« Mais enfin, tout le monde a une Rolex. Si à 50 ans on n'a pas une Rolex, on a quand même franchement raté sa vie. ».
Voilà le genre de remarques qui, aussi absurdement affirmées que malhonnêtement interprétées, ont causé un préjudice important à la perception de l'horlogerie en France. Et peuvent faire passer l'achat d'une belle montre pour une lubie de vieux cadre en mal de reconnaissance.
En effet, l'opacité sur ce qui fait la valeur d'une pièce d'horlogerie reste importante, la majorité des médias dédiés à l'élégance masculine la traitant comme un accessoire de mode et l'abordant donc sous un angle fortement réducteur : celui du style.
Sous couvert d'une telle omerta, il est bien difficile de comprendre comment une Rolex peut valoir 100 fois le prix d'une Seiko. Et on en arrive vite à se dire que les goûts de luxe de notre héroïque James Bond ont carrément viré au pompeux, dans un siècle où n'importe quel objet connecté peut donner une heure précise et universelle.
Un début de réflexion
Après avoir exploré les premiers degrés du cheminement stylistique et construit un univers visuellement cohérent, j'ai remarqué que ce qui n'était qu'un détail à mon commencement avait pris une importance particulière.
J'avais gardé, tout au long de mon parcours, le même type de montre. Petit diamètre, habillée, bracelet en cuir, cadre doré, que je changeais au besoin quand la pile de la précédente rendait l'âme, pour une trentaine d'euros maximum.
Et d'ailleurs, pourquoi payer plus ? J'étais étudiant, j'avais l'heure sur mon smartphone, ma seule ambition était donc d'avoir un complément à ma tenue qui fasse correctement illusion.
Seulement voilà, la curiosité en matière stylistique mène inéluctablement sur un sentier encore flou, tant dans son orientation que dans sa forme, celui de la recherche de l'authenticité.
Souvent, cette recherche passe par un cap : ne plus considérer un objet de façon purement fonctionnelle, et donner une place à ce qui est accessoire, à ce qui tient du détail, car c'est souvent dans le détail qu'apparaît la beauté.
Un verre dans un saphir inrayable. La matière d'un boîtier qui reste resplendissante malgré les années. Un cadran un peu travaillé. Et surtout, un mécanisme, ensemble de nombreux rouages assemblés par la main de l'homme, capable de donner vie aux aiguilles, de se recharger grâce aux mouvements de son porteur, et surtout de tenir l'heure avec panache.
Tous ces détails, qui n'entrent certainement pas en compte dans le choix de la majorité des personnes achetant une montre, relégués en classe éco face au style, ont réussi à piquer ma curiosité.
Je devais en savoir plus.
Les premières recherches
Au printemps 2016, je commence donc -en bon curieux qui a déjà défriché plusieurs domaines considérés comme annexes vis-à-vis du style-, ma quête d'informations.
Après une plongée sur les médias spécialisés et les forums de passionnés, je ressors plus érudit de quelques noms savants sur les composants d'un mouvement. Et je commence à chercher la perle rare.
Très vite, je me rends compte qu'un mouvement automatique avec un design correspondant à mes envies, à prix neuf, ça ne rentre pas tellement dans le budget d'un étudiant. Voire pas du tout.
Heureusement, je sais qu'il existe un vrai marché de la seconde main, du vintage et qu'il faudra sûrement que j'aille chercher de ce côté-là.
Et quand on cherche, il faut avoir le champ large. Etsy et ses revendeurs vintage, Ebay et ses enchères à connaisseurs, FàM et ses petites annonces où même la seconde main se pèse en kilo-euros. Bien que j'arrive à établir une sélection, je sens qu'il me manque encore pas mal d'information pour me lancer dans l'achat d'une pièce d'occasion. Je suis incapable de vérifier moi-même si une montre est vraiment en bon état.
