Vous connaissez Moscou ?
Pas Moscou, Russie, avec ses Zil noires, ses gros mafieux en chapka et les autres produits typiques qu’y recherche l’Occidental, comme les femmes et la vodka. Non !
Moscou, Idaho, 24.000 âmes sous l’égide d’un pasteur propriétaire d’une chaîne populaire de télévision, et où l’équivalent local de la vodka aux herbes est le mauvais whisky distillé en douce par Cassidy, dans l’arrière salle de son bar.
Accessoirement, c’est là aussi que vit Fok Yan-Leung, l’administrateur de StyleForum, le plus gros forum dédié (majoritairement) au workwear sur le net et sans doute une des sommités sur le sujet. Tous les types qui portent du workwear ne sont donc pas des hipsters écolos et chevelus !
Leung s’inspire des grands classiques de l’histoire américaine - le Far West et les professions ouvrières jusque dans les années cinquante.
Car le workwear est un style d’une réelle simplicité, donc facile à maîtriser, il s’adapte à la plupart des morphologies avec ses coupes de vêtements pensées pour rendre à l’aise.
Résurgence du style workwear
Bien qu’il ait toujours été plus ou moins là - le style bûcheron est le style sans prise de tête par excellence - il connaît depuis 2008 une énorme résurgence, notamment à cause de la crise : les gens se mettent à acheter des vêtements plus durables. Les américains diraient "honestly crafted".
Alors que la plupart des mouvements de mode avaient, jusqu’ici, une visée esthétique plus que pratique, on assiste à un rejet des tendances métrosexuelles de ces dernières années.
Et même à une volonté de retrouver une “virilité perdue” un peu idéalisée dont le workwear est l’expression parfaite.
Cet héritage (on appelle d’ailleurs ce type de marques des “marques héritage” - heritage brands en Anglais) remonte à quasiment aussi loin que l’esprit américain lui-même.
Une des figures mythiques les plus connues de l’Old West est Paul Bunyan, une sorte d’archétype de bûcheron canadien : chemise à carreaux en flanelle, bonnet de grosse laine, bretelles, jean selvedge et workboots épaisses dans le genre de celles que produit Red Wings.
Le parfait hipster donc, à part qu’il fait six mètres de haut et trimballe un taureau bleu presque aussi gros que lui, répondant au doux nom de Babe.
Brève mise en perspective
Pour bien comprendre les racines du workwear et l'importance du monde ouvrier outre-atlantique, on va faire un petit détour sociologique, accrochez vos ceintures et en avant !
George Dumézil, un des plus grands mythologues du siècle dernier, explique que toute société est organisée selon trois grandes fonctions, chacune ayant un rôle fondamental :
- le prêtre assure la nourriture spirituelle de la société
- le guerrier la protège et maintient l'ordre
- l’artisan la nourrie, protégé par le guerrier, etc.
L’artisan est toujours à la base de la pyramide, il répond à un besoin essentiel (manger), mais sans la dimension guerrière ou religieuse.
Or la société américaine fut édifiée après la modernité et l'abandon de cette structure traditionnelle. L’artisan s’est retrouvé en haut de la pyramide et sa figure finit par investir l'ensemble des rôles. Une civilisation de travailleurs, d’entrepreneurs et d’ouvriers ; où le travail de la hache est plus glorifiée que celui de l'épée.
Là où la plupart des pays du vieux monde ont eu deux mille ans de contes pour bâtir une conscience populaire, l’Amérique s’est faite sur la mythification de l'immigrant, absorbé dans un gigantesque corpus aussi mythique que factice.
C’est une chose à bien comprendre pour intégrer la passion de certains tenants du workwear qui, dans notre période de crise, s’accrochent à ce qui reste du mythe américain, à travers les vêtements.
Mais concrètement, qu’est-ce que le workwear alors ?
Le style workwear : pragmatique, accessible et confortable
La plupart des courants de la mode privilégient la fonction esthétique sur la fonction pratique. Le workwear, c’est l’inverse. On pourrait même dire que c’est sa caractéristique principale : une recherche de simplicité, le côté purement fonctionnel primant la beauté de l’ensemble.
Le workwear, c’est aussi l’amour du vintage et de l’authentique, d’une fabrication “en France” ou “aux USA” ; voire au Japon pour certaines pièces, puisque le Japon possède certains des meilleurs tisserands de denim au monde. Un assemblage de vêtements qui transmet une chose : le temps. Sa patine et son travail.
