Sommaire
1. Le parcours, la reconversion et les premiers pas2. L'apprentissage et les ressources d'Internet3. Le blog, l'expertise et le conseil4. Le déclic, les premiers souliers5. 3D vs 2D, les chaussures plutôt que le vêtement6. L'entretien des chaussures, de père en fils7. Formel vs casual : la tendance actuelle8. Les baskets, une passion de longue date9. La fidélité, la mécanique et la relation avec l'atelier10. Le processus créatif, entre inspiration et pragmatisme11. Musique et chaussures : le parallèle du tube12. Chaussures et santé : les ravages de la basket13. La tradition, le made in France et l'artisanat14. La chaussure : une histoire de savoir-faire et de temps long15. Technique ou style ?16. Petit inventaire du placard à chaussures17. Les chaussures, la météo et la contrainte18. Les vêtements, la spontanéité et l'uniforme19. La recherche et les chaussures du futur20. Les centres d'intérêt et la relativité21. Les clients, l'échange et l'humilitéNotre nouvel invité est un voisin des précédents ou presque : les boutiques Laperruque et Jacques & Déméter se trouvent en effet dans la même rue à Paris, Notre Dame de Nazareth. La route du cuir ? Si la coïncidence géographique est amusante, le fait est que les fondateurs de Laperruque et celui de la marque de chaussures Jacques & Déméter ont au moins une chose en commun : Internet aura été pour chacun d'entre eux une porte d'entrée vers la reconversion.
(Crédit photo couverture et article : Aurélie S.)
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Aux commandes de Jacques & Déméter depuis 2011, Maxime Van Rothem nous reçoit dans sa boutique. C'est décoré avec goût et pierres apparentes, l'atmosphère est cosy, c'est l'endroit parfait pour essayer de nouvelles chaussures et goûter une certaine idée de la qualité made in France.
C'est un lundi matin, on vient tout juste d'entrer dans l'année 2022 et Maxime s'affaire aux petites tâches du quotidien. On met soudain un visage sur l'expression« être au four et au moulin ». Au fur et à mesure de l'échange, on découvre un passionné, qui mène sa barque en solitaire et souhaite mettre en avant ses produits plutôt que sa personne. Pour cette raison, vous ne verrez pas Maxime en photo dans cette interview. En revanche, vous pouvez dès à présent le lire ici.
LE PARCOURS, LA RECONVERSION ET LES PREMIERS PAS
« Mon parcours a été semé d'embûches. Je n'ai jamais trop su ce que je voulais faire dans la vie. Je n'étais pas mauvais à l'école. On m'a donc fait suivre une voie classique : prépa, école d'ingénieur. Je me suis retrouvé dans une école d'ingénieur de travaux publics. J'ai fait des stages et j'ai découvert que les travaux publics n'étaient pas ma voie. Les visites de chantiers à 6h, les verres de blanc à 6h30, et se retrouver un peu bourré à 8h30 du matin, c'était un peu bizarre.
Il y avait pour moi une alternative, basculer dans un pseudo-monde de la finance à travers un cabinet de commissaire aux comptes. Ce que j'ai fait en 2008. Un CDI au moment de la crise financière, c'était plutôt rassurant ! Sauf que j'ai tenu deux ans.
En 2010, j'avais 25 ans, j'avais rencontré ma copine de l'époque avec laquelle j'ai créé Déméter. J'ai plaqué ce job en CDI pour créer ce projet. Ayant démissionné, je n'avais droit à rien. Pendant six mois, j'ai fait des petits boulots : manutentionnaire chez Zara ou chez H&M. J'ai envoyé des CVs partout pour essayer de rebasculer dans le milieu de la mode. Mais avec mon profil, je n'étais pas trop le bienvenu.
On s'est finalement lancé dans la création d'entreprise à partir de novembre/décembre 2010. La première version du site en ligne et les premiers modèles ont été lancés en octobre 2011. Le petit clin d'œil, c'est que la boutique a été ouverte en octobre 2021. Le hasard a fait qu'à trois jours près, c'était les 10 ans de la marque.
Ça a commencé à bien se passer au moment où nous avons réussi à valider un financement via Ulule fin 2014. À partir de là, la courbe a été plutôt ascendante mais les trois premières années ont été très très chaotiques.
