En 1880/1882 (il y a des désaccords sur la date, alors on contentera tout le monde), Adolf Von Baeyer réalise le premier indican de synthèse pour la société BASF (les fameuses cassettes audio de notre jeunesse...).
Aujourd'hui, nous ne comptons plus le nombre de pigments de synthèse. Chacun créé pour une utilisation bien spécifique (vestimentaire, peinture, matériaux de construction, etc.), le bleu indigo reste l'un des plus utilisés et prisés.
En effet, le bleu défini le petit garçon à l'opposé du rose pour la petite fille, l'eau froide sur les robinets, les liens hypertextes, le drapeau de l'Union Européenne, de l'ONU et de l'UNESCO, c'est la couleur des casques bleus qui maintiennent la paix...
Bref, c'est la couleur universelle par excellence, et cette universalité se retrouve également dans les teintures à l'indigo.
Techniques de teintures à l'indigo dans le monde
Techniques de teinture à l'indigo en Afrique
L'utilisation africaine de l'indigo se caractérise par des techniques ancestrales de tye & dye (techniques de teinture après tissage), de travail de teinture sur le cuir et autres vanneries, ainsi que sur le bois, notamment au Mali. De nombreux pays ont chacun développé leurs techniques et traditions autour de l'indigo, et sa culture fut une source importante de revenus selon les périodes.
C'est le cas depuis très longtemps, puisque 2.500 ans avant J-C., les Égyptiens firent une culture assez importante dans l'actuel Soudan de on-ne-sait-pas-trop quelle plante (les chercheurs ne sont pas tous d'accord, une fois de plus) avec laquelle ils produisaient des pigments tinctoriaux.
Plus vieux encore : en Mésopotamie, 3.000 ans avant J-C, nous retrouvons des traces d'indigo sur des textiles, et des histoires écrites indiquant des tuniques bleues.
Edit : Les Égyptiens ne seraient plus les premiers à avoir utilisé l'indigo ! Un tissu teint à l'indigo vieux de 6.000 ans a été retrouvé au Pérou. Cela n'exclut pas qu'un autre pays soit le premier à l'avoir adopté... Affaire à suivre 😉
Bref, l'Afrique, le Moyen-Orient et l'indigo, c'est une longue histoire. Et je ne vous parlerai pas des cultures d'indigotiers importés d'Asie par les Européens dans les colonies au XIXème siècle...
Techniques de teinture à l'indigo en Amérique du Sud et Centrale
Dans les civilisations pré-hispaniques, l'indigo avait une grande importance. En dehors des utilisations médicinales, le bleu était une des couleurs les plus répandues. Les Ancons, Tiahuanacos, Warsi, Chimus, Chancays et Incas tissaient des pagnes, tuniques, manteaux, etc. en utilisant cette nuance.
De nos jours, au Pérou - surtout à Cuzco - nous retrouvons une « culture indigo » à travers des étoffes de laine et de coton, ainsi que sur les maison peintes avec des pigments naturels. Ils perpétuent la culture du bleu maya (l'un des pigments bleu indigo les plus stables existant).
Pour la petite histoire, ils utilisaient aussi d'autres procédés pour obtenir du bleu, entre autres les fleurs de mullaca et une espèce de pomme de terre.
Techniques de teinture à l'indigo en Amérique du Nord
On en parle de la culture du denim ? Autrement, les Amérindiens aimaient fumer et boire en infusion l'amorpha (faux indigo), mais très peu de tribus (plutôt dans le Sud) savaient apparemment fabriquer les pigments, ou en tout cas les rendre solubles pour une utilisation de teinture.
Par contre, à partir du XVIème siècle, les Espagnols ont commencé à produire de l'indigo pour l'Europe, grâce aux conditions climatiques favorables. Au XVIIème et XVIIIème siècle, Français et Anglais leur ont emboité le pas.
Avec de la main d'oeuvre pas chère (les esclaves...), la production explosa - tout comme la demande - grâce aux nouvelles techniques industrielles, ce qui fit baisser le prix au point de quasiment faire disparaître la production de pastel.
