Si vous vous intéressez à l’univers du vêtement, et en particulier celui du costume, vous avez vraisemblablement déjà dû entendre parler d’Antonio Liverano.
Sa médiatisation sur Internet est intimement liée à celle de l’excellente équipe The Armoury à Hong Kong.
Ces trois entrepreneurs ont mis en lumière, via de magnifiques photos notamment
Antonio est un autodidacte. Bien entendu, son frère et sa belle-sœur lui ont beaucoup appris mais il n’a pas eu de vrai maître. Il n’a cessé de regarder le monde qui l’entoure. Surtout lorsqu’il travaillait au-dessus du restaurant Sabatini, dans lequel il a vu passer des célébrités américaines : Gary Cooper, Gregory Peck…Il s’est forgé un œil critique, notamment grâce aux tenues de ces acteurs hollywoodiens dans leurs films. Cela a grandement contribué à sa progression. Son œil s’est affuté. Il précise que, encore aujourd’hui, lorsqu’il voit un homme bien habillé, il n’hésite pas à s’arrêter pour observer, toujours dans l’idée qu’il peut se perfectionner et s’inspirer pour son propre travail. Antonio serait un peu comme Bruce Lee, qui a puisé ce qu’il y avait de meilleur dans chaque art martial afin de créer son propre style : le Jet Kundo. Voilà, Antonio Liverano est le Bruce Lee des tailleurs. Rien que ça.
Et pour ne rien gâcher, il a les pantalons les mieux coupés du monde. Enfin, à mon sens. Pourquoi ? Sans doute parce que je fais partie des personnes qui préfèrent quand le pantalon ne « casse pas » sur les chaussures et qu’il est porté assez haut. Le style années 30 en plus moderne. Il suffit sinon de regarder ses photos sur Google : je ne le prends quasiment jamais en défaut. Le tombé de son pantalon est tout simplement miraculeux. Et que dire de ses Alden de 15 ans d’âge ? 15 ans ! Mis à part les plis d’aisance, elles sont comme neuves. J’ai d’ailleurs lu que la marque travaillait également pour des personnes handicapées. On peut donc imaginer qu’ils savent comment réaliser des chaussures confortables. Takahiro vit depuis 10 ans à Florence, arrivé en tant qu’étudiant dans une école de langues où il a appris l’Italien. C’est ainsi qu’il a connu Antonio. Il accompagnait un ami qui souhaitait un costume bespoke, Taka faisait la traduction. Après quelques autres échanges, Antonio lui a proposé de venir travailler pour lui. Il lui a proposé d’une façon plutôt directe : « Tu as de beaux yeux, pourquoi ne viens-tu pas travailler pour moi ? » Véridique ! Ah, ces Italiens… Après une semaine passée chez eux à voir comment ils fonctionnaient, Taka décida d’accepter. Il est donc parti de zéro. Il ne connaissait rien à l’art tailleur, Antonio lui a donné sa chance... et à raison ! Taka développe ainsi l’idée capitale qu’être être un gentleman ne consiste pas seulement à porter des vêtements élégants, c’est beaucoup plus large et vaste que cela. Le savoir-être et le savoir-vivre doivent également refléter un style, une certaine beauté. Pour développer votre sensibilité, vous pouvez par exemple allez dans les musées afin de voir comment les couleurs s’accordent. Ou dans la nature. Chaque saison a ses couleurs particulières, qui devraient vous inspirer pour vous habiller. Je vous conseille d’aller à Florence, vous comprendrez pourquoi c’est là-bas qu’on fabrique parmi les meilleurs costumes du monde. Je suis naturellement passé devant leur boutique Via dei Fossi mais celle-ci était malheureusement fermée pour cause d’inventaire. Pour ceux qui habitent à Paris, le Louvre et le musée d’Orsay vous attendent. Pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas aller dans des musées, mais s’intéressent tout de même à l’histoire de la couleur, à ses interactions et ses perceptions, il existe quelques livres à ce sujet. Je vous conseille de commencer par ceux de Pastoureau. Vous y apprendrez des choses peu expliquées : « Dans une voiture, le plus important pour moi est la couleur de la carrosserie. Je ne suis du reste pas le seul à lui donner de la priorité : différentes enquêtes d’opinion conduites au cours des cinq dernières décennies ont montré que la couleur était non seulement un critère de choix important lors de l'achat d’un véhicule, mais parfois même le critère le plus important après le prix : plus que la marque, plus que le modèle, plus que les performances ou toute autre qualité, ce qui compte pour certains acheteurs, plus qu’on ne croit, c’est la couleur.» La couleur est un des aspects fort du film. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si le titre du documentaire est "Les couleurs d'Antonio". L’équipe Liverano & Liverano aide le client à choisir les couleurs qui lui vont (en fonction de son teint, la couleur de ses cheveux, de son style général...), et à les associer afin de créer des contrastes agréables à l’œil. Vous remarquerez que Taka et Antonio ont pour habitude d’utiliser des écharpes aux couleurs vives pour égayer leurs tenues hivernales. Le deuxième garçon de la nouvelle génération Liverano & Liverano est coréen. Il a fait une école de mode à Milan, mais Antonio n’a pas confiance en ces établissement. Pour lui, ils n'enseignent rien sur l'art tailleur ! Cela rejoint l’avis de Patrick Johnson