On a fait des chaussures parce qu'on ne venait pas du tout de ce milieu-là, ni mon ex-associée ni moi. On ne se voyait pas dessiner des silhouettes. On s'est donc focalisé sur un accessoire qu'on aimait bien tous les deux : la chaussure. On avait peu de connaissances techniques.
On a commencé avec un premier atelier qui ne nous a pas trop pris au sérieux. J'avais 25 ans, elle en avait 24. Ils nous ont pris pour des fils à papa, qui ne savaient pas trop quoi faire de leurs vies, avec des parents qui leur payaient un délire là-dedans. On a dû leur expliquer qu'on avait de vrais métiers, qu'on avait démissionnés, qu'on avait tout plaqué pour ça.
Il faut dire ce qui est : les premiers designs étaient ratés, les chaussures pas très belles. Comme on fabriquait en France, on a malgré tout réussi à être soutenus. On a appris aussi, beaucoup. J'ai passé des heures, des jours et des nuits entières à lire des bouquins, des trucs sur Internet, à apprendre tout simplement et à faire la formation que je n'avais jamais eue.
Cela ne s'est pas très bien passé avec ce premier atelier. Nous en avons trouvé un autre, ça ne s'est pas très bien passé non plus. Comme on progressait techniquement, on savait de plus en plus ce qu'on voulait et on voyait qu'ils n'arrivaient pas à le faire.
Au début, on faisait de l'homme et de la femme. Au bout de deux ans et demi, on a vu que ça vivotait, qu'on n'arrivait pas vraiment à se payer. Comme j'arrivais au bout de mes droits au chômage, je travaillais le week-end dans un hôtel. Mes parents m'avaient dit « c'est ton problème maintenant ! Tu avais un job, tu as voulu démissionner, tu te débrouilles ! ».
Elle, elle était graphiste de formation. Elle refaisait donc des prestations de graphiste en free-lance en parallèle. Au bout d'un moment, on a fait "OK, on arrête la femme !" parce que les milieux de la chaussure femme et de l'homme n'ont absolument rien à voir. Quand on a une petite structure, c'est assez compliqué de s'adresser aux deux publics en même temps : on n'a ni le temps ni les moyens.
On a tenté un dernier coup, refait une collection de 10-12 modèles homme avec un nouvel atelier qui est celui avec lequel on travaille toujours actuellement. On a fait un financement participatif, juste pour valider auprès du public s'il y avait matière à continuer ou pas. C'était vraiment le coup de la dernière chance et... ça s'est bien passé ! Ensuite, on a développé des accessoires, de nouveaux modèles. Ça a été un cheminement plus classique. Il y a toujours des problèmes mais c'est moins chaotique.»
L’APPRENTISSAGE ET LES RESSOURCES D'INTERNET
« C'est probablement le fait d'avoir été assez ignorant sur la chaussure au départ qui m'a permis de ne pas être refroidi. Je ne savais pas que c'était si compliqué à faire ! Le made in France a aussi un énorme avantage : il n'y a pas de problème de communication ou de proximité avec les gens avec lesquels on travaille. J'ai passé beaucoup de temps dans les ateliers, à discuter avec plein de gens.
C'est comme pour l'automobile : il y a plein de sous-traitants. Il y a des gens qui ne fabriquent que des trépointes, d'autres qui ne font que telle ou telle pièce. Des gens étaient très contents de voir qu'il y avait encore des jeunes qui essayaient de faire fabriquer des choses en France plutôt que de partir là où d'autres vont faire fabriquer des chaussures. Ils ont passé beaucoup de temps à nous expliquer les choses.
Pour apprendre, Internet est un truc incroyable. Sans Internet, j'aurais dû passer mes jours et mes nuits dans des bibliothèques sans forcément avoir accès à de vieux bouquins qui ne sont d'ailleurs peut-être même plus disponibles. Ce n'était qu'une question de temps : il fallait réussir à survivre pour apprendre, progresser et mettre tout cela au point. »
LE BLOG, L'EXPERTISE ET LE CONSEIL
« Au moment de faire le Ulule, j'ai rencontré Robin Hanna qui travaillait alors chez BonneGueule. En discutant avec moi, il a réalisé que j'avais appris plein de choses et il m'a dit qu'il fallait faire un blog. Ça validait mon "expertise". C'est un bien grand mot : même après 10 ans, je suis loin de tout savoir. J'en apprends encore tous les jours. Mais bref, il y avait l'idée de montrer un peu l'envers du décor, d'expliquer comment c'était fait.
