Note de Benoît : nous avions déjà présenté Jacques & Déméter à travers une interview, il y a quelques années. La marque a beaucoup évoluée depuis, tant en terme d'élargissement de gamme que de style.
Le but de Valentine et Maxime (créateurs de la marque) est resté le même : bénéficier du savoir-faire français réputé dans la fabrication du soulier.
Nous reviendrons très prochainement sur Jacques & Déméter à travers un article test.
Maxime, grand passionné de la patine, a tenu à nous transmettre son savoir-faire à travers cet article. Il nous explique tout !
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Vous l’avez souvent lu ici : l’avantage d’investir dans des vêtements de qualité c’est qu’ils vont vivre et se bonifier avec le temps. Ce qu’on appelle la patine désigne la variation des teintes et couleurs que vos jeans, chaussures, etc. prennent en vieillissant.
Mais, depuis quelques années, pour les chaussures (et les objets en cuir par extension) certaines personnes s’amusent à pratiquer une patine artificielle.
Le phénomène a pris tellement d’ampleur qu’il en est devenu un art à part entière avec ses adeptes, ses experts et bien évidemment ses détracteurs.
Cela consiste, avec une technique bien particulière et qui demande beaucoup de pratique, à jouer sur les contrastes et teintures ; afin de donner un aspect unique à vos chaussures.
Note : l’article est axé sur la patine des chaussures, mais vous pouvez faire la même chose sur vos ceintures, sacs et autres pièces en cuir !
La patine artificielle, ça vient d’où ?
On attribue l’invention de la patine artificielle à Olga Squeri (plus connue sous le nom d’Olga Berluti). Alors que dans les années 80 les souliers pour hommes sont noirs, marrons ou bordeaux pour les plus originaux, elle a l’idée de développer l’art de la patine afin de proposer des chaussures uniques, qui ressemblent à l’homme qui les porte.
Selon la légende, en « constatant l’influence de la lune sur la dépigmentation du cuir », elle eut l’idée de développer (en étroite collaboration avec une tannerie) un cuir brut au tannage mixte, minéral et végétal : le cuir Venezia ; qui est une exclusivité de Berluti. Ce cuir est connu pour sa capacité à absorber joliment les teintures et ainsi donner aux couleurs la transparence si caractéristique des chaussures de cette Maison.
Bien que plus adepte de la patine naturelle, ce sujet m’a toujours intéressé et je me suis même amusé à tenter l’expérience de la patine artificielle. Elle permet de redonner une seconde jeunesse à une paire de chaussures en fin de vie ou simplement de personnaliser une paire dont vous vous êtes lassé. Certains, passés maîtres dans l’art de la patine, peuvent faire des miracles sur une vieille paire de souliers.
Je vais donc maintenant vous expliquer comment réaliser une patine, de A à Z, en décrivant avec le plus de précision possible toutes les étapes et les produits utilisés.
Avant cela, voici quelques précautions à prendre :
- L’art de la patine n’est pas évident à réaliser. Je vous déconseille donc de vous lancer, pour votre première fois, sur une paire de chaussures que vous aimez bien. Entraînez-vous sur une paire qui a déjà fait son temps et qui ne vous fera pas pleurer lorsqu’elle sera bonne à jeter, étant donné que votre première patine à peu de chance d’être une œuvre d’art.
- Des petites quantités : il est bien plus simple de rajouter que de retirer ; alors allez-y doucement sur les doses de produit.
- Une chaussure dont le cuir est naturellement clair sera plus facile à patiner. Je vous expliquerai plus loin que vous pouvez patiner le cuir noir mais c’est bien plus compliqué.
- Armez-vous de patience ! Une patine c’est long. Par exemple il faut parfois plusieurs heures pour simplement bien décaper le cuir. Laissez vos chaussures sécher entre chaque étape. N’espérez pas réaliser une patine complète en 30 minutes, c’est tout simplement impossible !
- Évidemment si vos chaussures sont en cuir "bookbindé" (cuir de mauvaise qualité souvent recouvert de plastique) ou en simili cuir, cela ne sert à rien de tenter de les patiner. Il faut un cuir avec une couche de protection inexistante (cuir naturel) ou la plus fine possible (cuir pur aniline).
- Avant de faire toute la chaussure, faites un petit test sur une partie pas trop visible (cambrure intérieure par exemple) afin de voir comment le cuir réagit. Chaque patine est unique car chaque cuir réagit différemment ; donc renseignez-vous avant de vous lancer. Prudence est mère de sûreté comme on dit.
Comment réaliser une patine sur une paire de chaussures ?
Les précautions de base ont été détaillées et vous êtes prêt à sacrifier sur l’autel de l’expérience artistique une de vos paires de chaussures.
