(Crédit photo de couverture et article : Aurélie S. - De gauche à droite : Robin Hureau, Robin Nozay)
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Nos invités du mois, vous les connaissez peut-être déjà. Ils ne sont pas si éloignés de l'univers BonneGueule : même cheminement (du blog de passionnés à la création d'entreprise), même amour pour la mode, les savoir-faire et l'esprit artisanal. Ils s'appellent Robin Nozay et Robin Hureau. S'il fallait distribuer les rôles, on dirait que le premier "gère" et que le second "fabrique" : les deux imaginent et travaillent ensemble l'univers de la maroquinerie à travers leur marque Laperruque depuis 2015.
C'est un matin d'automne. Il fait gris et un peu frais. Nous voilà bientôt en approche de la boutique Laperruque située à quelques pas du métro parisien Temple. L'intérieur est minimaliste et blanc, avec de beaux produits en cuir dont on s'apprête à découvrir l'histoire et les trésors cachés.
On devine des rouleaux de cuirs au fond, un atelier probable au sous-sol. Ce n'est pas très grand, mais l'essentiel est ailleurs : les deux hommes que nous allons rencontrer sont généreux, pédagogues et bien sûr passionnés par leur métier. C'est Robin Nozay qui nous accueille et difficile de ne pas remarquer son très beau pantalon en velours côtelé et son col roulé.
On découvre alors la boutique, on visite l'atelier, on prend quelques photos et on apprend mille choses sur les métiers du cuir. La rencontre se poursuit sur un coin de table, entre une tasse de café et quelques visites clients.
VOUS TRAVAILLEZ TOUS LES DEUX SUR LES MACHINES ?
Robin Hureau - Cela arrive. Mais quand Robin vient bosser avec nous sur de la couture, c'est très mauvais signe : cela veut dire qu'on est sous l'eau ! Il connaît exactement nos techniques et le fonctionnement général des machines. Il donne plein de coups de main, quand c'est un peu chaud ou qu'il y a une tâche répétitive à faire.
C'est surtout moi qui suis en fabrication et ce depuis le début. Robin s'occupe de la marque au sens large. Il a tendance à se présenter comme quelqu'un qui fait beaucoup de gestion mais c'est aussi lui qui s'occupe énormément des choix esthétiques, du créatif. En général, on dessine les produits ensemble, on parle aussi beaucoup de la conception et ensuite je fabrique.
QU'EST-CE QUI VOUS A ATTIRÉ L'UN VERS L'AUTRE ?
Robin Nozay - Nous avions nos blogs respectifs. On avait une approche un peu similaire sur la mode masculine, on parlait un peu des mêmes sujets.
On s'est rencontrés par l'intermédiaire d'un ami commun Laurent Laporte. Nous nous sommes bien entendus. On avait ce truc un peu humble, pas ultra-extraverti sur le sujet. Dans la mode, et dans la mode masculine aussi, on peut vite se retrouver entouré de personnalités plutôt extraverties, avec beaucoup d'aplomb, qui vont asséner des vérités.
On était plus dans la retenue, la découverte, la curiosité. On a très rapidement eu l'idée de fusionner nos deux blogs. On s'est donc retrouvé à quatre à faire ce blog qui s'appelait Redingote.fr.
C’était l'époque où les blogs étaient un peu comme les influenceurs Instagram d'aujourd'hui. On était courtisés par des marques pour faire des essais de produits, des évènements, ce genre de choses. C'est comme ça qu'on a rencontré Geoffrey et Benoît à des évènements blogueurs.
À l'époque, on était soit étudiant soit dans des carrières qui ne nous plaisaient pas trop. À la base, j'étais ingénieur en informatique, je venais de terminer mes études et je travaillais dans la finance à Londres, ce qui ne me plaisait pas vraiment. J'avais cette passion pour la mode. Écrire des articles, faire des recherches, tout ce qui allait autour comme rencontrer des designers, c'est quelque chose qui me passionnait vraiment.
On a un peu professionnalisé le blog. C'est-à-dire qu'on essayait de sortir un article par semaine. On avait des discussions même si Robin habitait à Orléans, moi à Londres. On se faisait des soirées Skype où on parlait de tous ces sujets qui nous intéressaient. On s'amusait bien, c'était assez chouette et on parlait aussi des articles qu'on venait de sortir évidemment.
POURQUOI UN BLOG SUR LA MODE EN PARTICULIER ?
