Les bons tailleurs sont désagréables.
Je le sais je sors de chez le mien. Et il m’a dit : “Tu as les genoux cagneux.” Devant le miroir tridimensionnel, j’ai ravalé ma fierté et grommelé un : “hum... possible”.
En revanche, dans ma tête pendant qu’il s’affairait, je méditais son assassinat.
Scénario 1 : l’accident bête.
L’un des pans de ses bretelles à pois aura lâché, le cognant en pleine tête. Étourdi il aura glissé sur une cravate ancient madder en soie lisse et, dans sa chute, il se sera embroché sur un cintre funeste...
Scénario 2 : la légitime défense.
Il m’aura fait enfiler une veste deux tailles trop petite, trop cintrée et forcé à fermer les deux boutons. J'aurai agonisé en silence puis vu la lumière au bout du tunnel et, l’instinct de survie guidant mon geste, au bord de l'apoplexie hypophysaire j'aurai saisi ses ciseaux de tailleur et l’aurait touché à la carotide.
Plausible.
Pendant que j’étais dans mes rêveries meurtrières, le tailleur m’a tapé sur l’épaule et dit : “mais c’est normal, personne n’est parfait.”
Parle pour toi mon vieux. Ma mère m’a bien dit que je l’étais, parfait, et je ne vois aucune raison de douter de sa bonne foi.
Je prends congé, rentre chez moi, prends une douche froide pour refroidir le cerveau qui bouillonne sous le crâne. J’en sors et là : épiphanie à la Marc Levy. Et si c’était vrai ? Et si j'avais vraiment les genoux cagneux ? Que ce n'était pas simplement pour être désagréable mais qu'en plus c'était vrai !
Je cours dans ma chambre et fais tomber la serviette.
Je m’ausculte à poil devant le miroir en pied. Je regarde ces foutus genoux. Mon sang se glace : ils sont mal foutus ces foutus genoux. En effet, y’en a un qui rentre un peu. Le diagnostic est sans appel : cagneux.
Des défauts physiques ce n'est pas le premier que je me trouve mais la liste commence à s'allonger.
- Cou long de diplodocus
- Bras courts de t-rex
- Tronc trop long par rapport à mes...
- … jambes trop courtes
- Epaule droite plus avancée que la gauche
- Et puis... genoux cagneux
Je suis toujours à poil devant mon miroir. Voilà ma vérité nue. Je commence à m'habiller. Quand c'est fini je regarde à nouveau le miroir.
Tout a disparu. La liste n'existe plus que dans ma tête.
Ils sont où les genoux cagneux ?
Il est où le cou long de diplodus ?
Les bras courts de t-rex ? Le tronc trop long, les jambes trop courtes et l'épaule droite avancée ?
En m'habillant, je viens d'infléchir ma réalité physique à mon idée. Le cou paraît moins long avec mon bandana, les jambes plus longues avec la taille haute et parce que je porte le pantalon court, du coup ça réduit le tronc. La coupe est un peu ample donc les genoux cagneux disparaissent.
L'épaule droite avancée, personne ne le remarque jamais de toute façon.
Sur le chemin du bureau, je me dis que c'est un exercice qu'on devrait tous faire. La première de toutes les choses à faire quand on veut bien s'habiller n'est pas de se ruer vers les basiques au bon rapport qualité/prix.
La première chose à faire, c'est de se mettre à poil.
Déshabillez-vous.
Sans en profiter pour vous regarder le nombril. Sans vous apitoyer sur votre sort. Vous êtes parfait dans votre imperfection. Comprenez de quelle manière votre corps est bâti. C'est quoi votre architecture ? Comment est fait le vaisseau qui vous sert à naviguer ? Ensuite, construisez une stratégie.
Voulez-vous gommer telle particularité physique ou accentuer telle autre ? Vous voulez équilibrer telle chose avec telle autre ?
Rédigez une note, mentale ou écrite et comparez avec les vêtements que vous possédez.
Vous saurez à présent pourquoi les vêtements qui vous vont vous vont. Car vous aurez conscience de la manière dont ils vous transforment.
Il faut porter des vêtements qui vous transforment.
Ceux qui transforment la matière de votre corps en une silhouette. Une silhouette que vous aurez choisie. Ne pas se contenter de suivre les lignes de votre corps mais les réinventer au moyen du vêtement. Construire cette idée qui flotte autour de votre corps, comme l'a dit le tailleur Chevreuil au XIXème siècle.
Voilà. Vous savez ce qu'il vous reste à faire.