Alors entrons à présent dans le vif du sujet !
Les variations possibles étant limitées par votre imagination, je vais essayer de vous donner autant de pistes que possible, mais vous pouvez bien sûr en trouver d’autres. Ce que je vais décrire ici est plus un fil conducteur ; mais je vous invite à vous en écarter afin de laisser s’exprimer votre âme d’artiste !
De plus, la patine, comme l’entretien des chaussures en cuir, possède presque autant de chapelles que de pratiquants.
Le matériel nécessaire pour une patine
Pour réaliser une patine vous allez avoir besoin de :
- Une paire d’embauchoirs,
- Un chiffon,
- Un décapant (acétone ou décapant Saphir),
- De l’alcool à 90° (qui joue le rôle de gomme en cas d’erreur),
- Différentes teintures (je vous conseille les teintures françaises au drapeau de chez Avel),
- Crèmes et pâtes à cirer (Saphir classique et / ou médaille d’or),
- Des outils pour la réalisation du dessin : pinceau fin, large, à poils durs et souples, chiffon, éponge, pistolet, mèche de coton, etc. Tout dépend de ce que vous souhaitez faire.
Comment patiner le cuir d'une chaussure ?
Avant toute chose, vous avez bien évidemment protégé votre plan de travail, mis un beau tablier et des gants. N’oubliez pas que vous utilisez des produits qui sont permanents et que vous souhaitez, normalement, les utiliser uniquement sur vos chaussures : ne négligez pas ces protections.
De plus certains produits peuvent être très nocifs, notamment la javel : des lunettes de protection ne seront pas de trop, tout comme une pièce bien aérée.
Vous pouvez protéger vos semelles, l’intérieur des garants et le fond de la chaussure avec du scotch de peintre. Personnellement, je ne le fais pas. Cela vous oblige à vous concentrer et à garder de la précision dans vos gestes.
Pensez également à ce que vous souhaitez faire en amont. Les teintures de la marque Saphir (les plus couramment utilisées) ne sont pas disponibles dans une variation de couleur aussi large que les crèmes. Vous avez le choix parmi neuf teintes, trois couleurs primaires et une base éclaircissante. Il faut ensuite jouer au magicien des couleurs afin d’obtenir ce que vous souhaitez.
D’ailleurs, lorsque je vous ai dit précédemment que "la seule limite est votre imagination" : j’ai menti. Le bon sens en fixe d’autres. Par exemple, n’espérez pas transformer vos chaussures noires en marron clair.
Décaper ses souliers
Même si vos chaussures sont fabriquées avec un cuir naturel, cette étape est obligatoire, longue et fastidieuse ! Cela va permettre de retirer toutes les anciennes couches de cirage, crèmes ainsi que l’apprêt de finition du cuir qui empêcheraient la teinture de bien pénétrer.
Avant d’appliquer le décapant, passez un coup de brosse pour retirer les grosses poussières, puis un chiffon humide afin d’avoir une surface bien propre.
Cette étape est sans doute la plus simple mais aussi la plus risquée. En effet, les produits utilisés peuvent avoir des conséquences désastreuses sur le cuir de vos chaussures. Prenez le temps et allez-y par couches successives afin de voir comment le cuir réagit, en le laissant sécher 15/20 minutes entre chaque application.
Dans un premier temps, je vous conseille d’utiliser le décapant Saphir ou, à défaut, de l’acétone et... de l’huile de coude ! Le décapage c’est physique et, avec un chiffon, il va falloir frotter énergiquement.
Dans le cas de chaussures en cuir noir, ces produits ne vont pas suffir à décolorer suffisamment le cuir, et vous ne serez donc pas en mesure de les reteinter. Il va donc falloir utiliser, en dernier recours et de façon exceptionnelle, de l’eau de Javel (vous pouvez aussi passer à la Javel des teintes très foncées qui n’ont pas, selon vous, été assez décapées).
L'eau oxygénée est une bonne alternative à la Javel dans un premier temps : moins efficace mais moins dangereuse.