Robin Hureau - J’ai commencé à me poser des questions sur la manière dont je m'habillais à la fac. Quand tu arrives en fac de droit, tu te projettes, tu te demandes à quoi il faut ressembler quand tu es étudiant en droit.
C'est venu comme ça, l'intérêt de la mode. Au début, c'était pour comprendre comment on s'habille, pourquoi certains trucs coûtent plus chers que d'autres. Tu essaies aussi de démêler le mystère : pourquoi il y a tout ce foin autour des fashion weeks et pourquoi c'est un sujet si sérieux au final ?
Chez moi, c'est devenu une obsession assez rapidement. C'était pile l'époque où les marques commençaient à beaucoup communiquer sur leur héritage, leur savoir-faire, etc. C'est à ce moment-là que j'ai vraiment été obsédé par les savoir-faire. J’ai commencé à bricoler dans mon coin. En fait, je n'avais jamais fait de travail manuel jusqu'à mes 22 ans.
Robin Nozay - C'est peut-être une démarche de nerd, ne pas vouloir s'arrêter à la surface d'un sujet, aller plus dans le fond, comprendre comment les choses sont faites…
Robin Hureau - Et la vraie question aussi : à quel moment tu en as pour ton argent ? Quand tu commences à t'engager dans ces questions-là, tu te dis "j'ai ce budget-là pour un pantalon, quel est le meilleur ?" Rapidement, tu en viens à des questions de qualité et de durabilité.
Je ne me suis pas trop intéressé aux silhouettes. Ce qui m'importait, c'était plus les questions de savoir-faire. Par contre, grâce à cela, j'ai eu l'opportunité de quitter la fac de droit et de devenir vendeur en prêt à porter.
Je me suis alors intéressé aux questions de silhouettes pour répondre aux besoins de mes clients : le sizing, savoir quand une chemise est bien portée ou bien encore qu'est-ce qu'on dit d'intéressant à la personne qui sort de la cabine d'essayage. Ils ont besoin d'un avis. En tant que vendeur, on sert à ça.
COMMENT ÊTES-VOUS PASSÉS DU BLOG DE MODE MASCULINE À LA MAROQUINERIE ?
Robin Hureau - À cette époque-là, j'avais migré d'Orléans à Paris pour devenir vendeur en prêt à porter. J'étais chez Célia Granger qui maintenant fait du sur-mesure dans le 7ème arrondissement de Paris.
Très beau savoir-faire, une femme incroyable, qui m'a laissé être curieux. Je revenais la voir souvent, je lui posais des questions, elle me donnait des chutes, etc… Et puis un jour elle m''a dit " Ecoute Robin, tu viens un peu trop souvent donc pourquoi est-ce que tu ne viendrais pas carrément un jour par semaine chez moi ? " Elle ne m'a pas donné d'objectifs, c'était juste pour être là, essayer des choses.
Elle a commencé par me donner un exercice : couper un rectangle dans du carton. C'est là que tu te rends compte que c'est très exigeant : 1.5mm, ce n'est pas 1.2mm. À partir de là, j'ai essayé de faire des rectangles en carton pendant plusieurs semaines, jusqu'à ce que ce soit parfait, avec des angles droits, etc.
Ça a l'air simple comme ça, mais couper du carton épais pour faire un rectangle parfait, c'est très exigeant. Ça demande énormément de précision. J'ai été mordu assez rapidement et la précision est devenue une obsession. Couper droit. C'est tellement exigeant que je me suis senti assez challengé et en même temps je voyais que j'arrivais à un résultat plutôt crédible.
J'ai fait mon premier portefeuille là-bas, en coupant du carton pendant trois semaines au début parce que tu fais tes gabarits en carton avant de couper du cuir. En général, quand ça marche en carton ou en papier, ça va marcher en cuir parce que le papier c'est beaucoup plus exigeant que le cuir, ça se déchire, tu ne peux pas tirer dessus, ça laisse beaucoup moins de place au flou artistique.
EST-CE QUE TU DIRAIS QU'IL S'AGIT DE TON MENTOR ?
Robin Hureau - Oui complètement, que je remercie de temps en temps mais pas assez. Elle était ingénieur dans le BTP avant. Elle avait envie de revenir à quelque chose qu'elle pouvait vraiment contrôler de A à Z. Elle est devenue maroquinière.
Elle propose du sur-mesure donc elle part vraiment de rien pour arriver à quelque chose de très beau. Elle a toutes les contraintes de son métier d'avant, mais en plus elle a le luxe de choisir les moyens de la réalisation et d'avoir vraiment un impact sur son travail.
