Lecteur assidu de BonneGueule et aujourd’hui contributeur en tant que N°10, je me suis fait une réflexion surprenante il y a quelques semaines : nous n’avons plus eu l’occasion d’évoquer en détail la mode japonaise depuis 2013.
Loin de se limiter aux textiles selvedge, cette dernière se caractérise par une sensibilité complexe où se mêlent concepts esthétiques, influences occidentales et savoir-faire centenaires. Vous présenter méthodiquement les rouages du monde vestimentaire nippon m’est vite apparu démesuré : de la rue aux défilés les plus prestigieux, celui-ci regroupe de nombreuses tendances en constante évolution.
Souhaitant rester ludique en évitant une vulgarisation excessive, je vous propose de m’accompagner à la découverte de trois grands labels japonais contemporains : Visvim, Orslow et Nanamica.
Durant notre voyage, nous explorerons ensemble l’univers du soleil levant : sa philosophie, ses inspirations, mais également ses nombreuses spécificités qui font aujourd’hui sa force.
Avant de commencer, permettez-moi de vous poser une question : en hiver, avez-vous comme moi du mal à accorder confort et élégance ?
Un manteau en laine ou une grosse maille ont beau être d’excellents compagnons lorsque les températures baissent, ils demeurent moins efficaces que des pièces techniques comme les doudounes.
Le problème, c’est que ces pièces conçues pour résister au froid ont souvent un look pataud et bigarré, transformant leur porteur en Bibendum. Et certains matins, alors que le thermomètre est au plus bas, nous sommes nombreux à adopter la « stratégie oignon ».
Cette logique d’accumulation des couches a été la norme pendant des siècles mais depuis peu, la science bouscule les règles. Après 1945, l’âge d’or de la consommation voit de nombreuses innovations militaires appliquées à usage civil : le nylon des parachutes américains se décline en vestes, les moon boots de la NASA aident à dompter l’Everest… Désormais, de nouvelles matières dépassent de loin les performances des tissus naturels.
À l’heure où, main dans la main, industries chimiques et textiles font des miracles , la mode masculine devait relever ce nouveau défi : concilier style et confort, sans compromis, en toute situation. Avec Nanamica, c’est chose faite.
Nanamica, trente ans d’innovation
Une marque récente ? C’est une longue histoire !
Nanamica ne voit officiellement le jour qu’en 2003, mais on peut remonter ses origines au début des années 1990.
Alors jeune ingénieur chez l’équipementier sportif Goldwin, Eiichiro Homma est passionné par les innovations techniques de la compagnie Gore-Tex, dont il côtoie les représentants japonais au quotidien.
Remarqué pour son professionnalisme et son sens méticuleux du détail, Homma se fait rapidement un nom dans le milieu du design sportswear au Japon et rencontre de nombreux fabricants de vêtements outdoor. Il est nommé à la tête de la division marine de Goldwin, chargée de concevoir des produits parfaitement imperméables.
En étroite relation avec les laboratoires de The North Face et proche des usines spécialisées dans l’élaboration de tissus innovants, le futur créateur de Nanamica acquiert une importante expérience dans la composition de pièces résistantes aux conditions les plus extrêmes.
Parallèlement à son activité professionnelle, Homma regarde avec attention l’évolution de la mode masculine au Japon.
Les créateurs nippons, ébahis par la perfection du « New Look » de Christian Dior au début des années 1950, sont longtemps restés enfermés dans un complexe d’infériorité vis-à-vis des couturiers occidentaux. Mais au début des années 1980, des dessinatrices comme Hanae Mori ou Hiroko Koshino connaissent un très grand succès. Leurs collections mêlant influences européennes et traditions locales sont ovationnées à Paris comme à New York.
Désormais, revendiquer son identité japonaise n’est plus un tabou mais une fierté : une nouvelle génération de créateurs asiatiques est sur le point de s’affirmer à l’échelle mondiale.