qui, dans une interview, explique qu’au début de ses études
il pensait que « Helmut Lang était la meilleure chose au monde ». Mais ça, c’était avant qu’il ne rencontre un tailleur londonien. C’est probablement une des raisons qui poussera Antonio à créer une école de tailleur dans les années à venir. Un peu dans l’esprit de l’école de fabrication de chaussures sur-mesure du très respecté Stefano Bremer, parti malheureusement trop tôt. Mais ces projets prennent du temps. Patience, patience… Le réalisateur est Gianlucca Migliarotti. Il a en outre réalisé È poi c’è. Pour comprendre sa vision du monde et donc du vêtement masculin, vous pouvez lire cette excellente interview donnée dans le cadre de la présentation de O’mast en 2011. Une interview pleine de vérité. Je me sens un peu obligé de vous la commenter en quelques lignes. Vous y retrouverez l’explication sur la différence entre le bespoke et le made-to-measure. Et pour la faire courte, elle rejoint celle d’Hugo Jacomet : le costume bespoke est réalisé à partir d’une feuille blanche. Le costume en demi-mesure s’appuie, quant à lui, sur des patrons déjà existants qui sont réajustés à vos mesures. Le bespoke tailoring est un vrai travail d’ARTisan. Gianlucca le pense imparfait par définition : il est réalisé à partir de rien et entièrement à la main. Gianlucca est également un observateur très fin. Par exemple, sur la différence entre la culture vestimentaire à Milan et Naples. Entre ceux qui s’habillent en Prada et ceux qui vont chez un tailleur traditionnel ; ceux qui portent du noir (très courant à Milan) et ceux qui préfèrent plus de couleur (à Naples). « If you have to go to a business meeting, it’s considered much more elegant to wear a navy suit and dark brown shoes. » “Si vous devez aller à un meeting d’affaires, il sera considéré plus élégant de porter un costume bleu avec des chaussures marron foncé.”
Mais les lignes bougent et, à grands renforts de blogging, je pense qu’on va y arriver en France aussi. Encore dix ans et le noir ne sera plus réservé qu’aux soirées très formelles. Le McDo en prend lui aussi pour son grade, même si la culture napolitaine résiste plutôt bien au mondialisme. Effectivement, difficile de s’imaginer un garçon habillé de bas en haut en Liverano & Liverano
et qui va manger au Mcdo du coin. Impossible. Mais à la trattoria du coin, oui. La culture sartoriale n’aurait pas pu se développer sur un autre terrain, c’est celle du beau et de la patience. Et une fois que cette sensibilité au beau est développée, celle-ci s’applique partout et tout le temps. Cette vision de la vie et du vêtement est partagée par le clan Liverano. Un même métier, une même pratique, entraîne souvent une conception semblable du monde. Qu’est ce qui fait la différence entre Liverano et les autres tailleurs ? Comme le dit Antonio, la veste doit transpirer la passion transmise par le tailleur. Et cela passe par un ensemble de détails qui font qu’un costume de chez Liverano ne ressemble à aucun autre. Un costume de chez Liverano reste plus léger dans sa construction qu’un costume romain, mais toutefois plus structuré qu’un costume napolitain. Bien entendu, pour atteindre une certaine harmonie, chaque détail est étudié comme faisant partie d’un tout : c’est un savant mélange de proportions entre les épaules, les revers ou encore le col. Par exemple, les larges revers contrebalancent les épaules débordantes, eh oui ! Les matières viennent de chez Zegna, Draper’s ou encore de chez le Français Dormeuil. Vous remarquerez que les tissus employés sont plus colorés, plus clairs en fait, que ceux que l’on peut trouver dans le Nord de l’Italie où le gris foncé est majoritaire. Au-delà des détails techniques, quelles sont les caractéristiques de la Maison florentine ? Il faut savoir qu’Antonio a toujours le dernier mot. Il laisse le client s’exprimer et proposer ce qu’il aime. Antonio fait mine d’être d’accord mais, à la fin, c’est toujours lui qui choisira. Toujours. Bien entendu, Antonio est habile : il n’impose pas sa vision des choses, il arrive à convaincre le client tout en douceur. Et comme précisé plus haut, vous ne pouvez pas choisir votre tissu en mode open bar. Ce choix sera plutôt effectué en fonction de vos caractéristiques propres
