Disclaimer : après le dossier sur le techwear, Milone écrit de nouveau dans nos colonnes. Et quoi de plus normal pour cet inconditionnel du jean que de vous parler du pigment qui en est indissociable : l'indigo.
Le bleu... couleur royale. Couleur qui inspire la peur, comme avec les touaregs («les hommes bleus»). Couleur des travailleurs, longtemps méprisée durant le Moyen-Âge, ou au contraire vénérée par les Égyptiens pharaoniques qui y voient une couleur porte-bonheur. Dans l'Hindouisme, elle représente la divinité Krishna.
Mais surtout, elle a longtemps été difficile à maîtriser tant sa fabrication est compliquée : les pigments bleus étaient très rares, et les plus belles nuances, les plus profondes, comme le « bleu outremer » était chères.
L'indigo est une teinture bleue violacée (parfois rougeâtre) extraite de différentes plantes. Il existe une centaine d'arbustes et plantes à indigo, dont seulement une dizaine peut être utilisée pour la teinture. On retrouve quasiment partout à travers le monde des teintures indigo, en sachant que les plantes orientales et américaines sont généralement bien plus riches en principes colorants (l'indican) que les plantes européennes.
Je ne parlerai que des principales plantes et techniques, qui sont vraiment nombreuses, et qui nous intéressent. En effet, l'indigo était non seulement utilisé comme teinture pour le coton, la laine, etc., mais également pour les cheveux ou le bois… ainsi que comme plante médicinale.
À ce propos, nous soignons toujours certaines maladies, comme l'addiction vestimentaire, par l'achat massif de denim indigo.
Les principales plantes à pigments indigo
Le pastel des teinturiers
C'est une plante communément connue sous les noms d'Herbe de Saint-Philippe, Varède, Guède ou Herbe du Lauragais. Elle fût utilisée comme plante médicinale et tinctoriale (relative à la teinture, ndlr) par les Grecs et les Romains durant l'Antiquité.
Les « barbares » bretons, celtes et germains se peignaient le corps avec durant des rituels religieux, ainsi qu'avant de combattre histoire d'effrayer l'ennemi, provoquant une certaine peur bleue aux légions romaines.
Ensuite, on l'a largement cultivée au cours de la seconde moitié du Moyen-Âge et de la Renaissance en Europe (principalement dans le sud de la France et à Thuringe en Allemagne) pour la production d'une teinture bleue, extraite à partir des feuilles. Elle sera détrônée par l'indigotier, puis par les colorants de synthèse, mais nous y reviendrons plus tard.
Quasiment tous les pays méditerranéens utilisaient la teinture issue du pastel des teinturiers, ainsi que les Britanniques, Hollandais, Portugais, etc. Elle était préférée aux pigments d'indigotiers qui étaient encore rares à cette époque - donc très chers - vu qu'ils étaient importés des Indes.
Une utilisation particulièrement curieuse des principes colorants issus du pastel était faite par les Chinois au XIXème siècle : la coloration des thés verts, dits "glacés", pour l'usage exclusif des «barbares» européens. Cela fît la fortune de certains commerçants.
L'ensemble du processus d'extraction du pigment se déroule sur une période d'environ deux ans. Celle-ci se faisait principalement autour du sud-est toulousain : le Lauragais ou « Pays de Cocagne » (vous comprendrez par la suite pourquoi).
Récolte :
La récolte se fait sur des pieds d'environ 4 mois. À maturité, les feuilles commencent à jaunir, et se détachent assez facilement par arrache ou découpe. La fauche se pratique d'une période de mi-juin jusqu'à fin septembre, en divers prélèvement réguliers (au maximum 4 ou 5 passages).
Les cocagnes :
Après un lavage pour en retirer les souillure, les feuilles sont amenées au « moulin pastelier ». Ce dernier est composé d'une grosse meule à axe horizontal, tournant dans une auge de pierre où sont disposées les feuilles à broyer. Elles y sont écrasées pour en extraire une pulpe.
Cette pâte de pastel est alors mise à sécher sous un hangar, durant un temps variant selon le lieu, la météo et la préférence du producteur. Une fois arrivée au temps de séchage attendu, elle est écrasée et roulée à la main en boule de la taille d'un poing. Ce sont les « coques » ou « cocagnes » (vous comprenez maintenant si vous avez bien suivi).
Elles sont après disposées sur des claies (un peu comme pour affiner les fromages) pour qu'elles finissent de sécher. Le temps là aussi est variable, de un à deux mois. Une fois durcies et déshydratées, les coques, nommées maintenant « pastels de Cocagne » peuvent êtres commercialisées pour servir à la préparation de la matière tinctoriale : « l'agranat ».