Elle avait fait une école qui s'appelait les Ateliers Grégoire et qui s'appelle maintenant la Fabrique. J'ai fait la même formation. Participer à cet atelier avec Célia, ça m'a montré qu'il était possible de se reconvertir si on voulait. Je voyais qu'elle faisait ça à temps plein et qu'elle avait le temps de faire de belles choses. En gros, ça m'a ouvert une porte : "ah tiens, on peut faire ça aussi". Je me suis dit pourquoi pas.
Je voyais bien que c'était en train de devenir plus qu'un hobby. Il y a vraiment ce truc d'obsession, de précision, de réaliser des choses de qualité à la fin. On peut nourrir cette obsession et en faire un métier. J'ai décidé d'aller dans cette école.
En parallèle de tout cela, on avait commencé une boutique en ligne avec Robin, La Belle Echoppe, qui ne vendait que des choses We Can Doo et ça cartonne.
VOUS TRAVAILLEZ AVEC LE VIVANT. COMMENT VOUS SITUEZ-VOUS PAR RAPPORT À ÇA ?
Robin Hureau - On explique beaucoup aux clients qu'on ne travaille qu'avec des sous-produits de l'industrie alimentaire. On ne va pas chercher de castors ou de reptiles, comme pas mal de marques de luxe. Ces animaux-là ont été élevés principalement pour leurs peaux. Nous, ce qu'on travaille comme peau, c'est un déchet.
Pendant le confinement, les industriels ont été obligés d'en jeter énormément parce que les gens ont continué à manger de la viande. Il y a des animaux qui ont été abattus et si on ne la transforme pas en cuir, on ne fait rien de la peau. C'est une des premières formes de recyclage.
Robin Nozay - Quand on a commencé à utiliser les fourrures animales, c'était le reste des animaux qu'on avait chassés pour la viande qu'on utilisait pour se vêtir. C'était un premier recyclage. Le cuir vient de là. C'est vraiment d'actualité aujourd'hui sauf que ce n'est pas très innovant.
Il y a un côté durabilité aussi avec le cuir qui est important. Aujourd'hui on n'a pas encore de matière alternative, qui dispose des caractéristiques qui font du cuir quelque chose de vraiment exceptionnel.
TU FAIS ALLUSION AU CUIR VEGAN PAR EXEMPLE ?
Robin Nozay - Oui, nous en avons. Mais avec le cuir vegan, on est plus en face d'une sorte de matière non tissée, comme le Tyvek ou ce genre de choses, ces matériaux qui servent à faire les blouses dans les hôpitaux. Elles sont couvertes d'une sorte de membrane un peu plastique, souvent un dérivé de polyuréthane.
C'est moins durable parce que moins solide que le cuir. Et en plus, c'est du plastique qui donne cet aspect cuir. Ça n'a pas les caractéristiques de vieillissement et d'attachement que nous recherchons. Je pense que "le faux cuir" ou ces alternatives d'origine végétales au cuir ne sont pas forcément des bonnes solutions.
Robin Hureau - C'est enduit de plastique ! Ça commence à craqueler assez vite...
Robin Nozay - Et ça balance plein de micro-résidus dans la nature aussi. Plus prosaïquement, la toile de coton ou la toile de lin, c'est une super alternative d'origine végétale au cuir. Ce n'est pas innovant donc on n'en parle pas trop. Même Louis Vuitton, avec sa toile enduite, c'est une super alternative au cuir. C'est une vraie réponse à ce problème, pour les gens qui cherchent des alternatives vegan au cuir.
Robin Hureau - "C'est de la pomme donc c'est durable", ça ne marche pas pour moi. Ce n'est pas satisfaisant intellectuellement parlant parce que c'est un mensonge. Le cuir vegan, ce n'est pas encore suffisamment abouti pour que ce soit satisfaisant. On en a en stock mais on ne le propose pas. Quand tu es artisan, un de tes premiers devoirs quand tu veux continuer à essayer d'être bon, c'est de faire des expériences. En vrai, si je veux être complet, je n'ai pas le droit de ne pas savoir travailler de matière.
LA SECONDE MAIN, C'EST QUELQUE CHOSE QUI VOUS PARLE ?
Robin Nozay - Depuis l'époque du blog, et même avant, on traînait toujours dans des friperies. Quand j'ai rencontré Robin, je lui ai offert une M-65. C'est une veste militaire américaine que j'avais en double. J'en avais acheté une qui était plutôt pas mal et au final, j'en ai trouvé une autre qui était plus à ma taille. Je pensais la revendre et puis finalement, je l'ai offerte à Robin.