En effet, même en important les pigments des « Nouvelles Indes », cela était plus rentable que de produire dans le Lauragais étant donné la qualité, l'intensité des pigments, et surtout l'exploitation des esclaves.
Techniques de teinture à l'indigo en Océanie
On trouve très peu, voire pas du tout d'arbres produisant de l'indigotine en Australie (ils ne font rien comme tout le monde...). J'ai eu beau chercher, je n'ai rien trouvé de particulièrement intéressant à raconter sur ce continent.
Techniques de teinture à l'indigo en Europe
L'Europe et l'indigo, une grande histoire d'amour compliquée. Compliquée, car il y a un rapport amour / haine selon les périodes.
Adoré durant l'Antiquité, et importé à grands frais par les Romains et les Grecs, les pigments venaient d'Inde et passaient par les grandes cités commerciales du Moyen-Orient de l'époque.
Les romains cultivaient même la quède, notamment à Pompeï qui était un grand centre de production. Elle est ensuite tombée en désuétude jusqu'au XIIème siècle, car elle était assimilée à une couleur barbare.
Plus encore, elle était incomprise... « La teinture du Diable », pourquoi passe t-elle de jaune à bleu au contact de l'air ? Cependant, elle reviendra doucement « à la mode » grâce à la culture du pastel, au point où Louis IX fait du bleu la couleur royale. La demande se fait croissante au fil des années, et explose avec l'arrivée de l'indigotier, mais on en a déjà parlé.
Je ne relaterai pas l'histoire du bleu de Gênes ou du sergé bleu de Nîmes. Si vous ne connaissez pas ces histoires, cherchez, vous comprendrez. Et vous apprendrez une des bases de l'histoire du textile moderne.
Pour frimer auprès de vos amis, les premières traces d'indigo en Europe datent de 800-700 ans avant J-C., dans les pays nordiques et en Allemagne, notamment avec le célèbre manteau de Thorberg (si, si, il paraît qu'il est célèbre...).
Techniques de teinture à l'indigo en Asie
Alors là, il y a BEAUCOUP à dire ! Mais je vais être bref.
Il était une fois, il y a très très longtemps (plus de 4.000 ans) dans un pays lointain (l'Inde), le début d'une culture... Oui, c'est si vieux que ça. Et nos amis indiens, dans leur grande générosité, ont partagé leur savoir à tous leurs voisins : on trouve de l'indigo sur des tissus, textiles, vêtements et tout ce que vous voulez, dans tous les pays asiatiques.
En Chine - dans les montagnes du Guizhou - depuis 2.000 ans, la même étoffe bleue habille les paysans. Ils utilisent une technique sans fermentation, le Ryukazome ou "teinture du dragon", car elle déteint en laissant des traces pourpres sur la peau.
En Malaisie, les « sauvages » plantaient les pointes de leurs flèches dans de l'indigo pour s'assurer qu'elles arriveraient à destination (animaux ou ennemis). Les croyances et les religions...
Le sujet de l'indigo et de l'Asie est tellement vaste qu'il prendrait un post à lui tout seul, ou plusieurs. Je vous conseille donc de lire le très bon livre de Catherine Legrand «Indigo», aux éditions La Martinière. C'est bien mieux expliqué et documenté que je ne pourrais le faire.
En revanche, s'il y a un pays qui mérite le titre de « pays de l'indigo »... c'est bien le Japon. D'ailleurs, l'indigo y est « trésor national », oui, oui.
La liste est établie par le Ministère de l'Éducation, de la Culture, des Sports, de la Science et de la Technologie. Les œuvres sont des trésors nationaux et les Maîtres Teinturiers sont des "Trésors Vivants Nationaux", élus chaque année.
Chez nous, cela représente en gros le concours de Meilleur Ouvrier de France. Mais bon, TVN, c'est quand même bien plus classe que MOF ! C'est dire si l'indigo est important dans ce pays.