Motivé par ce véritable triomphe national, il mûrit son projet personnel : créer une marque indépendante, associant son expérience de technicien textile aux savoir-faire traditionnels nippons. Au début des années 2000, cette idée trouve un nom : Nanamica, littéralement La maison des Septs Mers, en référence à l’ancienne appellation donnée par les marins aux océans.
Des influences multiples et originales
La philosophie outdoor de la marque est évidemment puisée dans les multiples contacts de Homma avec Olmes Carretti.
Pionnier du travail artistique sur des pièces à usage sportif, on lui doit de nombreuses innovations dans le milieu de la mode : une nouvelle approche de la fonctionnalité des vêtements, une fusion entre esthétisme et technicité ou encore l’utilisation de couleurs criardes, auparavant réservées aux vêtements professionnels.
À cela s’ajoute l’admiration du fondateur de Nanamica pour la seconde génération de créateurs japonais : le mythique Yohji Yamamoto, mais également Rei Kawakubo ou son disciple Junya Watanabe au sein du label Comme des Garçons.
Dans son bureau, Homma rassemble enfin des archives militaires et sportives remontant jusqu’au début du XXème : uniformes américains, tenues de chasse ou premiers équipements d’escalade. Chaque détail fonctionnel est méticuleusement analysé.
Le postulat est simple : si les caractéristiques techniques des vêtements de sport en font des pièces extrêmement pratiques au quotidien, elles sont esthétiquement limitées et sont inutilisables avec des pièces plus classiques.
Par ailleurs, au début des années 2000, la mode traditionnelle semble incapable d’intégrer efficacement de nouvelles fonctionnalités aux pièces destinées à un usage urbain. Évoquant ce problème dans une interview accordée à la boutique canadienne HAVEN en 2014, Eiichiro Homma déclarait :
Un grand nombre de créateurs utilisent le sportswear, le monde militaire ou le workwear comme une source essentielle d’inspiration pour leurs pièces masculines. Malheureusement, la grande majorité d’entre eux se contentent de transposer les détails issus de ces influences dans leurs collections sans se demander leur réelle utilité ou la raison de leur existence. Chez Nanamica, nous voulons savoir pourquoi ces détails comptent afin de leur donner un sens réel.
Comment Nanamica concilie-t-elle capacités techniques et tradition ?
Un attachement tout particulier aux codes esthétiques locaux
Homma choisit de collaborer avec le créateur Takashi Imaki : dès 2003, il propose une collection combinant les dernières technologies textiles à un univers stylistique volontairement épuré.
Les acheteurs japonais se reconnaissent dans les détails haut-de-gamme des produits Nanamica, qui respectent les codes du wabi-sabi. Ce concept philosophique dérivé du Shintō fait l’éloge de la beauté imparfaite, naissant de l’œuvre du temps. On peut le définir en opposition à l’esthétique occidentale basée sur la symétrie et la quête d’éternité.
Le technique au service de pièces classiques
Alors qu’elles rencontrent un franc succès sur le marché national, les collections Nanamica se diversifient à partir de 2004 pour intégrer des créations de plus en plus osées.
Découvrons ensembles deux pièces-phares de la marque : le tee-shirt en CoolMax et le sac en Cordura.
Ces deux hauts sont réalisés dans une architecture CoolMax identique. Composée d’un mélange de polyester technique, cette matière se base sur une fibre quatre fois plus respirante qu’un coton classique.
À gauche, ce top se destine à un usage purement sportif : couleur bleu criarde, aisselles contrastantes, manches plaquées... Impossible de l’intégrer à votre garde-robe !
À droite, ce tee-shirt Nanamica constitue une pièce pertinente comme première couche en hiver, sous une chemise ou une grosse maille par exemple. Sa composition technique permet de mieux gérer les changements brusques de températures ou les efforts, par exemple si vous prenez le vélo pour vous rendre (en retard, comme moi) en cours.
Petite anecdote : alors que les rayures sont boudées par la mode occidentale depuis quelques années, elles sont souvent exploitées par les créateurs japonais, particulièrement dans la mouvance workwear.
La marque attache par ailleurs une importance toute particulière à la conception de sacs et bagages en Cordura. Cette fibre, développée par la société chimique Dupont De Nemours, est avant tout destinée à l’industrie civile et militaire.