Robin Hureau - La première fois que je l'ai rencontré ! On partait sur d'extrêmement bonnes bases. C'était pile ma taille.
Robin Nozay - On fait beaucoup les friperies, les marchés aux puces. Les objets qu'on voit dans ces environnements-là, qui sont revendus, c'est un peu le meilleur du passé, ce qui a survécu, ce qui est toujours là, ce qui a encore une certaine valeur actuelle. Nous, on veut faire des objets comme ça. C'est l'opposé du gaspillage et de la fast-fashion. Un objet qui dans 20-30 ans peut être revendu aux puces de Vanves ou de Clignancourt, c'est un vrai objet durable. Ça ne va pas être de la pollution.
Robin Hureau - Ça va durer longtemps, tu vas pouvoir le transmettre. On oublie en ce moment que durable veut dire "durer longtemps".
Ce qui est sûr, c'est que le faux cuir que ce soit de la pomme ou de l'ananas couvert de plastique, ça ne dure pas longtemps parce que ça ne vieillit pas bien. Tu arrêtes d'aimer ton objet. Si tu n'as pas de chance, il est n'est pas fonctionnel non plus car une matière souple qui craquelle, dont la couche un peu résistante s'en va, ça va se trouer. Bref, ce n'est pas satisfaisant.
Robin Nozay - C'est une vraie question dans le design aussi. C’est vrai qu'on parle plus d'artisanat depuis tout à l'heure mais on doit aussi choisir et comprendre ce qu'on dessine. On a depuis le début voulu être dans une sorte de sobriété revendiquée. C'est pour nous un moyen de faire de la durabilité.
Tu as une vraie responsabilité quand tu créés quelque chose, que tu le produis et que tu le vends. Il faut faire en sorte que ce produit puisse durer le plus longtemps possible. On ne parle jamais d'obsolescence programmée dans la mode, mais intrinsèquement la mode, c'est de l'obsolescence programmée.
Elle vient du style, du fait qu'un jour on a aimé un pantalon à motif floral et que deux ans après on se dit "mais pourquoi j'ai acheté ça ? Je l'ai peu porté et je ne l'ai même pas usé". Il n'intéressera plus personne parce qu'il sera démodé, on va le donner, il va être revendu chez Guerrisol ou ailleurs mais personne ne va en vouloir. C'est de la pollution. On se doute bien en le dessinant que personne ne va l'utiliser jusqu'à ce qu'il soit complètement usé.
Il y a une sorte de responsabilité dans le design qui est importante : il faut faire des objets qui auront encore du sens dans 5, 10, 15, 20, 30 ans. C'est un vrai effort. Cela peut être tentant de faire des effets de style pour être dans l'air du temps et ça fait effectivement des objets faciles à vendre mais il faut résister !
Robin Hureau - La lenteur, la sobriété, c'est plutôt pas mal pour résister à ça. Comme je te disais, on reste tout de même très curieux des nouvelles matières. Il ne faut pas s'enfermer, si un jour quelque chose de satisfaisant apparaît. Certains designers maintenant essaient d'apprendre à bosser circulairement, sur quelque chose qui va disparaître, ne va avoir aucun impact sur le long terme, ce ne sera même pas un déchet. Pourquoi pas ? C'est une piste intéressante mais dans l'état actuel de nos connaissances, on n'a pas réussi à trouver de matière plus intéressante que le cuir.
Robin Nozay - Ce qui est important pour nous, c'est vraiment la solidité et la pérennité du produit. Pour moi, aujourd'hui toutes les marques qui se revendiquent écolo parce qu'elles fabriquent localement, avec des choses labellisées GOTS c'est super, tant mieux sauf que selon moi c'est un déplacement de l'attention et l'attention ne devrait pas être sur la manière dont c'est fait. Il faut voir le cycle de vie du produit dans son intégralité.
Tout cela vise à enlever le sentiment de culpabilité du client pour qu'il puisse se faire son petit plaisir d'achat, ceci lié à tous les moteurs marketing pour vendre et faire craquer les gens sur un coup de tête. C'est ça qui est nocif. Si tu fais un truc bio et que tu fais une promotion pour le black friday pour le vendre, ça ne sert à rien. La personne va l'acheter parce qu'il y a une promotion. Elle va perdre sa raison pour acheter, et au final elle ne va peut-être pas le porter de la manière et aussi longtemps qu'il faudrait.
