Les chaussures noires sont mortes avec les rituels vestimentaires liés à la vie en société.
Aujourd'hui, on se rend rarement en ville pour affaire en s'habillant de gris et de noir afin de répondre aux exigences de l'étiquette. Parce que no brown in town, voyez-vous ? Il faut attendre de se retirer dans sa maison de campagne pour le week-end pour que la fête du tweed, du loden et des chaussures marron puisse commencer.
Tout ça n'a plus de sens.
Maintenant, on écoute la cinquième de Beethoven avec Spotify, dans son salon, à 9h du matin, en s'enfilant un bol de Miel Pop's. Plus besoin de nœud papillon.
Les puissants ne portent plus de smoking. Ils portent un hoodie, un jean et des baskets.
Ceux qui portent un costume veulent donner l'illusion qu'ils ont du pouvoir. Mais ils jouent sur des codes qui n'ont plus cours.
Comme la chaussure noire. C'était celle qu'on mettait en ville, pour dîner en société, être vu avec de beaux souliers formels au pied, parce que c'est ainsi que faisaient les gens civilisés. Elle se mettait avec tout l'attirail noir et gris qu'on portait.
On ne le porte plus aujourd'hui, cet attirail, alors à quoi bon porter la couleur de chaussure qui va avec ?
D’autant plus que le marron va avec tout. C'est le choix de la sagesse.
Il crée des connexions plus riches entre les couleurs. Il s'harmonise toujours mieux avec les fringues modernes que l'on porte : le jean, le chino, les parkas, le molleton et j'en passe ! C'est un choix sûr. Qui ne sera jamais hors du contexte dans lequel on veut s'inscrire. Il suffit de varier le modèle de la chaussure, le marron peut rester.
Et pourtant, malgré tout ça, la chaussure noire a quelque chose d'exquis que la marron n'a pas, je l'aime et ne pourrais porter que celle-là.
Je vais essayer d'expliquer pourquoi.
Mon amour pour la chaussure noire a commencé…
… quand je croyais encore que le noir allait avec tout.
C'est la croyance n°1 qu'on entend à longueur de temps, qui n'est pas vraie, sans être strictement fausse non plus. Le noir n'offre jamais une richesse d'association avec une autre couleur mais ne jure jamais avec une autre. D'où ma réponse en demi-teinte, si je puis dire.
Je prends un exemple : l'aubergine et le marine se subliment l'un l'autre, car il y a des connexions qui se font, les couleurs s'enrichissent quand on les juxtapose ; l'aubergine et le noir cohabitent, elles ne vont pas mal ensemble, elles ne se repoussent pas, mais il n'y a aucun pont entre eux.
Mais on y reviendra.
À l'époque où je pensais que le meilleur choix qu'on puisse faire était le noir et au moment de m'acheter une paire de chaussures habillées, j'ai opté pour du noir. Car, n'ayant pas de budget tellement conséquent, il me fallait faire un choix que je croyais le plus safe possible. Profitant de soldes sur le site L'Exception, j'ai acheté des brogues National Standard. Je ne me rappelle plus l'année, quelque part entre 2011 et 2014.
À mon arrivée chez BonneGueule, je les avais toujours :
Je crois qu'elles me rappelaient aussi mes premières amours avec le vêtement, nées avec les premiers looks, de 2011, d'Alexandre Mattiussi d'Ami.
Je les ai beaucoup portées, et de manière intuitive, jusqu'à les délaisser pour des chaussures marron qui allaient définitivement avec tout, alors que dans certains cas j'avais du mal à associer les noires.
Et puis un jour, j'ai eu le déclic
Je ne suis pas un champion pour retenir les dates, l'antériorité des choses ou même prédire ce qui va arriver. Mais cette photo de 2019 marque cette période où ma compréhension de la chaussure noire (et, en parallèle, celle de la silhouette) a évolué :
C'est tout bête : j'ai commencé à trouver ce point d'équilibre, dans mes tenues, entre formel et casual. Et la chaussure noire s'avérait très utile dans cet exercice.
Si on prend la tenue du dessus :
- Le noir permet de contraster fort en bas, là où le haut n'en présente que peu. Cela apporte de l'équilibre à la tenue.
- Le derby appartient à un registre esthétique qui va bien avec le combo veste + chemise
- Mais le noir du derby tire vers le plus formel là où la chemise et ses poches tire vers le casual
Voilà.