Massivement utilisée dans la conception d’uniformes, elle se décline en différentes catégories allant de la simple toile de nylon au mélange de laine haut-de-gamme. Avec une résistance à l’abrasion jusqu’à 20 fois plus élevée qu’un coton classique, le Cordura garantit aux sacs Nanamica une durabilité exceptionnelle accompagnée d’une patine très intéressante.
L’ascension de Nanamica à l’international : une consécration
De nouveaux publics séduits
Les choses sérieuses n'ont commencé que très récemment pour la marque. Avec l’ouverture des ventes vers les marchés européen et nord-américain, Nanamica développe considérablement son public et s’impose comme un incontournable du vestiaire masculin japonais.
Présenté pour la première fois en Europe au Pitti Uomo en 2010, le label connaît un fort engouement marqué par sa distribution dans les boutiques occidentales les plus prestigieuses : End à Newcastle, The Norse Store à Copenhague ou Très Bien à Malmö.
La maîtrise des tissus techniques et la pureté des lignes impressionne un marché européen en pleine transformation : des labels comme Norse Projects ou Maharishi arrivent seulement à maturité.
Devant le succès de la marque « aux Septs Mers », Eiichiro Homma choisit de limiter les points de vente afin de conserver une qualité irréprochable. Pour le créateur, le maintien d’une relation privilégiée avec ses clients est une priorité absolue : “un échange face à face, les yeux dans les yeux”.
Une marque qui continue son évolution
Nanamica grandit, elle mûrit également. Les lignes directrices se précisent et une attention toute particulière est apportée aux finitions internes, garantissant un confort d’utilisation optimal : elle est par exemple l’un des premiers labels à systématiquement dédier une poche interne aux smartphones, en plus de la poche portefeuille.
On peut illustrer cette évolution stylistique en comparant les différentes éditions de la “Cruiser Jacket” au fil des collections. Pièce culte de la marque, cette veste d’hiver gagne en sobriété d’année en année.
En une dizaine d’années, Nanamica est ainsi devenu l’un des principaux représentants de la mode nippone en Europe. Les collections évoluent chaque année vers des produits aux capacités techniques toujours plus poussées.
Renforçant sa coopération avec les industries locales japonaises, Eiichiro Homma souhaite mettre davantage en valeur leur immense professionnalisme en matière de production.
Le style Nanamica : des pièces faciles avec du caractère
Nous venons d’aborder ensemble l’histoire de la marque : ses influences, son développement, ses particularités techniques… À présent, je vous propose un aperçu de son univers esthétique.
Nous allons nous intéresser aux grandes lignes de six tenues entièrement composées par Eiichiro Homma. Tirées des lookbooks de Nanamica, celles-ci ont pour première fonction de transmettre l’esprit, la vision du vêtement défendue par le label.
Elles regorgent néanmoins de détails tout à fait exploitables au quotidien et de pistes très intéressantes pour faire évoluer votre style.
L'efficacité de la simplicité & le jeu des volumes
La tenue de gauche illustre très bien les qualités d'un beau manteau en laine dans une tenue d'hiver. Ici, le col tailleur relevé dynamise franchement l'ensemble. Ce caban amène par ailleurs une touche maritime qui donne une direction stylistique au look. Lorsque vous composez votre tenue du jour, il est plus facile de sélectionner une pièce phare , puis de construire un ensemble autour à l'aide de basiques.
L'utilisation d'une paire de gants et de bottines assorties n'est pas anodine : ils établissent un contraste subtil avec le reste de la tenue, lui apportent une légère sophistication et structurent les proportions. Derrière ces coupes épurées se cache l'utilisation de matières très spécifiques : un caban Windstopper assurant un confort accru face aux intempéries, ou une chemise CoolMax régulant la chaleur.
À droite, c'est une leçon de maîtrise, tant sur les coupes que les couleurs. Le vert lagon est adouci par des tons natuels. Le layering à trois couches semblerait bien massif s'il était associé à un bête semi-slim : la coupe carotte équilibre les volumes.