Robin Hureau - Ça résonne bien avec ce qu'on fait. On a beaucoup de clients qui hésitent longtemps. C'est-à-dire qu'ils réfléchissent et qu'ils se laissent convaincre. On n'est pas du tout "pushy" en vente.
Robin Nozay - On a plein de produits sur commande. Les clients attendent 2 mois pour avoir un objet de chez nous. Ce n'est pas un coup de tête irraisonné quand tu achètes un produit chez nous.
Robin Hureau - Je culpabilisais pas mal à un moment. Il y avait beaucoup d'attente, toujours plein de problèmes à régler surtout quand on fait autant de types d'objets en même temps au sein d'un même petit atelier. Mais quand les gens sont livrés de leur commande, ils sont ravis et ils aiment ces objets-là. Maintenant qu'on peut faire ses courses sur Amazon avec une livraison dans l'heure etc., c'est assez dingue que quelqu'un soit prêt à attendre deux mois pour un étui à lunettes, qui n'est au final qu'un rectangle en cuir.
QUE PENSEZ-VOUS DU TERME "ACCESSOIRES" À PROPOS DES OBJETS DE MAROQUINERIE ?
Robin Nozay - On n'est pas là pour sauver le monde. On essaie de proposer une alternative intéressante à ce qui existe, mais l'objet qui a le moins d'impact, c'est l'objet qui existe déjà. Il ne faut pas l'oublier. On s'est projeté dans un monde idéal, futuriste où on se serait rendu compte de toute la pollution que l'on produit.
Qu'est-ce qui resterait ? De la seconde main, et des artisans qui feraient leur travail de la manière la plus qualitative possible, un peu comme nous. C'est ce qu'on se dit. La proximité aussi. Les gens viennent nous voir. Il y a une vraie expérience sympa de voir comment c'est fabriqué. On essaie de nourrir le produit de plein de choses émotionnelles qui font qu'il va en plus être aimé plus longtemps par celui ou celle qui l'achète.
Robin Hureau - On n'essaie pas vraiment dans le sens où nous n'avons pas besoin de nous forcer pour faire ça. On est juste contents de partager ce qu'on fait.
Robin Nozay - On a aussi des clients qui achètent en ligne à l'autre bout du monde. L’autre jour, on a expédié un porte-monnaie à Honolulu ! On vend pas mal à l'étranger. On a des revendeurs au Japon par exemple. Ils n'ont pas vraiment l'aspect village quand ils utilisent un produit Laperruque mais ils ont ce côté qualitatif, sobre durable et tant mieux. Si le monde était idéal, il ne resterait que des objets qualitatifs, réalisés de manière responsable et locale. Quand le monde sera comme ça, on sera encore là parce qu'on aura prévu ça depuis le début !
Robin Hureau - Franchement, j'aimerais beaucoup me balader dans un centre-ville où il n'y a que des artisans, commerces de bouche, etc. Tout ce qui est opticiens, grandes chaînes, etc., on n'a pas vraiment envie de passer devant dans un centre-ville. Après, ça correspond bien sûr aux besoins de beaucoup de gens, il faut que ça existe mais plus il y aura d'artisans, plus cela deviendra une habitude de consommation, plus nous serons proches des objets avec lesquels on vit.
Acheter de l'artisanat, c’est montrer un vrai respect par rapport aux objets qu'on a et ça crée un vrai plaisir dans l'usage. Quand tu as un beau bol en céramique dans lequel tu vas prendre ton café tous les jours, tu penses à l'artisan, à la manière dont ça a été fait, à toutes ces belles petites irrégularités.
On revient à des trucs un peu japonais, le wabi-sabi, la perfection dans l'imperfection, etc. Tout cela créé quelque chose de très fort sur l'objet. C'est l'opposé du jetable. Je pense qu'on a besoin d'un nouveau matérialisme aujourd'hui qui consisterait à aimer les objets et savoir les apprécier sur le long terme et les faire durer. Ça peut être une solution aux problèmes actuels.
ÇA PEUT AIDER AUSSI AU VIVRE ENSEMBLE...
Robin Hureau - Oui, parce que tu n'es pas obligé d'acheter un objet : tu peux le fabriquer aussi. C'est aussi pour cela que nous faisons des ateliers découverte. Tu véhicules un message sur l'artisanat. Au lieu de regarder une série sur Netflix, tu peux te faire le truc dont tu as besoin. Tu vas apprendre beaucoup sur toi, la matière, les outils, tout un patrimoine de cultures autour de la fabrication. Mais encore une fois : énormément sur toi-même.
