayon de lumière ou de soleil heurtait le bout dur de sa chaussure glacée, il rebondissait et allait cogner le plafond qui s’émiettait à vue d’œil, si l’on n’est pas myope ou simplement de mauvaise foi.

        La femme du tailleur était magnifique si l’on arrivait à occulter son odeur acide de citron flétri. Ainsi que sa troublante ressemblance avec Joe Pesci, dans Les Affranchis. Ce qui ne gênait pas Burke qui avait toujours adoré les films de gangsters. Elle apporta un cognac glace avec un peu d’eau pétillante et je lui fis un baise-main saveur citron crème antirides.

        J’enfilai le costume et fut bientôt sur le podium où Burke m’examina comme un inspecteur de la criminelle devant un cadavre.

        - Exquis, dit-il.

        Le pantalon en tweed ceignait la taille naturelle comme une main autour d’un verre : n’étreignant pas trop pour ne pas se fatiguer et pas trop peu pour ne pas le lâcher. La matière ample et lourde, au motif pied-de-poule, ne touchait pas la jambe et j’avais de la place pour bouger. Un revers de quatre centimètres comme à mon habitude et le pantalon cassait une seule et belle fois, avec toute la puissance du style classique. Le tweed des îles Shetland, orange, brun, beige et jaune, était de chez Gorina, un drapier espagnol. Le reste : des poches à double passepoil, le “V” d’aisance, les pinces, la ceinture ajustable, la patte de boutonnage. Du grand art.

        La veste, quant à elle, présentait des épaules rollino, des revers de dix centimètres dont on pouvait voir le roulé délicat, la boutonnière à la milanaise, la poche poitrine barchetta, les poches plaquées, deux fentes dans le dos et un tissu intégralement entoilé.

        Burke tournait autour de moi comme un satellite autour d’un bel astre. Et ses chaussures lançaient des éclairs de plus en plus méchants. Quelques résidus de plâtre vinrent saupoudrer mes nobles épaules. Et j’entendis bientôt un grincement inquiétant pareil à l’estomac dérangé d’un volcan, en provenance du plafond. M. Burke tournait vite autour de moi, vérifiant chaque détail et n’entendait rien. Soudain, alerté par un sixième sens, je levai les yeux pour voir une gigantesque plaque de plâtre et de gravats dégringoler sur ma personne.

        Je me rappelle simplement le cri rauque de Mme Burke, cerbère androgyne qui annonçait ma venue aux Enfers.

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II

 

        Je me réveillai avec le corps lourd comme un cercueil en marbre. J’étais allongé dans un lit, dans le ventre d’une sorte de vaisseau spatial hightech, avec des écrans dématérialisés partout qui me donnaient l’impression d’être un trader de Wall Street.

        J’entendis alors siffler dans le couloir. C’était la chevauchée des Walkyries. Et bientôt on entra.

        - Ah mais je vois qu’il est réveillé !

        - On est en quelle année, docteur ?

        - Ah ça, je ne peux pas vous le dire pour l’instant. Trop tôt. Vous imaginez le choc ? On a décryogénisé un patient hier et j’ai été un peu brutal. Mea culpa. C’est du latin. Il n’a pas supporté. C’est peu dire. Eh oui, vous réagiriez comment vous si je vous disais qu’on a déjà subi deux attaques extra-terrestres, que Trump s’est débrouillé pour rester président à vie, ou plutôt “Sauveur Suprême de l’Humanité”, et qu’on a finalement découvert que les chats étaient en fait des suppôts de Satan, même si on s’en doutait. Ah… mais je parle trop. Ma femme me le répète constamment. Elle a beau être faite de nanotechnologies et d’un cœur nucléaire, elle est vraiment d’une psychologie des plus fines… Oh, mais... j’ai recommencé. J’en dis trop. Vraiment désolé. J’y vais. Reposez-vous cher visiteur du passé. Depuis la résurrection de Michael Jackson, j’ai un peu perdu les pédales.

        Mais je n’étais que très mollement intéressé par le contenu de ses palabres doctorales tant que par l’étrangeté de sa tenue professionnelle. Il était vêtu d’une combinaison de plongée sans palmes et blanche comme j’avais jamais vu, dont la cagoule dissimulait tout sauf ses yeux qu’il avait retaillé en amande à coups de bistouri. Je ne pus m’empêcher de dire :

        - C’est quoi cette tenue, docteur ?