Notez que l’eau de Javel n’est pas bonne pour le cuir, elle le brûle. Il va donc falloir agir avec précaution :
- Préparez-vous psychologiquement à mettre de l’eau de javel sur vos chaussures,
- Décapez vos chaussures avant ! Utiliser de l’eau de javel ne vous dispense pas de (bien) les décaper avant. La Javel c’est le dernier recours ! Même sur du noir, le décapage va attaquer la couleur. Surtout, si la chaussure n’est pas parfaitement décapée, la Javel n’aura pas (ou peu) d’effet,
- Appliquez l’eau de Javel avec un petit pinceau brosse, afin de mettre des petites quantités sur le cuir. Vous pourrez répéter l’étape autant de fois que nécessaire plutôt que d’en mettre trop d’un coup et de brûler toute la fleur du cuir. Sachez par ailleurs que frotter avec un chiffon ne sert à rien, et que l’utilisation d’un pinceau vous permet aussi de mieux cibler les zones sur lesquels vous souhaitez accentuer la décoloration,
- Pour le premier passage, utilisez de la Javel diluée : 50% eau et 50% Javel,
- Si vous jugez que la décoloration n’est pas suffisante pour ce que vous souhaitez faire, utilisez de la Javel de moins en moins diluée. Attention : cela signifie qu’elle est de plus en plus agressive avec le cuir,
- Laissez agir entre chaque passage de Javel. L’effet n’est pas forcément immédiat (de quelques minutes à quelques heures selon le cuir), donc surveillez vos chaussures comme du lait sur le feu,
- RINCEZ encore et encore en les frottant délicatement. Si vous ne le faites pas suffisamment, la Javel continue d’agir et va provoquer des dégâts irréparables sur le cuir,
- Enfin, laissez sécher une bonne nuit au minimum.
Ceci est la seule solution pour décolorer du cuir noir teinté dans la masse. Cependant, elle n’est pas sans conséquence : la Javel abîme le cuir ; ce qui aura une incidence sur la durée de vie de votre paire de chaussures. C’est pourquoi il est important de bien définir en amont le résultat souhaité, car il ne sera peut-être pas nécessaire de complètement décolorer le cuir.
Pour obtenir une décoloration uniforme sur une paire en cuir noir, il y a de fortes chances que vous deviez procéder à plusieurs bains de Javel, en insistant particulièrement sur certaines zones. Pensez à rincer à chaque fois.
Faites sécher vos chaussures sur embauchoirs afin qu’elles conservent une bonne forme.
Appliquer la teinte de base
On parle ici de la teinte qui va servir de référence claire pour votre patine. Elle doit être appliquée de façon uniforme au pinceau, au pistolet, à l’éponge, etc. Tout dépend du résultat souhaité. Un pinceau par exemple va laisser des « stries apparentes » alors qu’un pistolet donnera un aspect plus uniforme.
La teinte de base ne doit pas être trop foncée pour ne pas limiter les nuances que vous pourrez y apporter ensuite. Laissez sécher 15/20 minutes minimum.
Une fois encore, allez-y doucement sur la quantité de produit : si après la première couche vous estimez que la teinte de base est trop claire, vous pourrez toujours appliquer une seconde couche. Vous pouvez également appliquer une seconde couche d’une teinte légèrement différente pour apporter plus de profondeur à votre patine.
La première couche va être absorbée de façon hétérogène par le cuir, ce qui peut donner un effet de contraste. Si, en revanche, vous souhaitez quelque chose de plus homogène, alors il faudra passer plusieurs couches.
Réalisation du dessin de la patine
Nous entrons à présent dans le vif du sujet, je ne vais pas pouvoir vous décrire un processus précis étant donné qu’ici, le but est de donner libre court à vos envies. Les possibilités sont infinies et la seule limite est votre imagination... et le bon goût !
Tout ce que vous devez savoir c’est qu’il faut superposer les couches de teintures de la plus claire à la plus foncée. On parle alors de tons : une patine 2 tons, 3 tons... voire 7 tons pour les plus habiles (pas forcément les plus belles) ! Je vous donne cependant quelques exemples / idées :
- Vous appliquez plusieurs couches de teintes différentes et atténuez à certains endroits pour plus de reliefs et de contrastes,
- Vous pouvez aussi réaliser un magnifique effet marbré sur le bout ou sur l’ensemble de la chaussure pour donner un air de museum calf (effet que vous pouvez voir ci-dessus) au cuir, en utilisant une éponge / un tampon, afin de décaper partiellement la couche de teinture plus foncée pour faire réapparaître la teinte de base par petites touches,
- La réalisation de dégradés, c’est plus délicat à maîtriser. Par exemple, pour le bout dur, une des techniques consiste à essuyer en tirant avec un tissu absorbant, du bout vers le reste de l’empeigne. Pour cela, vous pouvez également utiliser un pinceau.
Vous l’aurez compris il faut jouer avec les couleurs et les différents outils afin de créer les effets que vous souhaitez. Cette étape s’apparente quasiment à de la peinture sur cuir.
Un petit conseil : si vous souhaitez encore porter les chaussures après les avoir patinées, ne cherchez pas à en faire trop sur la même paire. La patine doit rester discrète sinon elle va happer le regard de vos interlocuteurs.