Heureusement, mes recherches ne se sont faites ni en un jour, ni en une semaine et j'ai pu apercevoir, sur le forum de votre blog préféré, que je fréquente régulièrement, un posteur régulier sur le topic dédié aux montres (Don), qui semble avoir une expérience qui va bien au-delà de ce qui touche juste au design.
Et ce qu'il y a de merveilleux dans une communauté, c'est que quand vous envoyez un message poli et intéressé à un passionné, il vous répond, et souvent assez longuement.
Encore faut-il soi-même être curieux : je ne lui ai pas demandé de me faire une sélection pour mon budget en lui donnant quelques indications sur le design, je suis arrivé avec une sélection visuellement cohérente de 4-5 pièces, dans différentes gammes et des questions quant à leurs caractéristiques techniques.
Après quelques échanges, Don me propose de discuter de tout cela autour d'un verre. Ce que j'accepte avec plaisir, c'est toujours cool d'échanger avec des passionnés.
Ma rencontre avec Don
Le rendez-vous est pris pour la fin de la semaine, un samedi midi, en plein Paris. Nous sommes au coeur de l'été 2016.
Après quelques pérégrinations dans un quartier de Saint-Paul assez mouvementé, j'arrive sur les lieux du rendez-vous. La grande porte bleue que je franchis donne sur la cour d'un ancien hôtel particulier, l'hôtel de Marle, rénové dans les années 1970 à l'initiative d'André Malraux, et qui accueille l'Institut suédois.
Les murs intérieurs de la cour sont tapissés d'arbres verts, et un imposant carré de pelouse se dessine au sol, cerclé de gravier.
Face à l'entrée se dressent les murs blancs à hautes fenêtres de l'hôtel, et aux pieds de ceux-ci sont éparpillées des tables avec parasol.
Pourquoi l'institut suédois, me demanderez-vous ? Pour les suédoises, parce qu'elles sont jolies. Ne me fustigez pas, ce n'est pas moi qui ai choisi.
Je rejoins Don à l'une des tables, et nous engageons la conversation très facilement. Je suis dès le début surpris par sa capacité à vulgariser le sujet. Il semble en connaître les moindres recoins, et pourtant, sa connaissance technique très poussée est facilement accessible au quasi-néophyte que je suis.
Très rapidement, il remarque que je n'ai jamais essayé autre chose qu'une montre à quartz, et me propose d'essayer celle qu'il porte au poignet, une Longines Master Collection Chrono montée sur un bracelet nato aux inspirations japonaises, juste pour éprouver la sensation de porter au poignet une pièce d'horlogerie.
Le constat est sans appel. La pièce qu'il me tend est bien plus lourde, dense, éclatante, en un mot bien plus luxueuse, que tout ce que j'ai porté jusque-là. De près, le fossé avec une montre bas-de-gamme s'accentue.
Du guillochage du cadran, sur lequel se dessinaient de longues aiguilles bleutées, à l'acier du boîtier, la différence avec ce que je connaissais alors est flagrante. Mais plus étonnant encore, la trotteuse continue sa course avec élégance, d'un mouvement uniforme qui résulte, de près, de plusieurs petits ressauts par seconde.
Devant mon air surpris, Don me propose de retourner la montre. Et c'est à ce moment que la magie opère. Le fond, transparent, permet de contempler le mécanisme en action. Et les rouages abstraits que j'avais en tête se sont dessinés sous mes yeux pour prendre vie.
La masse oscillante, irisée et gravée au nom de la maison, recouvrait une partie du mécanisme, mais je peux apercevoir le balancier, véritable chef d'orchestre autour de son axe.
Près de mon oreille, loin d'entendre une mesure battue à la seconde, la cadence du mouvement est, au rythme du balancier, une véritable petite symphonie mécanique, et je reste émerveillé devant cet ensemble visuel et mélodique.
A mon grand désespoir, mon interlocuteur se situant entre moi et le seul moyen de sortie, je me retrouvais contraint de lui rendre sa montre.