Le style workwear correspond à une vaste gamme de morphologies. Alors que la plupart des styles nécessitent idéalement un corps taillé, dans l’imaginaire véhiculée par la “taille mannequin”, le workwear s’adresse aux gens plus normaux, vous, nous, tout le monde. Difficile de porter du dark, ou même un combo classique chemise-chino-baskets, en faisant 1m65 et en étant très mince ou, à l’inverse, d'être une armoire à glace d’1m90.
Le workwear a l'avantage de flouter une silhouette par des coupes amples et d’en exacerber la virilité avec des matières authentiques. En plus, le style workwear est confortable, pas besoin d’être un génie pour voir qu’on se sent mieux dans une chemise en flanelle bien épaisse que dans une chemise en coton blanc Dior période Slimane.
Enfin, c’est un style qui, à l’opposé par exemple du style dark, nécessite très peu d’investissement. Evidemment, dès qu’on monte en gamme et qu’on part sur des pièces bien plus durables (ce qui est la raison d’être de ce style), les prix augmentent en conséquence ; mais en termes de pur investissement-durabilité, c’est le style le moins onéreux à acquérir, la plupart des pièces qui le composent étant pensées pour durer.
Un jean APC bien entretenu peut durer une dizaine d’années. Une paire de Red Wings ou de Heschung, une douzaine. Soit, selon l’éternelle équation : 13€/an pour un jean, 30 pour une bonne paire de chaussures indémodable. On a fait pire comme placement.
D’autant plus que si vous n’avez pas la bourse nécessaire, c’est un style très connoté hipster, donc en vogue, donc suivi par la plupart des marques de PAP (qu’on déconseille évidemment, mais il faut aussi savoir faire face à la réalité étudiante parfois), donc accessible chez Uniqlo qui s’en est fait une spécialité (laissons H&M et Zara là où ils sont).
Bien maîtriser le style workwear dans vos looks
Le style workwear est l’expression d’un style ouvrier. Il y a donc quasiment autant de styles workwear que de métiers artisanaux.
Certains préfèrent un style plus bûcheron, d’autres s’inspirent des pompistes des années 50. On a un ami à la rédaction qui pousse le vice jusqu’à se balader avec un mouchoir dans la poche arrière de son jean en référence aux pompistes américains du Midwest qui essuyaient le cambouis de leurs mains plus facilement ainsi.
Cela signifie que, si un accoutrement de base fonctionne, vous pouvez essayer autant de variations dessus que vous avez d’inspirations. Neighborhood, par exemple, est une marque japonaise directement inspirée du mode de vie des bikers des années cinquante. La tenue de base n’est vraiment pas compliquée.
Une chemise simple
Une chemise simple :
- couleur monochromatique claire (blanc/bleu/pastel);
- rayures “à l’ancienne” (comme le hickory, denim rayé verticalement indigo sur blanc);
- motifs simples (comme le vichy, coton à petits croisillons de deux couleurs) ou plus grossiers (comme le tartan : les “grosses chemises à carreaux” de trappeurs).
- Dans une matière travaillée, à l’air à la fois usinée et passée par le temps (pas de matières “naturelles”) : chambray, denim, flanelle, oxford, etc. De préférence un modèle qui soit une réplique d’un modèle passé.
Un jean
Qu'il soit brut ou délavé selon des techniques traditionnelles. Coupe droite ou ample, voyez les coupes des Levi’s du début du XXe siècle, sachant que certains puristes s’en réclament et qu’on rentre là dans une démarche purement esthétique. Ce n’est pas forcément une coupe qui met la morphologie en valeur.
Dans une toile du Japon (ville de Kojima, où sont regroupées la plupart des fabriques de denim) ou des Etats-Unis (Cone Mills).
Les marques de jeans : Naked & Famous, Allevol, Gustin, Samurai, Skull, Studio d’Artisan, Oni Shoai,Warehouse, Momotaro, Japan Blue Jeans, Evisu, 45RPM, Ruell & Ray,... et bien sûr APC, quoique certaines marques citées ci-dessus les surpassent largement en qualité.
Une paire de workboots
Littéralement “chaussures de travail”, solides, d’une marque réputée pour ce type de modèle.