Si j'avais découvert que c'était compliqué de faire une chaussure, je me disais que j'étais loin d'être le seul à ne pas savoir ce que ça représentait. L'idée, c'était donc de donner des ressources sur ce sujet. Il y avait aussi un côté très pragmatique : la magie du référencement naturel, qui fait que quand tu écris des choses, tu es référencé, tu gagnes en visibilité, etc. Tout ça s'auto-alimente. On essaie de créer un cercle vertueux.
J'avais tout de même deux ou trois lignes directrices : je ne parle pas des autres, je ne peux pas être juge et partie parce que j'ai une marque de chaussures. Souvent on me demande mon avis : « qu'est-ce que vous pensez de telle ou telle marque ? ». Bien sûr, j'ai forcément un avis mais je le garde pour moi.
Donc voilà, l'idée c'était de donner des clés, de ne pas parler des autres et d'avoir un aspect purement technique. Je ne suis pas le chantre du bon goût ou du style et je ne suis personne pour dire comment s'habiller ou quelles chaussures porter.
« Si tu veux des chaussures pour aller randonner, il faut faire attention à ça, si tu veux des chaussures habillées, il y a ça qui compte », etc. C'était plus de cet ordre-là. Surtout pas de dire « Voilà, c'est le modèle extraordinaire pour ceci, il faut le porter avec telle couleur ou avec tel vêtement ! ». Je ne suis personne pour donner des conseils de style. Je n'ai pas de légitimité là-dedans. Sur un aspect purement technique, je commence à avoir deux ou trois bases, mais en style je n'aime pas qu'on me donne des conseils. Je n'aime donc pas en donner aux autres. »
LE DÉCLIC, LES PREMIERS SOULIERS
« La première fois que j'ai commencé à me poser des questions sur les chaussures, c'était à la fin de mes études, lors de mon premier stage de fin d'études. Je devais aller travailler en costume. Je n'avais pas de costume, pas de chaussures. Je n'avais rien et c'était la première fois.
Je me rappelle être allé aux Galeries Lafayette. J'ai acheté une paire de chaussures qui n'était pas donnée à l'époque, 300-350€, quelque chose comme ça. Je l'ai gardée huit mois et j'étais assez déçu. Avant ça, je ne portais que des baskets. Je ne vais pas retirer mes chaussures pour montrer mes pieds mais les ravages de la basket sur les adolescents, ça ne fait clairement pas du bien.
Bref, je n'ai gardé ma première paire de souliers que huit mois et je me disais « Mais comment est-ce possible ? ». Pourtant, j'essayais de faire les choses bien. Mon père m'avait expliqué comment cirer ses chaussures pour aller bosser. Il aime bien que ses chaussures soient nickel. J'avais des embauchoirs, etc. Mais je n'avais qu'une paire, je la portais tout le temps.
C'est là que j'ai commencé à creuser, à découvrir d'autres marques, à voir qu'il y avait des marques avec des chaussures qui valaient 50 balles et d'autres 5000. C'est un univers que je ne connaissais pas du tout. C'est relativement récent : j'avais 23 ans à la fin de mes études. »
3D VS 2D, LES CHAUSSURES PLUTÔT QUE LE VÊTEMENT
« Je n'ai pas prévu de faire un vestiaire complet. C'était très naïf à l'époque mais pour moi, la chaussure restait une touche dans une tenue. Quand on se balade dans la rue, on voit plein de gens qui vont faire attention, qui font un effort sur leurs vêtements, leurs manteaux, etc. Mais en général, dès qu'on regarde leurs pieds, ça peut vite virer à la catastrophe. La chaussure, c'est un peu le parent pauvre de la mode.
« À la fin, s'il me reste un peu de budget ou si j'y pense, je vais peut-être acheter des chaussures ». C'est rarement le premier truc auquel on pense. Pour la majorité des gens, du moins. Je suis forcément un peu biaisé, j'ai plutôt tendance à regarder rapidement les chaussures des gens.