Si vous êtes un lecteur assidu du blog, vous connaissez un peu l'histoire du denim, avec les teintures traditionnelles du coton dans les cuves - comme le font certaines « mills » ou Momotaro. Je n'y reviendrai donc pas.
Longtemps, les tissus teints à l'indigo étaient réservés au peuple pour les vêtements de travail : la noblesse préférait les couleurs plus vives, et surtout qui ne déteignent pas. En effet, et comme je l'ai déjà dit, l'indigo ne se fixe pas vraiment sur les fibres. Nous y reviendrons.
C'est un produit prisé par les paysans. Non seulement les vêtements sont peu chers, mais ils leurs prêtent un effet répulsif (la couleur éloignerait les insectes). C'est pourquoi on retrouve des filets protégeants les cultures teints, ainsi que de petites coupelles avec des pigments écrasés sur les tables, histoire de manger tranquille.
Au fil du temps, il a pris ses lettres de noblesses, les artisans faisant preuve de plus en plus de maîtrise et d'adresse avec l'Aizome : le « bleu japonais ». Un vieil adage dit même : «L'Aizome représente le bleu du ciel, de l'eau, de la mer et du Japon ». On en trouve la trace dès le XIVème siècle, bien que le procédé doit être plus ancien.
Cette technique de teinture était pratiquée pour les textiles - qu'ils soient en soie, coton ou lin - qui étaient ensuite utilisés pour les vêtements de travail, les tenues de la noblesse, les kimonos des samouraïs et des pratiquants d'arts martiaux (kendogi, hakama, dogi, bogu...), leur matériel et les tissus traditionnels (furoshikis, rideaux, draps...).
Tombé en désuétude au milieu du XXème siècle à cause des techniques industrielles, l'Aizome fut préservé grâce à des maîtres artisans passionnés et à la culture de la tradition, chère aux Japonais.
Les Maîtres Teinturiers disent qu'un tissu teint à l'indigo vit et a une âme. En effet, le pigment ne se fixe jamais vraiment sur la fibre, il déteint avec les lavages successifs, la matière se patine, la couleur se fane et révèle de multiples nuances ; comme un homme vieillissant et se ridant avec les années. Les amateurs de jeans comprendront.
C'est pourquoi ces experts prennent le temps d'affiner leur savoir pour arriver à la couleur désirée, surveillant comme un enfant leur cuve, avec moult attentions, vivant quasiment en osmose avec elle, cherchant la perfection. C'est peut-être aussi cette longue attente, laissant le temps de la réflexion, qui inspire autant les créateurs.
Cette perfection se retrouve également sur les tissus teints. De nombreuses techniques, pour la plupart Tye & Dye (shibori, en japonais), composent la palette maîtrisée. Je ne vais pas toutes les expliquer car cela est particulièrement long, je vous laisse le soin de chercher par vous-même. On ne verra que les principales.
Techniques de teinture indigo de Tye & Dye
La technique de Kanoko shibori : C'est la technique la plus connue. On noue un fil autour du tissu torsadé, parfois en pliant d’abord le tissu avant de nouer le fil. Le motif dépend du degré de serrage de l'étoffe et de l’endroit où le fil est posé. Les Maîtres Teinturiers peuvent arriver à faire des motifs géométriques extrêmement complexes, réguliers et graphiques.
La technique de Miura shibori : On pince avec un crochet une petite zone de tissu, avant d'enrouler le fil deux fois autour, sans le nouer. Il s'agit d'une des techniques les plus faciles et rapides à faire, très populaire, parfois enseignée dans les écoles primaires au Japon.
La technique de Itajime shibori : On place le tissu entre deux moules en bois (ou en plexiglas dans les teintureries industrielles) et on plonge le tout dans la cuve. Le motif dépend du moule, les graphiques étant très réguliers. Ces tissus sont assez courants, et peu chers parfois.
Je vous laisse le soins de chercher les autres types de teintures (Kumo shiburi, Nui shiburi, etc.).