Heureusement, sûrement habitué à faire rêver les innocents, il m'a apporté deux autres montres de sa collection qui, elles, correspondent aux critères de ma recherche, pour me permettre d'affiner mon idée.
Et ce qu'il y a certainement de plus captivant quand vous discutez avec un passionné, c'est qu'aux différentes pièces d'horlogerie s'associent une histoire sur le design, sur les mouvements, sur la place qu'occupait ce type de montre dans la société de l'époque. Voire sur les liens historiques entre les firmes centenaires qui les ont fait naître et les trames politiques et militaires du XXe siècle (et d'avant!).
J'essaie donc d'abord une Lip vintage, montre automatique à chiffres cuivrés sur cadran noir de 33mm seulement, me permettant de tâter mon goût pour les petits diamètres, l'ensemble de la sélection que je lui envoyais sur le forum faisant moins de 36mm.
Ensuite, une montre qui correspondait à l'ensemble de mes critères à ce moment, une Longines Conquest Vintage 35mm, avec un bracelet en cuir d'un bordeaux virant au noir, un boîtier argenté et les indexes des heures marquées par des triangles dorés, sur cadran en argent soleillé. En un mot, l'élégance incarnée.
Le fond de la montre, lui, est incrusté d'un médaillon en émail champlevé et or. Le coup de cœur aurait pu y être, mais cette montre est bien au dessus de mon budget à ce moment (et surtout, comme il me l'a répété depuis, elle n'est pas à vendre, profiteur !).
En sortant de cette rencontre, ma curiosité et mon envie ont été encore plus attisées, et je reste bien déterminé à acquérir une belle pièce d'horlogerie.
On va faire les boutiques !
Pour me faire une idée plus précise, du marché comme de mes goûts, je l'ai compris, il faut que j'essaie plusieurs montres. Je suis alors le conseil que m'a laissé Don, et me rend au plus grand multimarque parisien dédié à l'horlogerie de luxe, Bucherer.
C'est toujours un moment surprenant, pour ne pas dire déroutant, de pénétrer dans une boutique avec un portier, qui déverrouille la porte à votre passage. Et ce qui est encore plus déroutant, c'est de contempler ces présentoirs où les prix s'étalent sereinement du légèrement indécent au stratosphérique décomplexé.
Ce jour-là, j'ai mis mon plus beau jean selvedge, avec mes plus belles sneakers Lanvin, un tee shirt teint à l'indigo naturel et une veste en cuir suédé overdyed, car c'est vraiment le genre de détails qui sautent aux yeux du premier venu pour lui crier que oui, si ça se trouve, je vais aller chez Vacheron Constantin et acheter cinq montres. Crédibilité de fou.
Néanmoins, et à l'opposé complet de nombreuses boutiques parisiennes où les conseillers de vente ne traitent qu'avec les clients qui leurs permettront d'avoir une meilleure commission à la fin du mois, l'accueil est au contraire très agréable et soigné. Certes, vous risquez d'être salué par une quinzaine de personnes en costume noir au cours de votre pèlerinage, mais l'on vous propose avec plaisir d'essayer différents modèles, voire de vous réaliser une sélection en fonction de votre budget et de vos critères, tout en sachant que, dans la majorité des cas, vous n'achèterez pas.
C'est ainsi qu'en deux heures sur place, après avoir parcouru les trois étages de l'édifice et avoir contemplé des pièces allant d'un peu plus de 600 euros à un peu plus de 600.000 euros, j'ai établi avec une conseillère une sélection de trois ou quatre montres, chez Oris, Rado ou encore Longines.
Toutes ont plus ou moins les critères de ce que je recherche, mais je n'ai pas eu de coup de cœur, bien que j'eusse pu me contenter d'une très belle A.Lange&Söhne avec phase de lune, en multipliant mon budget initial par à peu près 500.
Et enfin, le petit Graal
Finalement, quelques semaines plus tard, en septembre 2016, Don me propose de faire une virée pour me montrer son dernier do want. Une magnifique montre Pequignet Manufacture, marque horlogère française qui produit toujours ses mouvements de manufacture en France, et qui a été une des maisons les plus innovantes de la fin du XXe siècle.
