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LE COSTUME-CRAVATE, CE MAL-AIMÉ...Il faut que je vous explique, je suis en stage chez BonneGueule, et je viens d’une école qui forme les hauts fonctionnaires désormais en voie de disparition.
Quand je suis arrivé chez BonneGueule, j’ai vu tout de suite que je n’allais pas tenir la distance avec l’équipe de l’édito. Au Roland-Garros du style, je fais figure de Thierry Champion face aux Sampras, Nadal, Federer et Djoko de la mode masculine que constitue la joyeuse troupe de Bonne Gueule.
Qu’à cela ne tienne, je me suis dit que j’allais me concentrer sur un truc que je connais – outre les sujets éco — pour en porter au quotidien : le costume-cravate !!! Plus particulièrement, sur le symbole que ce vêtement véhicule.
Déjà, je pense qu’on peut distinguer deux types d’hommes : ceux qui aiment porter le costume-cravate et qui peuvent bicher lors de mariages, anniversaires et fêtes en tout genre, et ceux qui sont obligés d’en porter pour des raisons professionnelles, bon gré mal gré. Quand les deux sont réunis, c’est bingo, la vie est belle.
S’il y a bien un truc qui m’a interpellé chez BonneGueule, c’est la place du costume-cravate : riquiqui.
J’en suis vite arrivé à me demander s’il avait encore un avenir. Car oui, je peux l’affirmer après avoir débarqué à des soirées à la sortie du boulot, avoir passé des entretiens de recrutement, abordé le sujet en famille, le costume-cravate a ses « haters ». Ils sont partout, nombreux et vous tombent dessus au moindre bout de cravate qui dépasse.
LE COSTUME-CRAVATE, CE MAL-AIMÉ...
Un bref retour sur les origines du costume-cravate ne fera pas de mal, pour avoir les idées claires sur cette opposition qui est née presque aussitôt que le costume-cravate a fait ses premières émules. Dès les années 1850, le costume-cravate s’impose très rapidement en Europe et aux États-Unis puis dans les années 1890 en Asie, Afrique et Amérique Latine.
L’époque est au développement du prêt-à-porter, et pour permettre cette uniformisation, le vêtement masculin doit être beaucoup moins ajusté. On quitte donc progressivement la redingote pour la veste de costume qui est plus ample. Très vite, ce costume cravate devient, en quelques décennies seulement, le symbole de la modernité, incarnée alors par l’Occident.
De nombreux pays, notamment le Japon de l’ère Meiji (1868-1912), la Turquie d’Atatürk (1923-1932), ou l’Afghanistan, choisissent de réformer leur société et vont imposer le costume cravate à leurs fonctionnaires, pour montrer leur connexion au monde, leur modernité.
Des gentilhommes japonais sous l'ère Meiji (captation du documentaire "Faire l'Histoire" sur le costume-cravate diffusé sur Arte)
Au contraire, les sociétés qui vont s’opposer à l’Occident, notamment pendant la guerre froide, vont imposer un autre type de costume, tel le fameux col Mao en Chine, ou bien encore en Iran où les Gardiens de la Révolution coupaient les cravates. Encore plus évident dans l'ex-Zaïre où Mobutu impose dans les années 1970 la doctrine vestimentaire "Abacost".
Donc déjà, le costume-cravate s’apparente à point de clivage entre les capitalistes et les autres et devient rapidement un objet politique avec ses partisans et ses opposants.
Dans le même temps, il est un signe de virilité, de réussite dans un monde en croissance constante mais aussi d’indépendance. Ainsi, toute une partie de la population colonisée s’empare de ce costume pour revendiquer un statut de citoyen à part entière.
C’est le cas également des femmes occidentales dans les années 1920 qui portent le costume pour revendiquer un statut égal à l’homme. C’est donc aussi un objet de revendications. Comme le dit Manuel Charpy, historien du CNRS spécialiste du sujet , « il y a toujours eu des rapports de pouvoir autour de ce vêtement, qui peut être le marqueur d’une emprise ou d’une adhésion, d’une rébellion ou d’un conformisme encore aujourd’hui ».
Au milieu du 20e, le costume-cravate est devenu peu à peu le symbole de l’administration et de la vie de bureau. Et donc on l’a vite détesté, synonyme de monotonie, d’ennui : les ronds-de-cuir, les petits hommes gris, les pingouins. C’était Jean-Guy de la COGIP qui t’invitait à manger de la brandade à la cantine avec sa cravate à motif WTF.
Plusieurs artistes en ont fait le symbole d’un monde uniforme, qui bride l’originalité, à l'exemple de Charlie Chaplin, Jacques Tati ou plus récemment The Office avec Steve Carrel. (Pour en savoir plus sur la mode au cinéma, c'est ici.)
Même les hippies se sont mis à prendre le contre-pied de ce carcan vestimentaire, en s’habillant de drapé ou même en vivant nus, d’amour et d'eau fraîche. Je vous conseille le film culte (un goût perso hein) « Les babas cools » avec Christian Clavier en immersion dans une communauté à côté de laquelle il tombe en panne... en costume-cravate.
Il y a bien eu un revival dans les années 80 avec la vague des yuppies (young urban professionals : traders, cadres, commerciaux, consultants) qui ont voulu en finir avec l'image désuète du "col blanc" et renvoyer une image chic et cool mais cette brève tendance semble bien derrière nous.
Publicité Hugo Boss dans les années 1980, voilà les yuppies! (illustration tirée de "Des modes et des hommes" de Farid Chenoune, Flammarion, 1993)
Alors qu’il symbolisait l’homme indépendant, il est désormais plutôt imposé aux subordonnés (garçons de cafés, vigiles, administratifs) tandis que le style « décontracté chic » s’impose désormais un peu partout. Et puis aussi, Zuckerberg et Bill Gates lui ont fait beaucoup de mal, en s’affichant aux côtés des puissants de ce monde en baskets/t-shirt.
© Robert Galbraith/Reuters
Photo : Robert Galbraith/Reuters
Au-delà des tendances historiques, un autre élément majeur pour les haineux du costume-cravate : le confort. Le changement climatique, tu te le prends surtout en pleine face dans la ligne 2 du métro parisien au mois de juillet en costume-cravate +. Et puis il y a aussi le fameux nœud trop serré, le col qui irrite le cou après rasage. Pourquoi on nous inflige ça ?
Aujourd’hui, j’ai une drôle de sensation quand je porte le costume-cravate : une sorte d’acceptation du fait que c’est has been alors qu’on parle tous terrasses, télétravail et jardinage loin des centres urbains.
Mais en même temps, je sens qu’il n’a pas dit son dernier mot. On sera toujours ravi de le revêtir pour les grandes occasions ou les moments importants de boulot, de réfléchir à sa cravate, ses boutons de manchettes, sa pochette, avant d’enfiler le costume. Mais un vrai dépoussiérage s’impose.
Donc non, vous n’aurez pas ma haine, vous, contempteurs du costume-cravate, je prendrai ma revanche tôt ou tard même si ça doit passer par convaincre, dans les semaines qui me restent, BonneGueule de se lancer là-dedans.