Il n'y avait en tout cas pas d'envie de s'élargir. Mais on a fait des ceintures. Il y a une légitimité. Cela reste un travail du cuir, même si c'est beaucoup plus simple. Cela nous permet de proposer des ceintures que l'on peut plus ou moins assortir avec ses chaussures.
Le vêtement en revanche, je n'y connais rien. Je connais ce que je lis mais je n'ai clairement pas assez de bagage technique pour faire des vêtements et ça ne m’intéresse pas trop, tout simplement. Il y a des vêtements qui sont plus techniques que d'autres mais cela reste de la 2D, du plat.
Je préfère quand il y a de la 3D, c'est plus rigolo. Il y a un volume à travailler. J'utilise des formes, qui sont ce qu'elles sont. Mais on peut plus ou moins les effiler, les raccourcir, leur donner du volume ou les écraser. Il y a un jeu là-dessus. Sur les mêmes bases, on peut faire plein de modèles de chaussures qui n'auront absolument rien à voir, juste en jouant sur les volumes par exemple. Les possibilités sont quasiment infinies. Ensuite, si on joue sur les textures, la matière, on peut s'amuser. Pour moi, le vêtement ce n'est pas du tout le même métier.
Est-ce que j'ai vraiment envie de recommencer à zéro ? De réapprendre tout sur un autre domaine ? Je ne suis pas sûr que j'en aurais le courage. On ne peut pas tout faire non plus : mes journées ne font que 24 heures, je manque de temps. Au début, on a justement voulu s'éparpiller en faisant de l'homme et de la femme. Mais je crois que le mieux, c’est d'essayer de se concentrer sur une chose et de la faire le mieux possible. Je crois que c'est mieux comme ça. »
L’ENTRETIEN DES CHAUSSURES, DE PÈRE EN FILS
« Mon père avait un métier où il fallait qu'il soit plutôt propre sur lui donc ses chaussures étaient toujours nickel. Les premières fois, ça m'arrivait d'aller voir mes parents après le boulot parce qu'ils habitent en région parisienne. J'allais me coucher, je laissais mes chaussures en bas et quand je me réveillais le matin, elles étaient nickel.
Ça rendait mon père un peu fou de voir mes chaussures dégueulasses et de se dire que j'allais bosser comme ça. Comme il se levait très très tôt, ça l'occupait le matin : il cirait mes chaussures en cirant les siennes. C'est là que j'ai découvert que des chaussures propres et bien entretenues sont plus jolies même si elles ne sont pas très belles à la base. C'est comme ça que j'ai mis le pied dedans. De fil en aiguille, comme le job que je faisais ne me plaisait pas plus que ça, il y a des connexions qui se sont faites.
Pour revenir sur l'entretien, il y a plein de gens qui passent beaucoup de temps à entretenir leurs chaussures. De mon côté, je reconnais que je prends soin de mes affaires mais j'ai du mal à y passer des heures. Au début, je passais beaucoup de temps à les cirer au fur et à mesure que j'accumulais des modèles. Avec le temps, j'ai réalisé que ça me prenait un temps monstrueux et que j'y prenais moins de plaisir.
C’étaient des chaussures très formelles. J'ai porté des costumes pendant deux ans, donc ça m'a un peu vacciné. Si on bosse cinq jours par semaine, on n'a pas un temps libre monstrueux. Si on y passe deux heures, c'est déjà beaucoup sauf si vraiment c'est un énorme plaisir. C'est pour cette raison que j'ai tendance à aller chercher des matières qui demandent peu d'entretien.
Des chaussures habillées, dans un cadre professionnel, pour une soirée ou un évènement, on est obligé de bien les entretenir, qu'elles soient belles, etc. Même sur des cuirs qui demandent moins d'entretien, il y a toujours un minimum à faire pour essayer de les garder longtemps. J'ai une approche très pragmatique de l'entretien maintenant : le but, c'est de faire en sorte que les chaussures durent le plus longtemps possible. Il y aura toujours quelque chose à faire, même sur des cuirs qui ont un aspect très brut, qui se patinent beaucoup.