        - Ah, ça, ça m’indique en permanence mon taux de sucre, mon rythme cardiaque ainsi que …

        - C’est terrifiant. Et puis excessivement laid, je déclarai.

        - Très clairement, vous êtes en choc post-traumatique, c’est compréhensible. Cette combinaison est ce qu’il y a de plus sophistiqué au monde. Vous ne savez plus très bien ce que vous dites, mon pauvre Monsieur, c’est très clair.

        - Et c’est très moulant, je continue. On voit très nettement le contour de vos…

        Il explosa :

        - Je ne passe pas autant de temps à soulever des haltères pour que mon corps de Dieu grec moisisse sous une blouse non !

        Il fit une pause avant de pencher la tête vers la gauche pour atteindre avec sa bouche un tuyau qui semblait cousu dans le tissu de sa combinaison et aspira un liquide vert émeraude qui le fit frissonner.

        - On est en 2152 ducon et on t’a refait le nez gratis parce qu’il fallait bien que les étudiants en chirurgie esthétique se fassent la main. Tu pourrais montrer un peu de gratitude. Mets ton costume moisi et fous le camp. On t’enverra la facture.

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        Et il partit en moonwalk, claquant deux fois des mains pour fermer la porte. Je mis mon costume en tweed, ma chemise qu’on avait repassée et fit un nœud simple à ma cravate parce que je n'étais pas d’humeur à performer un windsor, même demi, et sortis de la chambre avec une seule idée en tête : aller voir Burke and Burke pour leur demander des dommages-intérêts.

        Quand je fus hors de l’hôpital, je me rendis compte que je me trouvais dans une galerie souterraine, un dédale immense avec des escalators, des ascenseurs, des tapis et même des navettes volantes individuelles qui vous transportaient allongé pour prendre moins de place.

        Je vis un employé de la ville qui avait gardé leurs gilets fluorescents d'antan et lui demandai sur un ton que je voulus détaché, velours et sucre de canne :

        - Kesskecékcebordel ?

        Perdu. Il me regarda comme il aurait regardé une bière pas fraîche et je tentai de me canaliser. Grâce à un effort considérable pour m’apaiser, rendu possible par vingt années d’une vie amoureuse désastreuse, je parvins à articuler :

        - Serait-il possible que vous m’indiquiez la route de chez Burke and Burke ?

        Et je lui donnai l’adresse par télépathie, car désormais, c’était une chose possible et que le docteur, durant mon sommeil, avait procédé à toutes sortes d’expérimentations scientifiques postmodernes.

        L’employé de la ville me toisa d’abord en se moquant de ma tenue, mais comme je n’allais pas me faire railler par un jeune homme dont j’aurais pu facilement être l’ancêtre, je fis plier son libre arbitre juste avec la pensée et, bientôt, il me précéda sur le chemin de mon ancien tailleur.

        Une fois à la surface de Terre, je me rendis compte, en voyant les buildings dont on ne voyait pas le sommet et sachant la vie souterraine d’où je venais, qu’on avait exploité toute la verticalité possible pour répartir une population en surnombre. Je me rendis rapidement compte que la surface de la Terre était à présent peuplée des marginaux, de démunis, habilement repoussés aux portes des buildings et des souterrains par des portes électromagnétiques que seules les bonnes personnes pouvaient ouvrir. La ville était une gigantesque boîte de nuit. Alors que je suivais l’employé municipal, une trappe s’ouvrit au-dessus de nous, car il y avait une plateforme, et un type en tomba gentiment.

        - C’est pas moi ! hurla-t-il à la trappe en touchant le sol. J’ai rien fait, je le jure ! Remontez-moi ou je vais crever ici !

        Un clochard qui fut réveillé par les hurlements de celui qui venait de tomber du ciel se leva de sa couche de fortune et vint vers lui. Seulement, il ne s’arrêta pas à sa hauteur et continua son chemin jusqu’à se planter devant moi :

        - Vous aussi vous êtes un mec du futur comme moi ?

        - Pourquoi vous dites ça ?

