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Steve McQueen lors du tournage du film Papillon portant sa Rolex Submariner (Photo Ron Galella/Ron Galella Collection via Getty Images)
Cet article est dédié à la mémoire de celui qui fut un mentor et un ami : Joël Duval, écrivain et historien de l’horlogerie, dont l’aiguille s’est arrêtée le vendredi 22 janvier au matin.
Peu d’objets sont capables de véhiculer autant de souvenirs qu’une montre. Nous avons tous en tête bien sûr d’autres objets : les lunettes de son père, la canne de son grand-père, le parfum d’une amie, une paire de boutons de manchette… nous avons tous en tête ces objets qui semblent porter en eux la mémoire de ces êtres qui ont marqué nos vies. Pourtant, au milieu de tous ces objets un se démarque entre tous : la montre. Alors permettez que je délaisse les sélections de nouvelles montres pour vous parler de ces petits objets personnels qui ont marqué ma vie et celle de tant d’autres personnes.
LA MONTRE À L’ANSE CASSÉE
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Un jour, alors qu'il faisait du rangement dans ses affaires, mon père m’a appelé au téléphone pour me dire qu’il avait trouvé une petite boite. Il était très heureux car, en l’ouvrant, il y trouva un souvenir longtemps égaré : la montre usuelle de son propre père. Il n’avait pas revu cette montre depuis des décennies. Elle était pourtant là devant ses yeux, cette petite montre de 35mm.
Ce n’était ni une plongeuse, ni une montre militaire, ni même un chronographe, elle n’était pas en or, elle était simplement plaquée or. C’était une Lip Dauphine. Mon grand-père possédait d’autres montres, bien plus chères, mais celle qu’il portait le plus au travail dans la semaine c’était cette petite Lip.
Cette Dauphine était un modèle soigné, les modèles disposent d’un design classique de très bon goût, la production est faite en France et pas seulement l’assemblage comme trop souvent aujourd’hui pour les rares marques françaises qui ont survécu.
Les cadrans et les aiguilles, les boitiers et les mouvements viennent véritablement de France en majorité - et aussi de Suisse. Ce modèle n’était toutefois pas un modèle rare qui aujourd’hui se revendrait à des prix délirants à l'instar de certains modèles de Lip ou d’autres marques. Mais cette petite montre était la montre de mon grand-père et cela changeait tout.
Lip Dauphine : c'est une collection qui a connu de nombreux modèles différents : au niveau des dimensions mais aussi du style
Bien que soigneusement conservée dans une boîte, la montre était malheureusement cassée au niveau d’une des cornes : l’anse en bas à droite du boitier présentait les signes d’une torsion du métal et un morceau s’en était détaché, une montre mutilée.
Étrange concours de circonstances : mon grand-père était un blessé de guerre, lors du second conflit mondial, la bataille de France en 1940 lui couta la moitié de sa main droite. Les objets ont quelques fois ce pouvoir étrange d’évoquer non seulement l’image d’un homme mais aussi ce qu’il a vécu.
Mon grand-père nous avait quitté – bien trop tôt – et mon père ne savait pas ce qui s’était passé, peut-être que la montre avait connu un choc violent lors d’une journée de travail. Mon grand-père était quelqu’un qui aimait se déplacer sur le terrain. Dès qu’il pouvait, il préférait sortir de son bureau pour être au contact des clients, une attitude que j’ai moi-même étrangement hérité que cela soit dans le conseil ou le journalisme. A mon sens, tous les rapports, toute la technologie et toutes les données du monde ne permettront jamais de s’affranchir des vrais retours du terrain, du contact réel avec de vrais interlocuteurs.
Quand mon père et moi nous nous retrouvâmes, il apporta cette montre toujours dans sa boîte et même avec le morceau de l’anse cassée. C’était juste pour la montrer, mon père était content de l’avoir retrouvée, même dans cet état. Je lui demandais ce qu’il allait en faire et il me dit que, ne pouvant pas la porter, il la rangerait avec les affaires de son père. Je gardais tout cela en mémoire, le modèle, les références et les dimensions, question d’habitude. Quelques temps plus tard, je me mis à faire quelques recherches sur ce modèle. J’avais une idée en tête : la restaurer.
LA RESTAURATION POUR UNE RENAISSANCE
Quand la carrure ou une anse est ainsi endommagée, la restauration à partir uniquement des pièces d’origine est impossible, même un excellent horloger ne passerait pas de temps à chercher à réparer ce genre de dommage surtout pour une montre sans grande valeur financière.
Une des Rolex que portait l’acteur légendaire Steve McQueen fut elle aussi très sérieusement endommagée mais cette fois-là lors d’un incendie. L’acteur l’avait offerte au cascadeur qui le doublait lors des tournages. Le cascadeur l’avait gardée pendant des décennies mais après cet incendie, la montre n’était plus qu’une épave calcinée. Comme c’était la montre de Steve McQueen et une Rolex, elle fut restaurée.