Si on ne fait rien, il y a toujours un moment où ça lâche. C'est comme une voiture, un frigo : il y a deux ou trois choses à faire pour essayer de les garder longtemps. Cela étant, j'aime l'objet. J'aime sa manière de vivre et de vieillir avec son porteur mais l'entretien est de plus en plus une contrainte pour moi. C'est de moins en moins un plaisir. Il faut forcément le faire, hein : je ne suis pas en train de dire qu'il ne faut pas entretenir ses chaussures ! Mais il y a des matières et des cuirs qui permettent de ne pas y passer une demi-heure toutes les semaines. »
FORMEL VS CASUAL : LA TENDANCE ACTUELLE
« Je suis influencé comme tout le monde par ce qu'il se passe autour de nous. Je n'ai jamais été un gros fan du costume. Les premiers costumes que j'avais quand j'ai commencé à travailler en 2005, je dois toujours les avoir. Je ne les ai jamais ressortis mais ça ne doit pas être un grand succès. Ça ne doit pas être les plus beaux costumes du monde, loin de là.
Maintenant, je dois en avoir deux. Je ne sais pas s'ils me vont encore - c'était pour des mariages, des enterrements et autres événements ponctuels. En deux mois, je crois avoir vu deux mecs seulement rentrer en costume, et encore on parle là de costume sans cravate ! Ça s'accélère de plus en plus étant donné qu'il y a des gens qui passent la moitié de la semaine chez eux, en télétravail.
Il y a une recherche de confort et de non-contrainte. On peut être très confortable dans un costume mais on aura beau prendre un costume quel qu'il soit, si on le compare à un jogging, au bout d'un moment, en termes de confort, on ne peut pas jouer. La tendance, c'est qu'on va vers quelque chose de plus en plus casual. »
LES BASKETS, UNE PASSION DE LONGUE DATE
« On a fini par y passer. Je m'étais longtemps résolu à ne pas le faire. Chez une marque de chaussures traditionnelle, la basket est souvent ratée, avec un aspect hybride entre une vraie chaussure et une basket. Ce n'est pas beau. C'est un parti pris qui n'en est pas un. On se retrouve avec le cul entre deux chaises et comme ce ne sont pas du tout les mêmes façons de fabriquer, c'est compliqué pour un atelier qui fait un certain type de chaussures de faire des runnings. On change les process de fabrication.
Ça été long à mettre en place. Cela étant, ils vivent dans le même monde que nous, ils se rendent bien compte que le richelieu à bout droit noir qu'ils vendaient à la pelle à une époque se vend beaucoup moins. On ne peut pas occulter que la basket est devenue une part de marché énorme.
J'ai toujours bien aimé les baskets, j'en porte tout le temps, j'adore ça. J'ai donc essayé. Ça a pris beaucoup de temps. On a commencé par une première basket très estivale, en tissu, pour faire quelque chose de simple, qui pose les bases de quelque chose. On a développé des runnings en parallèle, beaucoup plus longues à mettre au point. Entre le moment où on en a parlé et le moment où elles sont sorties, il s'est passé deux ans. Ce n'est pas exactement deux ans de mise point, on avançait dessus petit à petit. On faisait des essais mais on n'arrivait pas à avoir ce que je voulais.
J'ai donc acheté des paires de baskets de marques que j'aime bien et je leur ai dit « Voilà, faites ce que vous voulez, vous pouvez les démonter, les porter, voilà ce que c'est une basket et ce qu'il doit se passer quand vous mettez le pied dedans ». Quand on les a démontées, ils ont mis en avant certaines choses sur des baskets qu'on consomme tous qui ne sont pas bien faites, pas bonnes pour le maintien du pied, pas bonnes pour la durabilité. On a essayé de changer ça pour faire des baskets qui durent plus longtemps, sans dénaturer l'esprit.