En vrac, la Beckman de chez Red Wings (sachant qu’il en existe deux variantes très prisées, la 9016 et la 9030, dans les teintes sang-de-boeuf originales), l’”Indy Boot” de chez Alden (modèle 403 en rouge brique, à l’origine des chaussures de charpentier popularisées aux pieds d’Harrison Ford), la Classic 20065 de chez Chippewa, etc.
L’intérêt de ce type de chaussures est encore une fois son confort et sa durabilité. Ce sont des modèles conçus comme chaussures orthopédiques à l'origine (l’Indy Boot), ou au moins comme modèle alternatif “chic” à une vie campagnarde (Red Wings). Leur beauté réside dans leur vieillissement et la patine qu’elles acquièrent avec l’entretien donné au fil des années.
Peu ou pas d’accessoires
Oubliez les bagues, bracelets et colliers qu’on peut trouver chez d’autres styles, le workwear fait simple et le fait bien.
Investissez dans une grosse ceinture qui vieillira bien. La marque de référence en la matière est Tanner’s Goods, dont les ceintures et sacs sont réputés dans tous les Etats-Unis.
Un sac messager résistant qui, détail amusant, tire son nom, le “messenger”, du Pony Express. À l’origine, ce sac pratique servait aussi de fontes aux messagers grâce à l’adjonction de boucles à l’arrière qui permettait d’en fixer une paire par dessus la selle, chez Filson, ou mieux, Stanley & Sons, spécialistes à l’origine du tablier de forgeron et accessoirement la Rolls-Royce du sac en cuir fait main.
Marques de sac messager : Stanley & Sons, Filson, Hollows Leather, Timothy Oulton, Teranishi, Guarded Goods, The Superior Labor, Archival Clothing, etc.
Pour les temps froids, une veste en jean
Comme l’iconique Trucker Jacket de chez Levi’s, mais vu la qualité de leurs productions récentes, on va se rabattre sur un modèle équivalent mieux façonné chez n’importe laquelle des marques de jeans citées plus haut, voire chez Rick Owens ou Visvim.
Une grosse veste de travail de chez Woolrich Woolen Mills, Engineered Garments ou Mark McNairy et/ou un pull en grosse laine à col rond, simple, chez une marque qui fait bien les pulls en grosse laine à col rond simples (notamment les marques scandinave comme SNS Herning, Our Legacy ou Filippa K).
A partir de là et suivant vos goûts, vous pouvez vous orienter vers à peu près n’importe quoi : du military wear avec des motifs camo, du biker wear en y intégrant des blousons en cuir, de l’explorator wear, avec des parkas et des bonnets en référence aux expéditions en Antarctique, etc, etc.
L’important étant de se construire un look workwear solide puis d’expérimenter des variations stylistiques plus pointues.
Marques et inspirations pour vos looks workwear
Engineered Garments
Engineered Garments a été créé en 1999 par Daiki Suzuki et s’est imposé depuis comme la marque phare du workwear japonais.
Le nom vient d’une modéliste engagée pour ébaucher le premier jet de motifs de la première collection. Elle trouvait qu'une telle attention portée aux pièces ressemblait plus à de l'élaboration qu'à de la conception.
Comme Visvim, dont on a déjà parlé dans le chapitre sur l’art de bien s’habiller, Engineered Garments est japonais, dans tous les sens du terme : aussi par l'origine que de par l'obsession limite maniaque du détail et de la confection.
Le Japon après la Seconde Guerre Mondiale eut beau détester les Etats-Unis, l’Empire du Soleil Levant s’écroulait. Sur ses ruines arrivait une nouvelle culture à l’opposé de tout ce que connaissaient les insulaires de l’époque, avec ses jeans, ses chewing-gums, son Coca Cola et ses GI.
L’occupation après-guerre des Américains a eu une influence décisive sur la culture japonaise. Elle est définitivement sortie de son isolement sourcilleux tout en gardant certains traits typiques faisant qu’aujourd’hui encore c’est un pays à part : même après y avoir vécu vingt ans, un gaijin (étranger) reste un gaijin.
On peut tracer la majorité de la mouvance workwear japonaise à cette époque et Engineered Garments ne fait pas exception à la règle : la marque s’inspire fortement de tout un univers sportswear, de teddies, de football, mais aussi des troupes en cantonnement avec des motifs camouflage, des chinos...