L'agranat :
« L'agranat » est une pâte de pastel fabriquée en début d'année à partir des cocagnes écrasées, réduites en poudre dans un moulin, et aspergées d'eau ou d'urine pour provoquer une fermentation. Cette pâte demande une agitation fréquente pour en contrôler sa température, et faire en sorte que le processus soit permanent.
Une fois sèche, la pâte de pastel fournit une poudre tinctoriale qui peut être mise en baril ou sac, pour être transportée ou stockée (jusqu'à 10 ans dans des conditions optimales).
Teinture de cuves pour le pastel :
On ne peut utiliser directement le pigment colorant (ou indigotine) de l'agranat car il est insoluble. Il faut alors utiliser un procédé dit "de cuve" pour transformer l'indigo en une molécule soluble. Il existe divers procédés, chaque artisan avait sa propre recette jalousement gardée.
On obtient ainsi du « leuco-indigo » de couleur jaune-verdâtre. Il pourra imprégner les textiles (coton, laine, etc.) en le plongeant dans le bain, plus ou moins longtemps selon la densité de la couleur désirée. Puis lorsqu'on le sort, un phénomène d'oxydation apparaît, donnant une couleur bleue plus ou moins intense.
Cette culture a décliné - jusqu'à presque disparaître - avec l'arrivée de l'indigo des Indes au XVIIème siècle, et des teintures chimiques au XIXème.
Grâce à un regain d'intérêt pour les techniques ancestrales, certains artisans remettent au goût du jour la guède. Tant pour la teinture que pour la production non industrielle de bâtonnets de pastels pour dessiner, voire même pour la décoration d'intérieur avec des peintures bio aux pigments naturels.
Pour l'anecdote, histoire de briller en société, sachez que le violet de Bayeux et le gris argentin contiennent du pastel.
Indigo et culture de l'indigotier
Aussi appelé l'indigo des teinturiers, ou indigo des Indes. C'est l'indigo naturel et végétal le plus utilisé, et celui qui supplanta le pastel des teinturiers : ses couleurs étaient plus profondes et intenses, et les pigments environ 20 fois plus actifs.
On retrouve des traces de sa culture en Inde voilà 4.000 ans, et de son utilisation au Moyen-Orient et en Egypte Antique depuis presque aussi longtemps.
Il existe de multiples arbustes indigotiers dans le monde, et chaque pays et région avait sa propre façon de produire de l'indigo. Mais la principale, utilisée avec l'Indigofera Tinctoria qui est principalement cultivée dans les régions chaudes d'Asie, d'Amérique et d'Afrique, est assez simple.
Ils commençaient par placer les arbustes dans des cuves d'eau pure pour les faire macérer, généralement de 24 à 48h. S'en suivait une étape de fermentation, où le bain était brassé de manière à introduire un maximum d'oxygène pour que l'indigo se dépose au fond.
Ils filtraient ce liquide, le mettaient à bouillir pour le réduire histoire que le liquide s'évapore, et récupéraient la matière sèche qui est de l'indigo. Ils finissaient par le presser en bloc.
Procédé de teinture avec l'indigo
Il existe différentes teintures à l'indigo issu de l'indigotier, mais la plus utilisée de nos jours date du XVIIIème siècle. Trouvée par des teinturiers européens, elle est proche de celle utilisée pour le pastel. En effet, c'est là aussi un procédé dit « de cuve ». Ce nom vient du fait qu'on utilisait autrefois des cuves en bois ou en émail, et non des chaudrons en métal.
Le procédé consiste à rendre soluble l'indigo dans un liquide (de l'eau pure) qui est un milieu anaérobie (donc sans air) et basique. Pour cela, on utilise des produits chimiques réducteurs (pour rendre soluble) et de l'alcali.
A l'origine, c'était principalement de la chaux et du sulfate de fer. Mais de nos jours, l'utilisation privilégiée est celle d'hydrosulfite de sodium ou de dithionite de sodium comme réducteur ; et d'ammoniaque ou de carbonate de soude ou de sodium comme alcali.
Selon les artisans et leur méthode, on utilise une recette à froid ou tempérée (aux alentours de 50°). La couleur ainsi obtenue est jaunâtre, mais l'exposition à l'air entraîne une oxydation permettant à la teinte tant attendue de virer au bleu. Comme avec le pastel.
Les résultats avec Indigofera Tinctoria donnent un bleu sombre et violacé, voire rougeâtre, mais les nuances peuvent varier selon les autres variétés végétales utilisées.
La quasi totalité de la teinture est alors fixée, l'excédent étant éliminé par le lavage, ou parfois même par des techniques de « frottages » (ah, les jeans « used »...). Il faut savoir qu'elle tient exceptionnellement bien sur la laine, assez peu par contre sur le lin et le coton, pour le plus grand plaisir des denim addicts (par ici les jolis délavages de jeans).