Je me souviens des premières fois où j'ai fabriqué des objets dont j'étais content (ça a mis longtemps hein) mais ça m'a donné confiance en moi. "Je peux faire ça", alors que je n'en avais aucune idée avant. C'était même un peu de la magie, le "comment sont fabriquées les choses".
EST-CE QUE VOUS ÊTES "CONSOMMATEURS" DE VÊTEMENTS ?
Robin Hureau - Je m'habille quand même souvent de la même manière. J'aime beaucoup les pantalons cargo, tout ce qui est vêtements de travail. J'aime beaucoup une marque qui s'appelle Camber USA qui fait des tee-shirts et du jersey. J'ai aussi décidé d'arrêter d'acheter des baskets. J'achetais des baskets seconde main qui finissaient toutes par lâcher. Normal : c'était des semelles collées. Surtout je les achetais vintage, donc la colle avait un paquet d'années derrière elle. Maintenant j'achète des Paraboot, des belles chaussures en cuir qui se réparent. C'est super confortable. J'aime bien porter toujours les mêmes choses.
Robin Nozay - Il est vraiment toujours habillé pareil ! On a cette super blouse blanche qui vient de chez Brut Clothing. Ce sont d'anciennes blouses de peintre, on en a acheté pas mal car on peut se tacher dans l'atelier, etc. C'est pratique pour les poches aussi. On a une blague récurrente : dès qu'on cherche quelque chose dans l'atelier, ça se trouve forcément dans l'une des poches de Robin. Quand on a cette démarche, on est complètement à l'opposé de Nike par exemple. On ne peut plus acheter des Nike. Ce n'est pas possible.
Robin Hureau - Et pourtant les formes me donnent très envie parfois. Ils sont très forts. Mais quand je pense au process de fabrication, au devenir de ces objets, ça ne vieillit pas bien. Donc non.
Robin Nozay - Mon pantalon en velours vient de chez De Bonne Facture. On achète assez peu de choses neuves Robin et moi. De mon côté, quand je le fais, je fais en sorte que ce soit des choses qui correspondent à nos valeurs et à ce qu'on fait aussi. Beaucoup de vintage aussi. J'ai un délire très particulier sur les chemises vintage.
Dans ma précédente carrière, j'ai eu accès à des chemises artisanales sur-mesure que j'avais faites chez Turnbull & Asser à Londres, qui étaient magnifiques. Je les ai portées pendant 10 ans jusqu'à ce qu'elles soient complètement déchirées, défoncées, puis j'en ai fait des chiffons... Petite anecdote sympa : on a des chiffons dans l'atelier qui sont en coton Sea Island avec mes initiales dessus. Le niveau du chiffon est plutôt élevé !
Quand tu te lances dans l'entrepreneuriat, tu baisses tes revenus et ton niveau de vie d'un coup. Je suis un peu sorti de la consommation. J'ai plutôt tendance à faire les friperies où tu trouves des piles de vêtement à 1€ et je trouve ça assez chouette. Parfois aussi des friperies assez sélectives.
Par exemple, j'ai une collection de chemises artisanales qui ont été réalisées pour d'autres personnes. Je trouve ça assez beau car tu as le côté artisanal de la chemise, tu as de très belles matières très luxueuses, très douces, très durables avec les initiales de quelqu'un d'inconnu. Ça apporte une petite touche de poésie à ce vêtement : tu peux imaginer plein de choses, essayer de deviner le nom de la personne qui la portait. J'ai notamment une chemise Charvet avec des broderies M.P. et Paul de Brut dit toujours que c'est la chemise de Matt Pokora.
Je n'ai pas acheté grand-chose depuis un moment, mais ce qu'on aime, ce sont les marques de fabricant. Camber c'est un exemple. Ils ont leur propre atelier, ils fabriquent leurs vêtements. John Smedley, c'est une marque que j'apprécie aussi énormément. Ce sont des marques qui sont attachées à un savoir-faire, une usine, un atelier ou des produits qu'ils maîtrisent depuis des décennies. C'est l'exemple de Paraboot aussi, Weston. C'est ce qu'on trouve beau dans le vêtement, les choses qui ont de l'histoire. Donc John Smedley, les mailles type GlenMac, William Lockie, Inis Meáin, etc. Ou Charvet pour les chemises.