Et il m'annonce également qu'il va devoir faire de la place dans sa grande boite à montres, qui est pleine à craquer. Il porte ce jour là une très belle montre vintage au poignet, une Oris Big Crown Pointer Date, qu'il me fait essayer.
C'est le coup de cœur. Ses aiguilles heures et minutes en forme d'abeille ainsi que sa complication Pointer Date, qui pointe la date par une aiguille, lui donnent une petite touche décalée, sur un ensemble très élégant. Je lui demande, curieux, ce qu'il compte faire du modèle que j'ai au poignet. Il me répond qu'il l'aime beaucoup, mais ne la porte pas assez. C'est donc après quelques temps d'une déchirante réflexion qu'il accepte de s'en séparer pour faire de la place, et que je deviens acquéreur de ma première pièce d'horlogerie.
Et maintenant ?
Les premiers jours, je crois avoir perdu 15 min chaque matin à regarder tourner le mécanisme dans le fond transparent. A remonter la montre, à changer la date, l'heure, et juste à me divertir de cet orchestre mécanique, qui ne marche pas à la baguette, mais à la couronne.
Le secret est peut être une des rares choses qui puisse rendre la vie moderne mystérieuse ou merveilleuse, et la chose la plus banale est un délice, aussitôt qu'on la cache. Par cette fenêtre, entièrement dérobée à la connaissance du profane, je peux prendre plaisir à contempler ce qui se cache sous la surface. Et je comprends maintenant mieux cette admiration du mécanisme, toujours plus complexe et travaillé, qui s'impose aux passionnés comme une évidence, bien avant le style.
J'ai surtout longtemps pensé qu'une seule montre me suffirait, mais arrivé une quinzaine de mois après cet achat et, bien que j'adore toujours autant ma pièce, car c'est un investissement qu'on ne regrette pas, je commence à m'intéresser à d'autres modèles, et sûrement, à terme, vais-je me laisser tenter.
Pour le moment, plusieurs essayages mais toujours aucun achat, mes seules envies potentielles dépassant les 1000 euros. Et ça reste un budget que je préfère mettre ailleurs pour l'instant.
Le fin mot de cette histoire est que je donnerai sûrement tort à cette maxime que me répétais ma mère : « La curiosité, ça ne coûte pas cher ! ».
Beaucoup trop de « je », pas assez de curiosité et de véritable ouverture d’esprit. Chacun a ses propres motivations mais il est toujours plus agréable d’échanger avec quelqu’un de curieux et ouvert comme Gwénaël.
Sa démarche m’a intéressé car il a fait un long parcours dans la construction de son style. De la même manière qu’on ne se rachète pas une vie en acquérant une montre, on ne développe pas son style en cumulant des fringues apparaissant ici et là sur Instagram.
Je me souviens avec amitié de nos échanges et je continue de suivre avec intérêt le développement de sa passion pour l’horlogerie. De mon expérience, il est préférable de faire un cheminement progressif. Et il faut essayer, essayer, essayer. Ne pas se limiter à ce que vous pensez qu’il puisse vous convenir.
Se méfier des photos léchées dans les médias et, dans la mesure du possible, expérimenter au maximum. Vous verrez, des barrières vont tomber : un diamètre qui paraissait trop grand pour votre poignet (et inversement) vous conviendra finalement : les 42mm de la Longines Legend Diver paraissent grands sur le papier pour une personne habituée au 36mm, il n’en est rien.
Les noms de marque ne doivent pas effrayer non plus, acquérir une montre n’est pas acquérir un statut social et, de la même manière, il ne faut pas accorder trop d’importance aux réflexions toutes faites que certains donnent à quelques marques qui n’ont d’autre défaut que d’être vaguement connues auprès du grand public.
Les montres doivent être un plaisir personnel, pas un outil de propagande pour votre poignet ou votre personne.