Woolrich Woolen Mills
Woolrich est une “marque héritage” qui fournit de quoi s’abriter des intempéries et autres bestioles vindicatives, à l'exemple des trappeurs et des hommes de la Frontière du début du XIXe siècle.
Depuis 2006, ils se sont adjoints les services de Daiki Suzuki, avant que la marque ne soit reprise en 2010 par Mark McNairy. C’est une manifestation concrète des différents types de workwear : si Engineered Garments s’attache à son héritage militaire et s’accorde des pauses colorées avec du liberty, la spécialité de Woolrich reste les types qui chassaient de l’ours à mains nues et faisaient s’évanouir les castors avec leurs cabanes.
On trouve donc de grosses parkas, des grosses vestes en laine, des grosses chemises en flanelle, des gros bonnets, et des gros pantalons en velours. Avec des grosses barbes. Le hunter wear en quelque sorte.
Le concept de base de Woolrich pourrait être la définition du workwear : ”garment with a purpose”. Des vêtements fonctionnels, soit la capacité de déconstruire des vêtements traditionnels et de les remettre au goût du jour en laissant intacts les détails qui en font l’essence, tout en modernisant la coupe.
Chaque détail a une vocation pratique : que ce soit une poche plaquée pour plus d’espace ou un renfort de coude interne pour renforcer un endroit où le vêtement s’use habituellement plus vite.
Dans le même esprit (et contrairement à Engineered Garments qui recherche justement le côté “usine” dans ses créations), la marque met un point d’honneur à employer des matières naturelles non traitées pour tirer parti de leurs propriétés imperméabilisantes et impérissables.
Mark McNairy
Mark McNairy est une espèce de machine à plusieurs faces, capable de gérer quatre marques de front tout en acquérant le surnom de McNasty pour son tempérament sanguin, ses manières froides et pour coller des smileys sur les semelles de sa ligne de chaussures.
Il dit lui-même ne pas vouloir prendre la mode au sérieux. En attendant, il a révolutionné la vieillissante marque J. Press, repris la direction de Woolrich Woollen Mills après Daiki Suzuki avant d’en claquer la porte en ouragan, lancé sa marque de Richelieu (New Amsterdam), achète des Maserati vintage, a un problème avec les hipsters de Brooklyn et fume des clopes à la chaîne à la sortie de ses défilés au lieu de stresser en coulisses.
Si Engineered Garments représente le workwear “usiné”, Woolrich l’héritage brut américain, McNairy est l’étudiant de la Ivy League (les universités américaines prestigieuses comme Harvard et Yale) des années cinquante qui aurait débarqué en soucoupe volante au XXIe siècle pour découvrir Starbucks, les tablettes tactiles et le mode de vie ironique qui accompagne leurs utilisateurs.
Une des paires s’appelle par exemple “You talkin’ to me ?”, en référence à Robert de Niro dans Taxi Driver. Son travail regarde à la fois vers le sportswear et le classicisme preppy, s'appropriant chacun avec un certain sarcasme détaché, un humour permanent visible dans tout son travail (noms de modèles ironiques, trépointes jaune poussin, gilets bi-motifs, etc).
Il est littéralement vénéré par un nombre conséquent d’acteurs de la mode, dont Nick Wooster par exemple.
C’est assez sublime mais forcément compliqué à assortir, même si certains modèles peuvent casser une tenue plus formelle de façon amusante (ses pantalons cargo “Monkey Business” avec des poches camouflées par exemple).
Autres idées de marques...
- Engineered Garments
- Woolrich Woollen Mills (Daiki Suzuki)
- Carhartt
- Visvim (et autres marques japonaises dans lʼarticle de Complex 50 japanese brands etc.)
- Heschung
- A.P.C.
- Naked & Famous
- Allevol
- Harrington
- Ralph Lauren Vintage (RRL)
- LʼArpenteur
- Leviʼs (et ses truckers jackets)
- Tellason
- Filson
- Dickies 1922
- Brooks Brothers
- Pendleton
- Red Wing
- Aigle
- Wolverine 1000 Mile
- Stanley & Sons (sacs)
- J. Press
- Barbour
- Alden
- Apolis
- White Mountaineering (Yosuke Aizawa)
- Nigel Cabourn
- Albam
- Margareth Howell
- Heritage Research