et de vos envies, un costume en tweed par exemple. Ils vous proposeront alors trois ou quatre tissus qui vous correspondent. Cela reste très cher pour la plupart du commun des mortels, mais dans la moyenne des prix que l’on trouve dans la grande mesure. Notons également que le mot "cher" reste relatif, surtout quand on sait que la construction d’une veste à la main peut nécessiter plus de 80 heures. Mais c’est un autre débat. À noter également que les chemises ne sont pas fabriquées sur place
mais dans un atelier à Naples. Antonio raconte une anecdote sur un client qui, ayant déjà plusieurs tailleurs, voulait s’attacher ses services parce qu’il trouvait son travail plus classique (par opposition à celui des autres, plus modernes). Antonio lui répond qu’il n’y a pas de costumes modernes ou classiques : ils créent du beau et tout le monde aime le beau. Noi facciamo il bello (…) il bello piace a tutti "La laideur se vend mal", disait Raymond Loewy. Mais encore faudrait-il savoir ce qu’est le beau et comment on définit ce qui l'est. Je ne veux pas faire de la philosophie de comptoir, mais le beau peut être compris, au sens classique de la philosophie grecque, comme une harmonie des proportions. C’est un jugement quasi-scientifique. Si je vous demande "qu’est ce qu’un beau vêtement ?", je sais déjà ce que vous allez me répondre : la matière, la coupe, les détails. En somme, il y a des règles à respecter. Je suis plutôt d’accord, mais je ne sais pas si la réponse est aussi simple. On peut estimer que c’est un peu réducteur et aimer la transgression de ces principes, comme avec le style dark, qui possède d'ailleurs ses règles propres. Antonio précise d’ailleurs bien que « tout le monde aime le beau ». Y compris ceux qui n’ont pas connaissance des règles a priori. Il reprend ainsi une partie de la contradiction apparente formulée par Kant (antinomie du goût) - oui, oui, vous êtes bien sur un média de mode - à savoir qu’il existe un sens commun du beau. Le beau est universel : tout le monde ou presque trouve belle la neuvième symphonie de Beethoven, ou plus simplement un coucher de soleil. Pas besoin de l’expliquer ou de faire une démonstration mathématique… Mais en même temps, le beau passe à travers le filtre de notre propre subjectivité. Cela nous permet d'en finir avec les « à chacun son goût » ; « les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas » ; « l’idée du beau n’est que subjective ». En arrivant à discerner le beau du laid, les hommes choisiront toujours le beau. Pour clore cette anecdote sur les costumes modernes et classiques, il faut tout de même savoir que les coupes des costumes Liverano ont été réactualisées. Elles sont plus étroites pour coller à l’air du temps. Donc oui, leurs costumes sont beaux, mais ils ne sont pas intemporels. Cela tombe sous le sens, qui voudrait porter aujourd’hui les costumes d’il y a 50 ans ? Les morphologies ont changé et l'idée que l’on se fait d’un costume aussi. Le film / documentaire est très beau et permet d’aller plus loin dans la réflexion générale autour du vêtement. Comme dans O’mast, vous n’y apprendrez que peu de notions et de techniques sur l’art de fabriquer un costume. C’est davantage un film sur la vie d’Antonio. Il s'adresse aux passionnés ET aux autres aussi. Vous pouvez vous procurer le DVD sur The Armoury ou Drake's. Je l’ai acheté sur le premier, basé à Hong Kong, et n'ai eu aucun problème pour réceptionner la commande. Il n’y avait pas en revanche pas de suivi de colis. En cas de problème, c’est un peu pour votre pomme… Je vous conseille donc de l’acheter sur le site de Drake's, situé en Angleterre. Et si vous êtes de passage à Londres, c’est encore mieux. Disponible également sur iTunes. Bon film !Le bras droit d'Antonio Liverano : Takahiro Osaki, alias Taka
Petite digression : l'importance de la couleur
Qemal Selimi, la dernière génération
Qemal fait partie de la nouvelle génération de l’équipe Liverano & Liverano. À ses débuts, il n’a pas hésité à parcourir plusieurs centaines de kilomètres quotidiennement pour travailler avec Antonio.Un amoureux de l'art sartorial, le réalisateur Gianlucca Migliarotti
Le style des costumes Liverano & Liverano
Caractéristiques des costumes Liverano & Liverano
Les matières Liverano, toutes plus belles les unes que les autres
La délicate question du prix
Créer du beau, la profession d'un tailleur pour homme
Le beau, c'est quoi ?
I Colori di Antonio, le film en résumé
En bonus du DVD, vous recevrez un livret avec quelques photos, ainsi que les remarques du réalisateur et des producteurs.