Travail des nuances, révélation et finition
Vu ce que vous venez de lui faire subir, le cuir mérite d’être entretenu. Une fois votre teinture sèche, il va falloir le nourrir et l’hydrater. De plus, vous allez vite vous rendre compte que la teinture toute seule manque de flamboyance, de brillance et de profondeur.
Pour nourrir et hydrater le cuir, commencez par appliquer de la crème universelle. Ensuite, pour continuer à nourrir le cuir tout en révélant et en sublimant le travail que vous venez de réaliser, il y a un produit parfaitement adapté : la crème (surfine ou médaille d’or chez Saphir).
Personnellement, je vous déconseille l’utilisation d’une crème incolore, qui va manger la couleur et va avoir tendance à atténuer le travail de teinture.
Préférez une crème d’une teinte légèrement plus claire que la teinture appliquée.
Vous pouvez utiliser une autre crème d’une teinte plus foncée afin de renforcer l’aspect du bout dur et des garants.
Après séchage de la crème (15/20 minutes minimum) pensez à bien lustrer le cuir. Selon le résultat, vous pouvez décider d’appliquer une seconde couche de crème.
Pour terminer votre chef d’œuvre, je vous conseille d’appliquer du cirage qui va apporter encore un peu plus de profondeur à votre patine. Appliquez le même raisonnement que pour la crème : un cirage plus clair pour l’ensemble de la chaussure, et un plus foncé pour valoriser le bout dur et les garants.
L’application du cirage peut alors s’accompagner – et c’est même recommandé - du glaçage du bout ; afin de lui donner plus brillance et surtout faire ressortir la profondeur de la patine.
Entretien de la patine dans le temps
Vos souliers s’entretiennent comme d’habitude. Préférez des crèmes et cirages de couleur, qui vont permettre de faire vivre la patine que vous venez de réaliser. Je déconseille l’utilisation de produits incolores car ils ont tendance (sur le long terme) à « manger » la couleur et surtout à s’incruster dans les microfissures des plis d’aisance, qui vont donc blanchir.
Je suis loin d’être un expert de la patine mais pas besoin de cela pour connaître le mode opératoire. Après, comme pour le reste, il n’y a pas de secret : il faut s’entraîner, s'essayer, pour améliorer sa technique et son savoir-faire.
Gardez à l’esprit qu’une patine artificielle ne sera jamais exactement comme vous l’aviez imaginée. Elle est une affaire d’expérimentation et de corrections pour arriver à un résultat qui vous plaît.
Vous devez bien avoir une paire de chaussures qui traine dans un placard non ? Alors lancez-vous ! Dans le pire des cas vous aurez gagné une place dans votre placard pour une nouvelle paire.
C’est super mais j’ai deux mains gauches. Comment puis-je faire ?
Je vous comprends parfaitement. C’est d’ailleurs bien pour cela que je n’ai pas utilisé des photos de mon « chef d’œuvre » pour illustrer cet article.
Vous avez envie de tenter le coup sur une de vos paires mais vous ne voulez pas risquer de les ruiner ? Pas de problème : il existe plusieurs artisans à qui vous pouvez confier votre paire de souliers. Le mieux est de vous renseigner car, comme les artistes, chacun à son style, ses spécificités et ses spécialités.
À vous de voir celui dont l’univers est le plus proche de ce que vous souhaitez faire. Comptez, en général, de 60 à 120€, et des délais plus ou moins longs selon l’artisan.
Voici quelques adresses que je vous recommande. La liste ne donne que des adresses à Paris car je n’ai pas encore eu le temps de faire un Tour de France de la patine. Par ailleurs, elle est loin d’être exhaustive, mais je préfère vous conseiller des adresses que je connais ou dont on m’a beaucoup parlé :
- Septième Largeur (et leur TumblR) : 59 rue Saint Lazare - 75009 Paris
- JM Legazel : Palais des Congrès de Paris, 2 place de la Porte Maillot - 75017 Paris
- Talon Rouge : 10 rue du Laos – 75015 Paris
- Atelier Paulus Bolten : 28 rue le Sueur – 75016 Paris
- Laurent di Mascio : 20 rue St Ferdinand – 75017 Paris
- Emilie Patine : Avenue des champs Elysées – 75008 Paris
À vous de jouer !
Maxime
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N'hésitez pas à faire un tour sur le site de Jacques & Déméter ou sur leur blog, vous apprendrez beaucoup de choses sur la construction de la chaussure notamment.
Et encore merci à Maxime pour son très bel article.
Sans oublier nos propres chaussures habillées...
Grâce aux Tanneries d'Annonay et notre atelier Barker Shoes, nous avons développé un vrai savoir-faire bottier : montage en Angleterre de A à Z.