Cette tenue symbolise mon sens de l'équilibre appris en parallèle de et grâce à la chaussure noire. Elle s'est toujours inscrite dans les tenues que j'aimais vraiment, qui se distinguaient sans trop en faire. Là où les marron chercheront toujours l'harmonie, aller dans le sens de la tenue, ne pas froisser, les noirs ont tellement plus de puissance esthétique !
Dans cette photo, le noir (la silhouette) est utilisé exactement comme dans ma tenue plus haut. Mais ce n'est pas la seule manière d'utiliser du noir.
De la supériorité de la chaussure noire (la preuve par l'image)
1. Pour mettre en valeur des couleurs et textures, par contraste
Sans les chaussures noires, cette tenue est un peu fade. Elle n'est pas ratée car les volumes sont intéressants et maîtrisés, les couleurs s'accordent bien. Toutefois l'œil a besoin d'une dose de contraste qui nous permette de mieux comprendre l'ensemble de la silhouette.
Pour moi, ça permet aussi de mieux apprécier les rayures de la chemise par exemple. Elles auraient pu passer inaperçu avec des chaussures blanches ou marron. Oui, je suis sérieux.
C'est le rôle du noir, de mettre en valeur par contraste les textures, matières, motif plus que les couleurs. Regardez ça :
Le noir permet de remplir l'espace tout en mettant le bois et ses rayures en lumière, ainsi que le béton qu'on apprécie mieux.
2. Jouer avec les registres
Issu d'un lookbook de Namu Shop
L'esthétique de la tenue est casual et Ivy League. La présence des mocassins est logique. Mais pas le fait qu'ils soient noirs. Si on était restés avec des mocassins marron foncé, le registre de la tenue ne changeait pas.
Mais le fait qu'ils soient noirs nous emmène à un cran plus élevé dans le formalisme. Comme avec Boras, plus haut, la tenue devient légèrement moins naturelle pour aller vers quelque chose de plus travaillé.
Une recherche esthétique. Une démarche même histoire de faire un jeu de mots avec les chaussures.
Il en va de même ici (c'est un mocassin aussi mais ce n'est pas l'important ici) :
3. Utiliser le noir comme une couleur qui n'en est pas une
Il arrive des fois où on doit choisir des chaussures, parce qu'il faut bien sortir chaussé, mais qu'il ne faut rien ajouter en texture, matière ou couleur au reste de la tenue.
Il nous faut des chaussures sur mute.
La chaussure noire est la reine pour cela. Elle permet de rester dans la tenue. Elle garantit parfois l'harmonie, de rester dans l'objectif esthétique qu'on s'est fixé de la tête à la chaussette.
On oublie les chaussures au profit du manteau et du pantalon.
Dans un autre registre :
Les sneakers sont logiques. Elles sont noires pour ne rien ajouter au haut de la tenue.
4. Tout ça à la fois
Boras est un habitué de la chaussure noire.
Là, elle lui permet de :
- Présenter un pied qui ne jure pas avec le reste de la tenue qui joue plutôt sur des nuances moyennes, voire sombres, donc le noir se fond bien là-dedans pour laisser place…
- … à son jeu de textures (patine du jean et incroyable tissu de chez Molly&Sons)
- et en même temps, avec le derby, il place la tenue dans un autre registre que simplement casual. Après tout le reste de la tenue est composé d'un t-shirt, un gilet workwear, une surchemise militaire et un jean. C'est casual. Avec les derbys noirs, cela devient autre chose. Il la tire vers quelque chose de plus formel si on veut, la rendant hybride, moins saisissable et donc plus raffinée.
TIP :
Les verts olive et le noir vont extrêmement bien ensemble. Peut-être parce que cette couleur, largement utilisée dans le militaire s'accorde bien dans l'image qu'on s'en fait avec la formalité d'un soulier noir, lui aussi utilisé dans les défilés par les militaires.
Pour aller plus loin : le style "french Ivy"
Mon amour de la chaussure noire entre aussi parfaitement en résonance avec mon amour pour le style Ivy. Et je crois que c'est surtout la présence de cette couleur de chaussure dans ce style américain qui le rend français.
Je vous laisse poursuivre la réflexion avec Dick Carroll, dessinateur américain qui, grâce à ses illustrations, théorise ou plutôt dessine (!) les contours de la définition de ce style franco-américain :
