Quand on a décidé de monter notre boutique de mode masculine, je me suis rendu compte qu'il existait très peu de ressources vraiment pertinentes sur le sujet.
Il y a bien quelques livres de référence sur "la vente de détail" en général, mais finalement peu d'ouvrages et ressources vraiment applicables pour la mode masculine (et surtout pour un OVNI comme BonneGueule...).
On nous a même dit : « Les gars, c’est là que les ennuis commencent ».
Finalement, ce qui nous a sauvé, c'est d'avoir de gens solides autour de nous, pour nous conseiller et nous présenter les bonnes personnes (agent immobilier, avocat, décorateur, entrepreneurs).
Et maintenant, je vais vous dévoiler les secrets d'un projet comme celui de notre boutique !
Préambule : c'est quoi un droit au bail ?
Quand vous voulez monter une boutique, vous avez bien souvent deux interlocuteurs principaux en face de vous : le propriétaire, le shérif, et l'ancien locataire.
En effet, ils sont tous les deux propriétaires de quelque chose :
- le propriétaire détient la propriété physique du local (on dit qu'il possède "les murs") : un peu comme votre propre propriétaire à vous si vous êtes locataire.
- l'ancien locataire détient le droit au bail : il est propriétaire de l'exploitation du local. Cela veut dire qu'il peut exercer son activité comme il l'entend, sans risque de grosse augmentation de loyer par exemple. Et ce contrat a énormément de valeur quand l'attractivité de l'emplacement ou du quartier se développe ! (musée qui ouvre, zone qui devient touristique, extension du métro...).
Note : On confond souvent le droit au bail avec le pas de porte et le fonds de commerce, deux autres notions juridiques. Dans tous les cas, cela reste une somme que le nouveau locataire doit acquitter pour exploiter un local commercial.
Mais la grande différence pour les plus précis d'entre vous, c'est que le pas de porte est réglé en général au propriétaire, là où le droit au bail est réglé à l'ancien locataire.
Quant au fonds de commerce, sa valeur découle des travaux et du matériel rajoutés par le locataire, ou encore de la clientèle générée par le commerçant au cours de ses années d’exploitation du local…
Bien sécuriser son financement
Les sommes engagées peuvent être assez conséquentes pour monter une boutique : droit au bail, travaux, équipement, frais d'avocats, provisions de loyer et salaires, stocks de départ, sans parler de tous les imprévus : assurance, alarme, conformité incendie, enseigne, informatique pour la caisse...
La bonne nouvelle, c'est que les banques financent facilement les acquisitions de locaux (bail, travaux et équipement) car ce sont des dépenses qu'elles considèrent comme très sûres, vu qu'il y a un actif à récupérer derrière en cas de non-remboursement.
L'autre bonne nouvelle, c'est que les taux d'intérêt sont assez bas en ce moment (on peut emprunter pour un surcoût d'intérêts assez faible).
Pour autant, ces démarches prennent toujours énormément de temps, alors il faut commencer à chercher un financement longtemps à l'avance, et activer le dossier dès que la promesse de vente est signée !
Le tout en communicant au maximum avec un banquier qui vous ressemble et comprend votre stratégie, pour bâtir une vraie relation de confiance sur la durée (merci à Amélie, notre sympathique banquière).
Pourquoi monter une boutique ? Bah oui, pourquoi ? (J - 1 an)
Bien en amont de la décision folle d'ouvrir un magasin, la première question à se poser, c'est "pourquoi monter une boutique ?".
La réponse peut sembler évidente pour 99% des gens : "vendre".
Pourtant c'est une réponse très largement incomplète, car on peut avoir des objectifs très variés, et pas tous directement reliés à du chiffre d'affaires...
D'autant que la vente en boutique est un métier bien particulier...
Différents types de boutiques...
Boutiques de passage et boutiques de destination
"Monter une boutique pour vendre aux passants."
C'est effectivement le cas le plus simple... et le plus courant : se mettre dans une zone à fort trafic, où passent les gens pouvant être intéressés par vos produits. C'est ce qu'on appelle des boutiques de passage.
Du coup tous les produits, le merchandizing (manière de présenter les produits), la relation client, etc. seront centrés sur une seule chose : "transformer un prospect en client".
Traduction : produits simples, achats coup de coeur, petits prix.
Exemples : les boutiques de souvenirs, les Starbucks, les points de presse Relay, les fleuristes. Typiquement les commerces que vous retrouverez dans une grande gare ou un centre commercial (= commerces de proximité).
Et dans la mode : les boutiques de t-shirts fantaisie, Zara, H&M, ou des enseignes comme The Kooples ou IKKS dans les axes de passages plus aisés, qui sont à la fois des canaux de ventes et des canaux publicitaires pour ces marques.