Robin Hureau - Robin m'a aussi offert une chemise Charvet vintage avec mes initiales, qu'il a trouvée sur Ebay, à ma taille. Assez tôt dans notre relation. Il ne peut pas s'en empêcher. Il a un truc d'obsession. Il le voit, "c'est magnifique, ça coûte pas cher, je suis là". C'est un peu un pêcheur : il va pêcher aux puces.
Robin Nozay - Je trouve ça assez cool de traîner aux puces de Montreuil avec cet angle. En tant qu'ancien acheteur pour un grand magasin, j'ai vu tellement de vêtements et de marques que je peux faire le tri. Je peux voir une marque inconnue d'un chemisier chelou et remarquer que les boutons sont en nacre, que c'est une couture anglaise sur le côté, que c'est une belle chemise avec une belle façon et un vrai savoir-faire derrière.
Ce qui est beau, c'est d'extraire la qualité en sachant la reconnaître. En touchant, en regardant. Je trouve souvent plus intéressant le fond que la forme d'un vêtement. Je peux porter des chemises beaucoup trop grandes ou qui ne me vont pas forcément, juste parce que l'histoire qu'il y a derrière ou la matière est trop belle. Ça apporte une valeur sentimentale importante qui fait que tu vas chérir l'objet.
Robin Hureau - Les silhouettes, c'est quelque chose qui est passé assez rapidement chez nous au second plan. Mais ce qui est chouette quand tu commences à t'intéresser à la mode et aux vêtements, c'est qu'il a de tellement de choses sous-jacentes : des bouquins, des films, de l'art. C'est un prétexte pour regarder plein de choses.
© (Crédit photo couverture et article : Aurélie Scouarnec / photo ci-dessus : Robin Hureau à gauche, Robin Nozay à droite)
Robin Nozay - Ce qui reste intéressant dans le secteur de la mode plus tendance, et c'est peut-être ce qui nous a attirés quand on était plus jeunes, c'est que c'est un secteur qui aspire et qui se nourrit de tout ce qui l'entoure. La mode est un art appliqué. Ça ouvre à la photographie, la réalisation, la peinture, etc. Tous ces éléments se retrouvent dans les inspirations des designers et dans l'univers qu'ils vont créer autour des vêtements ou des accessoires qu'ils vont vendre.
C'est beau, c'est super riche. Des gens nous poussent vers des univers créatifs régulièrement et ça permet de découvrir plein de choses très belles et très intéressantes. C'est important. Même si on va faire des choses plutôt épurées, plutôt simples, on essaie d'animer ces objets d'un point de vue communication à travers les images qu'on crée et qu'on va publier, avec des choses un peu plus créatives.
On travaille avec une photographe qu'on aime beaucoup : Audrey Corregan. Elle a fait notre dernier lookbook. Ce côté tendance, on pense qu'il peut être tourné vers l'image et ce qui va entourer l'objet plutôt que sur l'objet en lui-même, qui doit rester pérenne. Notre point de vue, c'est aussi un point de vue créatif. Il mérite d'être mis en avant.
On est beaucoup inspiré par tout ce qu'on appelle le vernaculaire. C'est tout ce qui est créé de manière plutôt spontanée par ce qui entoure les gens. Par exemple, tout ce qu'on appelle architecture vernaculaire, ce sont des manières traditionnelles de bâtir une maison dans un territoire défini.
Par exemple, en Grèce, de manière vernaculaire, ils vont faire des maisons plutôt basses, fermées, en utilisant de la chaux, des murs blancs, etc. parce qu'avec des centaines d'années de process, ils se sont rendu compte que cette pierre locale était plus pratique pour faire des maisons bien isolées, que la chaux c'était bien pour être au frais, etc. Ça donne quelque chose qui s'inscrit dans son territoire, respecte l'environnement de manière assez naturelle parce que c'est fait avec les objets qui sont autour.
C'est quelque chose qui nous intéresse beaucoup parce que c'est une sorte de création sans l'esprit de la création. Ce n'est pas le designer qui se demande ce qu'il va pouvoir inventer. Trouver du vernaculaire autour de nous, des formes qui vont à l'épure, à la fonction, c'est quelque chose qui nous intéresse beaucoup et qui va nous nourrir. On le fait naturellement dans notre design parce qu'on est très vernaculaires dans notre approche mais si on doit faire des photos, des vitrines, on va travailler avec des choses qui sont assez spontanées, naturelles, qui nous entourent.