Je doute sincèrement que beaucoup de pièces d’origine aient pu être conservées et même qu’elles constituent une majorité des pièces de la montre actuelle mais le travail a été fait, la valeur immense de ce modèle liée à son célèbre et ancien porteur a certainement beaucoup joué dans ce travail. Ce genre de réalisation reste tout de même une exception.
Le résultat final après la restauration effectuée par Rolex. De la montre d'origine doivent rester le fond de boite, le bracelet et la carrure, les autres éléments ont probablement été changés – source rolexmagazine.com
Pour revenir à la petite Lip Dauphine, dans l’impossibilité de faire réparer le boitier, j’ai décidé d’en chercher un neuf : un NOS comme on dit dans le jargon.
Bien que la marque Lip ait disparu pendant un temps et que ses machines et son personnel ont été dispersés ainsi que que son réseau de fournisseurs et du tissu industriel qui dépendait des commandes de la marque, de nombreuses pièces détachées étaient encore disponibles.
Avec le temps, les stocks s’amenuisent, utilisés par les horlogers indépendants pour réparer d'anciens modèles. Les horlogers indépendants se constituent des stocks de pièces détachées, c’est d’ailleurs une part intégrante de leur activité que de chercher constamment des stocks de pièces afin d’être en capacité de réparer les modèles d’époque.
Macedo à Paris et son grand stock de pièces détachées. Chacun de ces tiroirs comporte des pièces spécifiques destinées à réviser et changer celles usées par le temps
Et c’est auprès d’un fournisseur spécialisé dans les pièces détachées vintage que je trouvais un boîtier en plaqué or NOS. Stock affiché : 1 exemplaire. Je m’empressai de le commander. Peu de temps après, je reçus le colis tant attendu. Après l’avoir examinée sous toutes les coutures, la pièce était effectivement NOS, sans défaut, comme neuve.
Je demandai secrètement à ma mère de me confier la montre sans en toucher un mot à mon père. Puis je partis chez un horloger qui m’avait déjà fait de l’excellent travail sur d’autres montres que je possédais. Je lui demandais de récupérer toutes les pièces d’origine en dehors du boitier : mouvement, aiguilles, remontoir… de réviser évidemment le mouvement qui en avait bien besoin après tant d’années et en parallèle je commandais un bracelet chez un sellier français à la mesure de la montre.
Quelques semaines plus tard, le travail accompli, je pus récupérer la montre restaurée, je lui mis le bracelet en cuir et je pus enfin offrir à mon père pour son anniversaire la montre de son propre père à nouveau en état de marche.
LA MONTRE COMME OBJET DE TRANSMISSION
Voir le sourire de son père n’a pas de prix. Le voir porter une montre ayant appartenu à son propre père non plus. Notre conscience et notre mémoire ne peuvent pas toujours s’accrocher à des idées abstraites ou des images flottant dans nos pensées.
Quelques fois, elles ont besoin d’autres points d’accroche : des objets qui font dès lors office de véhicules de nos souvenirs. La montre a cela de différent avec la plupart des autres objets qu’elle peut continuer à être portée par la suite et faire le lien entre les générations d’une même famille. La montre mécanique est peut-être le seul élément légué que nous pourrons continuer de porter au quotidien. Moyennant un peu d’entretien.
Zenith de poche acquise suite aux nombreuses conversations et rencontres avec Joël Duval alias Zen de FAM
Et d’ailleurs, cette idée de la transmission intergénérationnelle n’est pas exclusive à la famille. Les montres peuvent véhiculer d’autres images : des événements marquants de la vie, la fascination envers un personnage célèbre, les souvenirs que l’on a de ses proches et de ses amis.
Un écrivain que je connaissais beaucoup aimait raconter ces petits morceaux de vie à travers ces garde-temps qui traversent les âges et les époques. J’étais fasciné par ces récits dans laquelle la montre se trouvait toujours en filigrane, comme un observateur constant des époques et de nos vies.
L’histoire d’un homme rencontré au hasard qui portait une Rolex ayant appartenu à son père journaliste de guerre et qui lui fut transmise à son tour pour la porter. Interrogé sur le fait qu’il portait un trésor, il répondit qu’il ne portait pas un trésor mais la montre de son père tout simplement.
L’histoire d’une montre qui a traversé les années et les épreuves de son porteur jusqu’à se retrouver dans les mains de son descendant, l’histoire d’une montre offerte par une femme à son mari, d’un ami à un autre ami… cet écrivain s’est lui-même éteint à son tour, lui qui aimait tant les montres et les histoires qu’elles véhiculaient. Beaucoup le connaissaient sous le nom de Zen, pour moi c’était Joël. Il n’a pas laissé qu’une seule montre derrière lui mais des milliers de récits à leur sujet.
Si les montres ont une telle importance à mes yeux, c’est par les histoires qu’elles portent en elles comme une mémoire des personnes que nous avons aimé. Une mémoire qui peut traverser les générations. Un jour cela sera à votre tour de la transmettre.
A Joël.