"Monter une boutique pour vendre aux gens qui connaissent déjà la marque."
D'autres marques misent sur des points de vente plus isolés, parfois pour créer une image d'exclusivité en sortant du peloton, et plus souvent pour bénéficier de points de vente moins chers (une boutique peut facilement couter 3x moins cher entre une rue fréquentée et une de ses artères plus discrètes). Le cas extrême étant le showroom ou la vente en appartement. On appelle cela des boutiques de destination.
Traduction : espace rassurant, valeur ajoutée dans le service et les conseils, fidélisation, proximité.
Exemples : un restaurant haut de gamme, un tailleur, une librairie spécialisée, etc. En général cela concerne les "nouveaux concepts" ou les entreprises pour lesquelles les gens sont prêts à se déplacer car elles sont spécialisées.
Et dans la mode : ACNE ou L'Eclaireur qui se cachent presque, ou Size Factory (qui habille les hommes aux physiques forts et qui viennent donc spontanément à eux).
D'autres raisons secondaires existents
"Monter une boutique pour gagner en visibilité et en image de marque."
Souvent de jeunes marques, en général celles qui ont levé de l'argent, choisissent de s'implanter dans une zone à fort trafic pour des raisons de visibilité. Ou auprès des masses, en se plaçant dans le bas du Marais ou sur les Champs-Elysées.
D'autres ont pour projet d'entamer une expansion à l'international, et se placent dans un axe de passage fréquenté par les acheteurs et les journalistes étrangers, afin d'avoir auprès d'eux un début de notoriété.
La rue Vielle du Temple à Paris est un très bon endroit pour ça. Idem pour le Haut-Marais (avec ses nombreux showrooms commerciaux), les environs des célèbres concept stores Merci ou Colette, très connus à l'international.
"Monter une boutique pour sécuriser un patrimoine immobilier et le valoriser."
D'autres marques choisissent aussi de se positionner dans un quartier en expansion. Elles vont alors acheter une boutique ou son pas de porte, afin de la revendre avec une plus-value quelques années plus tard.
"Monter une boutique pour prolonger l'expérience avec la marque".
Ce dernier cas est de plus en plus en vogue, notamment avec l'arrivée dans le monde physique, de marques et concepts issus du Web (on parle parfois d'expérience à 360°). Même Amazon s'y met à New York !
Cela permet de rencontrer physiquement la marque et ses produits, de convaincre les gens réticents par rapport au e-commerce, de mieux comprendre les attentes de ses clients.
Mais aussi de développer des services innovants (possibilité de vérifier les stocks en boutique sur le Web, ou de commander en ligne pour récupérer le même jour ses achats en boutique).
Et c'est aussi un investissement moins risqué quand on bénéficie d'un trafic quasi-assuré provenant du Web.
L'objectif de BonneGueule : aider les hommes à se sentir bien dans leurs vêtements
Notre objectif à nous, c'était de prolonger l'expérience du Web pour remplir notre mission d'entreprise.
Dans notre plan de la boutique, on avait écrit fin 2014 : "Prolongement de l'expérience BG. Avec des clients qui viennent au magasin pour les mêmes raisons qu’ils viennent sur le site : discuter amicalement avec des passionnés, sans pression d’achat, tout en apprenant des choses utiles. Si vente, elle vient naturellement ensuite, de manière logique et rationnelle".
De base, la boutique s'est donc naturellement imposée à nous comme l'étape suivante évidente dans le développement de notre écosystème de produits et de services.
Et plusieurs objectifs secondaires...
On écrivait ensuite :
- Élargissement du lectorat : faire découvrir BonneGueule à des hommes qui ne lisent pas des blogs de mecs,
- Distribuer en direct à coûts maîtrisés : maintenant que la ligne et l’e-shop sont opérationnels, s'appuyer sur la capacité d’attraction de BonneGueule pour prolonger la mission en physique,
- Facilitateur d’achat e-commerce : en permettant d’essayer en physique pour acheter ensuite on-line,
- Image : Auprès de la presse et de nos partenaires (marques, mais aussi fournisseurs ou banquiers),
- Introduire une viralité : les gens ne parlent de leurs services préférés qu’après de nombreux usages répétés. Expérience client premium + fort rapport qualité/prix + fidélisation = ambassadeur BonneGueule,
- Prise de position dans le retail : lutter face à des concepts hyper-orientés business qui reprennent notre mission d'entreprise après avoir levé plusieurs millions d'euros. La solution : amplifier encore les valeurs de proximité, d'expertise et de passion qui nous distinguent.