        - Bah c’est simple, on reconnaît les mecs du futur à ce qu’ils portent des fringues du passé. Visez un peu mon style !

        Et il se mit à danser pour qu’on l’admire. L’homme portait un superbe costume de flanelle gris clair dont la couleur s’accordait bien avec les fabuleuses croûtes de psoriasis qu’il avait sur le visage. La matière était lumineuse et se mariait très avantageusement avec sa chemise bleu ciel et sa cravate mal nouée violette à motif cachemire. Il avait mis dans la poche poitrine de sa veste une peau de banane qui dépassait par trois fois et dont le marron faisait écho à la couleur bronze de ses pieds nus.

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        - Et donc c’est comme ça que je sais que vous aussi vous êtes un mec du futur. Alors qu’est-ce que vous venez faire par chez nous votre Altesse ?

        Et comme pour fêter la fin de sa phrase, il but l’équivalent d’un petit ruisseau d’une bouteille d’alcool à double fond.

        - Eh bien, en fait, je viens d’une planète très lointaine pour exterminer la race humaine, fis-je pour l’étourdir avec toute la répartie dont j’étais capable.

        - Ouais, il fait, pas ému, eh ben commencez déjà par tous ces types qui se trimballent avec des fringues qui parlent, je peux pas les piffrer ces connards progressistes. Moi, la dernière fois que mon futal m’a parlé, c’était pas vraiment pour me complimenter.

        Nous continuâmes notre route et je m’attendais à moitié à voir apparaître sous mes yeux quelque animal extraordinaire ou même mon contrôleur fiscal. Pendant ce temps, mon nouvel ami fringuant, qui avait décidé de nous suivre, faisait des sauts de danseur classique autour de nous.

        À un moment, l’employé, encore sous le contrôle de mon esprit impérieux, tourna à droite au coin d’une rue crasseuse et nous fit arrêter devant une minuscule plaque neuve sur laquelle il était écrit Burke and Burke. L’employé passa son poignet devant la plaque qui émit une petite détonation aiguë et nous montâmes dans une cage ascensorielle, c’est-à-dire qu’en plus de nous élever physiquement vers les étages supérieurs, nous nous élevions aussi sensoriellement.

        - Oh, une cage ascensorielle, me fit le clochard. Ça permet de contrôler son corps en toutes circonstances. C’est vachement utile pour attendrir un flic qui veut vous coffrer, en se mettant à pleurer sur commande par exemple. Faut pas croire, je reconnais que certains flics sont pas si mauvais, la preuve, ils tapent moins fort avec leurs matraques.

        Arrivé chez Burke and Burke, je remarquai que l’employé n’était plus là.

        Tout de suite, j’entendis une voix :

        - Oh mais que vois-je ! Ne serait-ce pas une pièce vintage de chez Burke and Burke ? Je dirais qu’elle date du début du XXIème siècle environ. Vous me le confirmez ? Ça m’évitera de la passer au carbone 14 !

        Je fis doucement oui de la tête.

        - Merveilleux ! Sauf que cela ne vaut plus rien… La valeur sentimentale est une chose délicieuse, mais elle ne fait pas manger. De plus, c’est d’un goût disons… suranné. Quelle ambiance vous ferait plaisir, Monsieur ?

        - Hein ?, dis-je.

        Et, sous mes yeux je vis la pièce qui consistait simplement en un rectangle blanc, vide comme une page avant d’écrire, se changer en un jardin suspendu dont la terre battue crissait sous mes pieds et dont les arbres de coton étaient lourds de fruits mûrs. Puis, la pièce se changea à nouveau en un salon des années 1950 avec du jazz, des meubles Wegner et du cognac Louis XIII en carafe de cristal de Baccarat. Et puis ensuite, ce fut un bar à strip-tease qui se volatilisa vite.

        - Oups. Vraiment désolé. Nous avons quelque peu diversifié notre activité. Mais vous êtes-là pour un nouveau costume, je suppose !

        J’étais prodigieusement sonné et je priais presque pour que le plafond me tombe sur la tête à nouveau.

        - Connaissez-vous les tissus technologiques ?

        Je le regardai de la manière que je réservais généralement aux êtres étranges des documentaires animaliers. Je lui dis :

        - Connaissez-vous le pangolin ?