Les autres techniques traditionnelles de teinture à l'indigo
La technique de Tsutsugaki : On dessine avec un « tsutsu » (sorte de poche à douille de pâtisserie) remplie de pâte de riz directement sur le tissu, le plus souvent en coton, avant de le teindre. Les parties non dessinées seront teintes, là où celles avec la pâte de riz resteront vierges. Il suffira ensuite de laver pour que la pâte disparaisse.
La technique de Katazome : on fabrique un pochoir avec le motif voulu, qui est ensuite posé sur le tissu, puis on y applique la pâte de riz. On teint, et on lave pour éliminer la pâte de riz.
A Okinawa, il existe une technique de Katazome spécifiquement utilisée pour des tissus de kimonos cérémonieux, nommée « Bingata ». Cette technique est utilisée entre 9 et 18 fois pour obtenir des motifs particulièrement travaillés et colorés. Cela se rapproche, dans l'esprit, de la sérigraphie.
Il existe d'autres techniques comme le « Chirimen » (les tissus en soie texturés, parfois très colorés). Le shibari est une technique principalement répandue à Arimatsu, près de Nagoya.
Certaines villes ont tendance à se spécialiser dans des techniques particulières : Kojima et le denim (une trentaine de fabricants de jeans, avec plus de 200 entreprises du secteur qui assurent 40 % de la production totale japonaise de jeans), Rōketsuzome à Kyoto, Tsutsugaki à Fukuoka, les Hakama et autres Dogi et Bogu à Saïtama au nord de Tokyo... Je vous invite à y jeter un oeil.
Techniques d'overdye
Comme vous aurez remarqué, ce sont des techniques de teinture après tissage. Nous avons généralement l'habitude de porter des vêtement où la fibre végétale (lin, coton, etc.) ou animale (laine, soie, et.) est teinte avant tissage, ce qui permet d'avoir des fils colorés donnant l'occasion de faire des motifs avec plusieurs fils - comme le sublime pull jacquard que vous offrait votre grand-mère à Noël - ou de jouer avec les textures.
C'est par exemple le cas du denim, avec son fil indigo et son fil blanc (une histoire de fils de trame et de fils de chaîne...), mais il existe aussi un autre type de teinture après tissage : l'overdye.
C'est un genre de teinture qui revient assez souvent ces dernières saisons. Pour résumer, c'est l'action de teindre un vêtement, tissu, etc., qui a déjà des fils teints. Mais pourquoi ? Il existe différentes origines à cette « technique ».
Les vêtements en indigo, comme nous l'avons déjà expliqué, perdent leur couleur au fil du temps et des lavages successifs. C'est donc une manière de lui redonner de la couleur, un petit coup de jeune. Cela était, et est toujours utilisé, pour masquer une tache persistante que l'on n'arrive plus à faire partir.
On peut également reteindre directement un vêtement après tissage. Nous voyons pas mal de chemises ou sweats en overdye dans les collections ces derniers temps, notamment avec des teintures indigo. La couleur est renforcée, plus profonde et pas mal prisée : elle prend très bien la « lumière grise » de l'hiver.
De nombreuses marques japonaises comme Blue Blue Japan proposent des articles en overdye, et quelques marques européennes comme Norse Project, ou américaines comme Gitman Vintage, ont à leur catalogue des chemises overdye.
Le pigment indigo : le mot de la fin
Comme vous avez pu le voir (ou le lire), le sujet est vaste. Il ne concerne pas uniquement le jean, comme certains pouvaient le penser.
Plus que tout autre, cette couleur permet de se constituer un look entièrement monochrome assez facilement, en jouant avec les textures et matières, mais également avec les nuances de couleurs et de motifs, tant la palette de pièces proposées est grande.
Je vous conseille de privilégier les vêtements à l'indigo naturel plutôt que synthétique car, comme je vous l'ai (ré)expliqué plus haut, il aura tendance à se délaver au fil du temps, devenant ainsi unique grâce aux marques d'usures. Il révélera alors une autre facette de sa « personnalité » (ils ont une âme, rappelez vous...) qui sera proche de la vôtre, grâce aux ports successifs.
Comme Miles Davis, courez après le bleu.