Il existe une autre teinture fabriquée à partir de l'indigotier, connue sous le nom de bleu de Saxe ou carmin d'indigo. Ce dernier est de couleur bleu-vert, et a été trouvé au XVIIIème siècle en travaillant l'indigo avec de l'acide sulfurique. C'est d'ailleurs une couleur qui commence de nouveau à être prisée.
Comme je vous l'ai dit précédemment, il existe différentes variétés d'arbustes. L'Indigofera Tinctoria est la plus utilisée car elle est aussi la plante qui a été la plus implantée dans le monde, grâce à sa facilité d'acclimatation. Mais nous trouvons certaines espèces qui ont été et sont encore utilisées pour différents types de teintures, traditionnelles principalement :
- L'indigotier franc ou "bâtard", Indigofera Anil, cultivé aux Antilles et dans d'autres régions de l'Amérique. Sa culture fût particulièrement exploitée au XVIIème et XVIIIème siècle.
- Persicaria Tinctoria - ou Renouée des teinturiers - originaire de Chine. Cultivée et exploitée depuis des millénaires, tant pour ses propriétés tinctoriales que médicinales, elle a par la suite été importée au Japon, en Corée et également en Europe, où elle a mis à mal le pastel grâce à son taux tinctorial 3 à 5 fois supérieur.
- Philenoptera Cyanescens, liane-indigo, "gara" en Afrique francophone et "yoruba indigo" en Afrique anglophone. Cultivée principalement dans les pays d'Afrique de l'Ouest depuis très longtemps (aujourd'hui encore), elle est plutôt utilisée pour des produits artisanaux et traditionnels (batiks, etc.). Elle commence à s'exporter pour une utilisation plus haut de gamme car ses nuances sont actuellement appréciées.
Toutes ces teintures s'utilisent avec des techniques plus ou moins identiques : culture ou cueillette de la plante, extraction du pigment, montage de la cuve, fil (ou la toile) teint qui émerge du bain de teinture, et ensuite tissage.
Mais une chose remarquable, du fait que très peu ou pas d'échanges s’opéraient entre les pays et les cultures, est que tous ont trouvé un moyen d'obtenir ce bleu.
Que ce soit en Chine, en Egypte ou au Mali, comment des teinturiers, tisserands, ou tout simplement des curieux, ont-ils eu l'idée que derrière quelques feuilles pouvaient se trouver un pigment donnant une couleur qui deviendrait aussi prisée ? Et surtout, comment ont-ils eu l'idée et le génie d'arriver à la fixer sur un tissu sans avoir aucune interaction entre eux ?
Mais il existe d'autres types de teintures bleues, moins connues, qui sont tout aussi intéressantes. Je ne vais pas m'étendre dessus, mais juste vous les présenter, car elles sont plus ou moins liées à l'indigo (non pas chimiquement, mais au moins historiquement). Elles n'ont pas été très utilisées comme teintures vestimentaires car soit trop chères, soit pas très intéressantes.
- Le lichen dont certaines espèces contiennent un pigment violet, appelé orseille, utilisé depuis des temps très reculés pour la teinture des tissus et de la laine.
- L'outremer, véritable composé de lazurite bleue (constituants bleus du lapis-lazuli) et de pyrite de fer. C'est un pigment bleu parmi les plus difficile à fabriquer et les plus rares, donc très cher. Il donne une palette de bleus extrêmement variée, et a toujours été considéré comme la « Rolls » des pigments bleus. Les rois et empereurs en ont toujours raffolé, c'était un pigment qui permettait de montrer sa position dans la société.
- L'azurite ou azur d'Allemagne : attention, fake ! Il a souvent été vendu pour de l'outremer véritable, alors qu'il ne s'agissait en fait que de minéraux d'azurite réduis en poudre et mélangés avec divers liants. Il fut très utilisé en peinture.
- Le bleu égyptien ou bleu d'Alexandrie : produit à partir de verre coloré écrasé en fine poudre par les Égyptiens, il servait pour la peinture et la décoration « intérieure » (peintures murales...).
Bonus : quand des marques s'amusent avec de l'indigo
La marque Tenue de Nîmes a décidé de lancer une classique paire de Converse blanches, mais teinte à la main à l'indigo. Il est intéressant de voir comment ils s'y prennent, même si vu comme ça, on a l'impression que c'est un jeu d'enfant.
Tenue de Nîmes Indigo-dyed Chuck Taylor All Star from Tenue de Nîmes on Vimeo.
Certaines marques, à l'instar de Nudie, Arpenter et Selectism, proposent également quelques pièces teintes au pastel des teinturiers. Vous verrez, les couleurs obtenues sont particulièrement belles.