        - Cela fait bien longtemps que l’homme est le seul survivant du règne animal, mon très cher Monsieur.

        Je pensais à l’espèce de peluche hargneuse qui servait de chien de compagnie à mon ex-femme et je ne pus m’empêcher de sourire.

        - Je répète, donc : connaissez-vous les tissus technologiques ?

        Pour la deuxième fois depuis mon retour à la vie, je fis non de la tête.

        - Les tissus technologiques, mon cher Monsieur, c’est l’avenir, tout simplement !

        À ce moment précis, trois vestes sur des bustes sans tête apparurent en traveling avant zoom arrière.

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        La voix dit :

        - N’avez-vous jamais rêvé que votre complet sentisse en permanence une douce odeur d’épices à la vanille ? Ou bien notre plus fameux fumet gingembre musc et artichaut ? Nous avons sinon tarte tatin sortant du four, thon-mayo, balade en forêt, encens, myrrhe et fleur de lys, goyave-béarnaise…

        La voix s’interrompit car nous étions pris d’un fou-rire, le clochard et moi. Et je vis que nous vivions sur la même planète, malgré la modicité de son éducation et son alcoolisme manifeste. La voix continua :

        - Très bien, je ne vous sens pas convaincu. Pourquoi alors ne pas craquer pour nos fabuleux tissus hydrophobes ? Aucune tache ne peut l’atteindre. Le tissu est répulsif. Tenez, vous en costume gris, jetez donc ce bol de vinaigrette ultra-souillante sur ce serge de polylaine.

        Le clochard obéit parce qu’il était du genre curieux et qu’il voulait voir ce qui allait se passer. Il se tint à distance respective et propulsa la sauce en plein sur le buste. Juste avant que celle-ci ne touche l’étoffe, elle fut projetée vers le clochard qui fit un pas d’esquive étonnant pour l’éviter.

        - Ah, ah, ah, rugit la voix. N’est-ce pas merveilleux !

        - Je trouve quand même qu’on y perd un certain charme, Burke, je dis. Avec tous les costumes que j’ai portés dans ma vie, le simple fait de faire attention, m’a toujours évité de tacher mes vêtements. Je ne vois pas bien où vous voulez en venir.

        - Très bien. Je vais passer sur le costume électriquement alimenté capable de recharger votre portable alors qu’il est dans votre poche, je passe aussi sur le tissu qui vibre quand un danger mortel vous menace, et sur celui qui sèche automatiquement en cas de forte pluie. Et je ne vous parlerai pas, non plus, de notre costume préféré de ces messieurs de la banque dont le tissu massant fait des miracles pour ceux qui souffrent de lombaires douloureuses ! Mais peut-être celui-ci trouvera-t-il grâce à vos yeux, j’ai nommé le costume caméléon ! Tous les matins, choisissez la couleur de ce costume, vous pouvez dessiner le motif si cela vous chante, ou changer dans la journée le bleu marine pour du gris ou du rouge selon votre humeur ! N’est-ce pas absolument incroyable ?

        - Je suis un partisan de l’élégance classique, fis-je, je ne veux pas être déguisé. Vos tissus n’ont pas d’âme, pas d’ampleur, pas de charme. C’est comme si vous me parliez chinois.

        - Moi, je parle chinois !, fit le clochard.

        - Où est l’artisanat ? Où sont les vrais tailleurs ? Savez-vous ce qu’est l’entoilage ? Connaissez-vous les parmentures américaines ? Savez-vous ce qu’est le roulé d’un revers ? La cigarette ? Savez-vous ce que c’est qu’un homme de goût ? Et ces vestes rase-pets sont une abomination pour la silhouette. Je vous laisse à vos expérimentations stylistiques ratées. Adieu, Burke !

        - Vous n’échapperez pas à la révolution textile, infidèle !

        Soudain, nous fûmes dans le noir complet. Et je vis la lune briller dans le coin droit de la pièce. Des loups hurlèrent mais comme je savais que c’était une bande sonore, je ne ressentis qu’un léger fourmillement dans le bras gauche. Le clochard en revanche, qui tenait une cuite épaisse, hurla de terreur. Et d’un coup, je m’effondrai sur le sol, heurté par un objet lourd. Là, je fus saisi par une odeur de pain perdu qui se mêla au parfum des pommes dans lesquels j'étais tombé.