L'exemple type, c'est notre dernière vitrine. On a des sortes d'installations en métal. C'est un client métallier qui nous les a réalisées dans une grande usine en banlieue parisienne, qui fait des gros trucs en métal pour le bâtiment. Son boss le laisse utiliser ses machines et les chutes de tôle le soir sur son temps libre. Il fait des meubles pour ses amis, des sculptures. Il a réalisé quelques meubles sur mesure et ces structures qu'on utilise en vitrine. C'est ce qu'on appelle du travail en perruque.
C'est un travail réalisé en atelier ou en usine, qui a toujours existé mais qui n'est pas forcément très documenté, pas forcément officiel. À savoir : comment l'ouvrier ou l'artisan se fait des choses pour lui avec les moyens de son entreprise, qui va servir à offrir. C'est souvent des choses qui sont faites quand le patron ne regarde pas. C'est pour cela qu'on s'appelle comme ça : Laperruque.
On trouve que ces objets qui ont été réalisés en perruque sont des objets uniques, qui sont hors du cadre commercial, fabriqué avec le goût et le savoir-faire de l'artisan avec une certaine abstraction par rapport aux designers et les besoins du marché. Ce sont des objets magnifiques, qui ont une vraie poésie en eux. C'est vernaculaire aussi. Tout est un peu lié à ça. Quelque chose qu'on aimerait développer, c'est une partie éditoriale où on présente des objets réalisés en perruque.
Robin Hureau - On ne le mesure pas trop parce qu'on travaille beaucoup en bureau désormais mais il y en a toujours. Il y a des tas de gens qui font toujours des trucs. À la grande époque de la perruque ouvrière, c'était quelque chose que tu faisais en réseaux. Traditionnellement, les ouvriers faisaient des casseroles ou des choses comme ça pour chez eux, dans des usines Renault ou autres. Pour arriver à une casserole ou un gaufrier, il fallait faire appel à cinq métiers différents dans l'atelier. Donc tu étais obligé de négocier : "fais-en un pour ta famille aussi", etc. Tu te retrouves alors avec une batterie de cuisine !
Robin Nozay - Il y a des histoires assez drôles. Un jour, il y a un patron d'une usine de pièces métalliques qui a été contacté par un client potentiel qui est venu le voir et lui a demandé "j'aimerais que vous me vendiez ces moulins à café qui sortent de votre atelier et qui sont très bien". Et le patron de dire : "ah non non, on ne fait pas de moulin à cafés !". En fait, il y avait une chaîne parallèle qui s'était créée qui faisait des moulins à cafés, qui avaient irrigué tout le secteur ! L'anecdote veut que le patron ait dit "non, ça ne peut pas être notre atelier qui a fait ça, ils sont trop stupides !".
Robin Hureau - Il y a un côté poétique, subversif... On fait de la résistance, quoi !
Robin Nozay - Ça se fait aussi dans le graphisme aujourd'hui. Quelqu'un qui va imprimer des flyers ou des catalogues pour un de ses clients, si le format est un peu spécial, il a des marges. S'il ajoute des choses perso dans ses marges, l'impression est au même prix. Donc il peut caler ses propres trucs dans les marges. Ça s'appelle de la perruque en graphisme. On a un autre photographe qui nous disait que lorsqu'il était assistant photo, il développait ses propres photos en même temps que celles de son boss. Il appelait ça de la perruque. Ça existe toujours et c'est très intéressant.
Robin Hureau - Ça désigne aussi beaucoup les outils non officiels que tu crées pour te faciliter la tâche. Il y a des tas d'ouvriers qui déformaient un peu une clé pour accéder plus facilement à un boulon sur une voiture, etc. C'est du travail en perruque. Il y a un vrai truc dans l'artisanat aussi, c'est fabriquer ses outils. C'est encore une chose qui se distingue d'une chaîne industrielle où tout est réglé nickel, avec des bureaux d'études et des ingénieurs qui bossent sur des gabarits, etc. Il y a une vraie fierté artisanale à faire ses trucs-là soi-même pour t'aider à faire une opération plus rapidement ou de manière plus qualitative.
Robin Nozay - On s'est un peu cachés avec notre design minimal mais au final, après cinq ans, on a fait beaucoup de choix créatifs. On va appuyer sur tout ça, créer des visuels grâce au vernaculaire, au travail en perruque, à l'art populaire, toutes ces choses qui sont à la base de nos inspirations, de nos goûts communs et qui nourrissent la marque. C'est l'étape suivante !