La largeur des coupes amène un vrai confort à la tenue. Il s'agit d'une variable trop rarement exploitée par les marques européennes, et c'est bien dommage. La "Soutien Jacket" en Gore-Tex amène une protection contre la pluie et peut être adaptées à de nombreuses circonstances : on l'imagine portée au-dessus d'un costume lors des pluies de mi-saison.
Mélanger les styles & comprendre le potentiel du pantalon blanc
Le premier ensemble navigue entre deux univers. On peut y voir plusieurs détails sartoriaux occidentaux mais différents éléments amènent une touche "workwear" . L'absence de padding aux épaule crée une ligne naturelle, renforcée par les manches retroussées, révélant une chemise en oxford bleu qui assure la liaison entre élégance et nonchalance. La sobriété des couleurs renforce la polyvalence de la tenue : c'est toute sa force.
À présent, intéressons-nous aux looks estivaux. Par essence plus légers, ceux-ci incorporent les codes occidentaux avec une originalité toute japonaise. Le port du pantalon blanc n'est heureusement pas réservé aux Italiens !
Ici, il s'intègre en toute décontraction accompagné d'une jolie paire de Paraboot . L'imper en Gore-Tex de couleur bronze, associé à un pull écru, casse subtilement la monotonie du blanc. Le bord-côte du pull est vraiment un élément essentiel de cette tenue : il vient discrètement souligner les proportions à la taille, là où une ceinture amènerait une démarcation plus importante.
Les coupes généreuses - typiques des créateurs japonais - sont bienvenues : un pantalon blanc choisi trop slim limite l'immense potentiel de cette pièce . Le confort des volumes aurait également pu permettre l'ajout d'une couche intermédiaire : une veste en denim ou une M65 de friperie, par exemple.
Intégrer des motifs sans trop en faire & oser le jaune
Cet assemblage témoigne d'une excellente maîtrise du motif vichy, parfois délicat à assortir. Construite autour d'une veste relativement osée, la tenue joue sur les tons bleus et blancs pour créer une harmonie visuelle, évitant le too-much. Petit détail intéressant : remarquez les deux poches-poitrine, qui structurent la veste en soulignant la ligne d'épaule.
Les coupes, plus classiques que pour les exemples précédents, sont judicieusement ajustées au mannequin : avec un motif dominant, assurez-vous de disposer de pièces parfaitement adaptées à votre morphologie. Les chaussettes, importantes, rappellent les couleurs et mettent les souliers en valeur. Les ourlets auraient néanmoins pu être réalisés plus bas.
La couleur jaune est trop souvent sous-estimée dans la garde-robe masculine. En hiver, il est facile de construire une tenue en jouant sur les volumes et les nombreuses textures mais en été, les options sont vite limitées. Une alternative très simple consiste à intégrer des tons vifs pour rehausser son look : le jaune est selon moi le plus simple à accorder. Il se marie très bien avec du bleu, du gris ou du kaki.
Dans le cadre de cette tenue, le jaune est utilisé de manière dominante, créant un effet visuellement très fort. Dans le choix des pièces, je reste relativement réservé : associer des influences "preppy" à certains éléments sportswear comme cette paire de running est un exercice bien périlleux ! Plus simplement, le jaune peut être employé par petites touches dans des tenues quotidiennes ; à travers une pochette de costume ou une paire de baskets par exemple.
Le mot de la fin
A la découverte de Nanamica, nous avons déjà parcouru ensemble un long chemin.
De la Haute-Couture des années 80 aux tissus ultra-résistants, la première étape de notre voyage nippon s’achève ici. Nous pouvons déjà dégager quelques clés d’interprétation de l’univers stylistique japonais : un rapport particulier au monde occidental, l’attachement aux savoir-faire locaux, l’importance du confort…
Notre prochaine escale nous emmènera dans le monde de Visvim et de son fondateur Hiroki Nakamura : nous y rencontrerons une esthétique bien différente, empreinte d’aventure et d’influences multiculturelles.
À très vite pour le prochain épisode !