 

III

 

        Alors que je me réveillai, je sentis tout un cocktail d’odeurs émanant de toutes les directions, à commencer par mon dos car j’étais attaché à mon compagnon clochard.

        Nous étions assis sur deux chaises dossier contre dossier, sur le vieux podium Burke and Burke où l’accident s’était passé. Le trou dans le plafond avait été rebouché. Tout autour de nous se trouvait en rond une cinquantaine de types en mauvais costume qui nous zyeutaient avec des yeux de meurtriers, en écoutant un gars dans un costume rase-pet et pantalon feu de plancher qui empestait de pain d’épice.

        J’avais la tête farcie d’entendre des inepties sur l’élégance masculine alors, au lieu d’écouter le patron Burke du lobby des tissus technologiques parler d’expansion, de tout nouveau costume anti-con (qu’est-ce qu'il se passe quand un con réussit à l'enfiler ?) et de, je cite, exterminer tous les rétrogrades en costumes naturels (ce qui expliquait pourquoi nous étions tous les deux séquestrés de la sorte), je montai un plan d’évasion spectaculaire.

        - Nous allons tenter quelque chose, je dis au clochard. Remarquez comme tous les costumes autour de nous sont tachés sauf ceux, justement, qui sont répulsifs.

        Le clochard fit “hum, oui, et alors ?”.

        - Et alors, on a bénéficié des pouvoirs de la cage ascensorielle, non ? Et, si on observe la manière dont les tissus répulsifs sont placés dans la salle, je dis qu’en visant bien, on peut arriver à toucher absolument tout le monde.

        - Hum, dit encore le clochard, mais avec quel liquide va-t-on bien pouvoir les liquider ?

        - Avec tout l’alcool que vous avez bu, vous devez avoir le ventre bien plein, dis-je.

        - Ah ça oui !, dit-il. C’est pas parce qu’on est à la rue qu’on doit se priver ! Oh… mais je vois où vous voulez en venir vieux dégueulasse !

        Alors que le Grand Manitou des Tissus Technologiques Burke était en lévitation de quinze centimètres au dessus du sol, galvanisé par son propre discours prophétique, j’orientai mon ami pour trouver l’angle parfait, quand je lui dis :

        - Maintenant !

        Ce fut abominable. Il y en avait partout. Le jet de gerbe avait atteint un premier costume qui, en repoussant le liquide, en avait frappé un autre et, grâce à la force centrifuge, tout le monde fut bientôt à terre en train de gémir. Certains étaient affolés parce que le gerbe immonde masquait désormais l’odeur de fleurs de leur tissu, d’autres, dont le tissu était conducteur, était paralysé par le choc électrique qui venait de traverser leur corps. Bref, nous pûmes rompre nos liens faits à la va-vite et courir à toutes jambes pendant une bonne demi-journée, contrôlant notre souffle et notre sensation de fatigue grâce à l’effet de la cage ascensorielle.

Cette scène peu académique me rappela avec nostalgie mes années d’école de commerce.

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*****

 

        Je fis mes adieux à ce clochard céleste et le plus élégant que j’avais jamais vu. Et, tandis que je prenais le chemin de l’hôpital, j’eus une pensée pour ma femme, la décoration intérieure de ma maison et ce qu’elle avait bien pu faire de ma garde-robe. Il fallait absolument que je rassemble cette collection inestimable éparpillée depuis longtemps. J’entendis alors la voix de mon compagnon d’infortune qui me demanda :

        - Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

        - Me faire recryogéniser. Si la mode est cyclique, alors peut-être que le futur de ce futur-là sera classique !

        Et il acquiesça, avant d’ôter sa cravate et d’en nouer une nouvelle qui était signée Charvet.

Jordan Maurin Jordan Maurin
Jordan Maurin, Monsieur Panache

"Les vêtements sont là pour s'amuser, alors amusez-vous", c'est la phrase que j'ai prononcée le plus dans mes vidéos. Le style n'est pas un ensemble de règles, c'est un champ des possibles. Vous pouvez tout porter, il suffit de trouver votre manière !

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