Les 3 règles du commerce de détail : l'emplacement, l'emplacement, et l'emplacement (J - 9 mois)
Maintenant qu'on a tous ces éléments bien en tête, on identifie les quartiers les plus appropriés. Et le vrai compte-à-rebours commence !
Nous avions retenu par ordre de priorité :
- 1 - le Haut-Marais : la destination shopping de référence pour la mode de qualité à Paris, toujours en développement (arrivées de AMI, MELINDAGLOSS, Maison Plisson, etc.).
- 2 - le Bas-Marais : plus commercial et plus cher, mais sait-on jamais... (on nous avait proposé une boutique rue vieille du Temple mais les prix nous paraissaient disproportionnés : 350.000 € pour un placard !),
- 3 - le quartier République / Canal Saint-Martin : nouvelle destination en vogue et extension du Haut-Marais, mais plus un lieu de balade que de shopping pour le moment.
Le quartier des Batignolles (que j'adore fréquenter en été) ne nous paraissait pas encore assez fréquenté pour le moment d'un point de vue "mode".
Et la rive gauche (rue Madame, Bonaparte, du Vieux Colombier) un peu trop institutionnelle, donc un poil éloignée de la dimension dynamique et innovante de BonneGueule.
Il ne restait plus qu'à trouver le bon emplacement...
Comment trouver des locaux disponibles ?
Il y a la méthode "à l'ancienne" : arpenter les quartiers, et demander aux commerçants, puis négocier en direct. C'est économique (un agent immobilier coûte très cher) mais vraiment laborieux, et sans choix très large.
Et il y a la méthode plus sérieuse (mais un peu plus coûteuse) : l'agent immobilier. On a donc choisi de passer par Clément, un agent immobilier connu dans le quartier pour y avoir placé beaucoup de marques, et qui nous a présenté de nombreux emplacements.
Cela dit, il faut toujours mettre en perspective ce que vous dit l'agent immobilier qui veut écouler ses biens (même si on a toujours senti Clément sincère et réaliste), et ne pas hésiter à demander conseil aux autres professionnels du secteur que vous connaissez (merci Mathieu et Rémi de MELINDAGLOSS, Lucas et Séverin de Cuisse de Grenouille, Vincent Louis Voinchet, et Gilles Masson).
Mais au final, le seul décisionnaire, c'est VOUS.
S'éloigner de la concurrence ? Ou tout faire pour s'en rapprocher ?
Si vous montez une boulangerie ou une boutique de souvenir, c'est toujours mieux de ne pas avoir de concurrent au coin de la rue, qui capte une partie des passants qui auraient pu devenir vos clients.
Mais dans la mode masculine (et tous les commerces de destination), c'est différent !
Chez BonneGueule, nous adorons la concurrence : elle dynamise une rue, valorise un quartier, et en définitive, crée du passage dans notre rue.
Au final, les jolies boutiques du Haut-Marais créent un vrai centre de gravité pour les hommes à la recherche de vêtements de qualité.
Il faut donc développer une vraie stratégie d'écosystème.
Comment analyser la qualité d'un emplacement ?
Maintenant qu'on a bien défriché les objectifs de cette boutique, on peut à présent analyser les différents emplacements libres avec les bons critères (un emplacement bon pour une autre marque ne l'est pas forcément pour vous).
Pour trouver alors l'emplacement idéal, il faut alors se rendre compte... qu'il n'existe pas.
Mais on peut s'en rapprocher le plus possible, à condition de s'armer de patience et de bonnes chaussures. Suivent alors de très nombreuses visites au fil des mois, ou on n'hésite pas à :
- arpenter les différentes rues qui mènent à la boutique,
- regarder si d'autres boutiques de mode de la rue sont susceptibles de ramener du trafic dans la vôtre,
- estimer la santé et la fréquentation des autres commerces de la rue,
- discuter avec les vendeurs des autres boutiques (vous n'imaginez pas tout ce qu'on apprend !),
- s'assoir en terrasse à différents moment de la journée pour observer les gens qui passent, leurs looks, qui ils sont, s'ils traversent la rue tête baissée ou flânent un peu et rentrent dans les autres boutiques...
Au-delà, c'est important de "sentir" un emplacement. Si vos tripes vous disent que ce n'est pas le bon, n'insistez pas... Mais ne vous mentez pas à vous-même pour autant.
On pèse alors les "pour" et les "contre" de chaque emplacement, et on leur donne des notes... que l'on compare à leurs prix (= loyer + prix du bail commercial).
Monter une boutique n'est pas une science, mais plutôt une alchimie de raison et de ressenti.
Un bon magasin pour hommes, c'est d'abord une bonne offre de produits (J - 6 mois)
Maintenant qu'on a trouvé la boutique parfaite, il faut vite faire ses achats (étonnamment, les boutiques vides n'intéressent personne).
Et 6 mois, c'est vraiment très peu dans le cycle des achats ! Pourtant, il faut être 100% sûr que la boutique ouvrira avant d'acheter la moindre chaussette. Ce fut donc... sportif ! (mais merci le Pitti !).
Mais hors de question de dévier de notre ADN dans la précipitation...
De bons produits au bon prix
Cela paraît bête, et pourtant c'est un concept que la plupart des marques oublient dans la mode. On s'est donc mis en tête de développer un peu plus de produits en 2015 (d'où une Ligne BonneGueule IV un peu plus élargie), complétée par des marques expertes sur des savoir-faire créatifs ou techniques qu'on ne maîtrise pas.
- La Ligne BonneGueule : c'est le coeur de notre offre, là où se concentrent nos meilleurs rapports qualité/prix car on fait tout nous-même, de la production à la distribution. Le tout avec des économies d'échelles et une logique de produits intemporels qui casse les coûts de développement.
- Une sélection multimarque : pour compléter notre offre de base, soit avec des produits plus "créateur" (ce qui permet de faire des looks plus pointus : Marchand Drapier, Naked & Famous), soit avec des savoir-faire compliqués à maîtriser comme les chaussures haut-de-gamme (National Standard, Atelier Voisin) ou le vêtement de pluie (Bastong, Norwegian Rain, Mida Firrenze) ou de froid (Cadot).
- Des collaborations en petite série : pour proposer le meilleur des deux mondes (Hast, Six & Sept, Septième Largeur, MELINDAGLOSS).
- Des accessoires pour épicer le tout (cravates Howard's, chaussettes Archiduchesse, ceintures Anderson's).
Enfin, il ne faut pas oublier de rénover régulièrement l'offre pour toujours entretenir un climat de nouveauté... et des visites répétées !
Les stocks, un sujet compliqué mais méconnu
Mais ce n'est pas tout !
Il faut rester suffisamment rationnels et prudents pour ne pas trop commander de produits ! On se base alors sur l'analyse des ventes des produits précédents, on fait des calculs sur Excel, et on établit aussi des scénarios prévisionnels dignes d'un jeudi noir au cas où plusieurs produits seraient boudés...
Car il n'y a rien de pire que le stock pour immobiliser la trésorerie d'une boutique, et geler ainsi sa rotation des stocks, ou dit autrement : empêcher l'arrivée de nouveautés. Surtout dans une petite entreprise comme la nôtre.
Bien prévoir sa logistique
Et bien entendu, ces vêtements, il faut les stocker, mais pas n'importe comment.
C'est très important d'avoir un espace de stockage généreux pour que le vendeur puisse organiser les réceptions de marchandises sereinement, et répondre rapidement à une demande de taille d'un client.
Le tout en respectant le produit : les blazers et les manteaux doivent être suspendus même en stock, les chemises parfaitement pliées, rien au sol, etc.
À l'étage de notre boutique, il y a exactement la même surface uniquement pour le stock !
Le vrai compte à rebours commence !
À 4 ou 5 mois de la date de lancement prévue, l'emplacement est signé, le financement est sécurisé, et le gros des stocks est commandé.
Donc tout va bien ?
NON !
Le vrai stress commence !
Car un compte à rebours mortel s'enclenche alors pour démarrer et terminer les travaux le plus vite possible : chaque mois de perdu sera un mois à payer un loyer, un salaire, avec un stock qui s'empoussière. Sans parler des ventes perdues qui décaleront d'autant le seuil de rentabilité du projet.
Et dans notre cas, on s'est même rajouté de la pression car nous voulions ouvrir notre boutique avant les soldes de juin, pour profiter de cette période faste pour les commerces du Haut-Marais.
Soit moins de 3 mois de délai... (oui, on aime se faire du mal).
Et on ne sait jamais ce qui peut se passer après le premier coup de masse des travaux !
- Que trouvera-t-on derrière l'ancienne tapisserie ? Une magnifique pierre brute ou des défauts d'humidité ?
- Un syndicat de propriété ou une administration nous mettra-t-elle des bâtons dans les roues à cause d'un formulaire PX-78C ?
- Un fournisseur critique aura-t-il du retard ?
- Les stocks arriveront-t-ils à temps ?
Réponses au prochain épisode ! (et demain soir, c'est nocturne pour un cours du soir sur le costume et des essayages jusque 22h30).