Si on fait des baskets et que quand on les met, on a l'impression d'avoir une planche en bois aux pieds, ce n'est pas le but. L’idée, c'est que ce soit un peu confortable. Il y a eu un vrai travail sur la philosophie, sur la fabrication et la conception d'une paire de chaussure. C'est surtout ça qui a pris du temps, plus que la mise au point. »
LA FIDÉLITÉ, LA MÉCANIQUE ET LA RELATION AVEC L'ATELIER
« C’est essentiel avec mon fabricant. Si je veux rester en France, je n'ai pas des milliards de choix. Et ce qui fait notre force (je dis nous parce qu'on est liés, que j'ai besoin d'eux et qu'ils ont un petit peu besoin de moi aussi), c'est qu'on a une variété qu'on ne trouvera nulle part ailleurs : on passe d'une running à des bottines en double montage, à du cousu norvégien. Il n'y a aucune marque ou aucun atelier en France qui pourra me proposer autant de variété dans la fabrication, dans le choix des matières utilisées.
Il y a beaucoup de mécanique, aussi. Quand on a un montage sur un certain type de cuir, la machine ne va pas être réglée de la même façon pour un autre type de cuir. Il faut des machines dévolues à cette partie de la fabrication de tel modèle. L'usine est gigantesque, ils ne sont pas très nombreux, ils sont 10, mais il y a des machines partout qui sont réglées pour une opération, pour un modèle particulier.
On essaie de développer des modèles mais on ne peut pas tout dénaturer à chaque fois. Dès qu'on développe de nouveaux modèles, il y a toute une partie derrière de mise au point, de mécanique, etc. L'idée, c'est de réussir à faire un modèle, un « tube » pour faire un parallèle avec la musique, qu'il tourne le plus possible. C’est là que ça se passe bien, que l'usine gagne des sous, qu'elle peut créer des emplois. Il y a tout un cercle vertueux qui se met en place. Mais la mise au point, c'est un gouffre financier, surtout quand c'est fait en France.
L'atelier avec lequel je travaille a cru en moi quand j'ai débarqué à l'époque avec mes trois photos et mes trois idées. J'ai dit que je voulais faire des chaussures, ils ont dit « OK on vous suit ». S'ils n'avaient pas dit oui, je ne serais pas là.
Alors il y a une espèce de retour d'ascenseur : si je peux réussir à vendre des chaussures, à leur permettre de continuer de vivre, que cet atelier perdure, j'aurais réussi et ce sera un moyen de leur renvoyer la confiance qu'ils m'ont accordée. Au début, je n'étais personne. Ils auraient pu dire non. C'est un grand classique : des demandes de création de marques, ils en ont je ne sais pas combien par mois et entre ceux qui ne vont pas au bout, ceux qui font des développements, qui ne font pas de mise en place en France et vont après faire produire ailleurs...
Quand on met des modèles au point, ils perdent des sous. Le responsable de l'atelier peut y passe ses week-ends, juste pour mettre le modèle au point, afin qu’il corresponde à ce que je veux. Si je ne leur fais pas faire des séries, ils auront juste perdu des sous. À la fin, le nerf de la guerre c'est ça : s'ils n'ont pas un truc qui tourne, qui permet de payer les salariés, les machines, l'usine meurt. »
LE PROCESSUS CRÉATIF, ENTRE INSPIRATION ET PRAGMATISME
« Il ne ressemble pas à grand-chose. Je vais vite casser le mythe : je ne sais pas dessiner. Je ne me mets pas devant une feuille blanche, le regard dans le vague. Je suis très malhabile. Je suis gaucher, déjà et il paraît que les gauchers ne sont jamais très très habiles. Je n'ai pas d'âme créatrice. J'étais super frustré quand j'étais petit car j’avais des potes qui dessinaient super bien. Moi je faisais des bonhommes, avec des bâtons.
En voyant ça, on s’est dit « tu es plus fort en sciences, essaie donc de t'orienter par là. Les métiers un peu artistiques, tu oublies, apparemment ce n’est pas trop ton truc ». Comme quoi, même sans savoir dessiner, on peut réussir à créer une marque de chaussures. À la fin, ce n’est pas moi qui dessine les modèles. Il y a des patronniers, des formiers. Je récupère des formes de l'usine. Ils en sont à la troisième génération donc ils ont un parc de formes très fourni. J’ai le droit de fouiller dedans et de sortir des trucs qui m'intéressent. Pour le patronage, c'est un patronnier qui s’en charge. Si c'était moi, ce serait un concept mais je ne suis pas sûr que ça marcherait très bien.
Bref, ma façon de créer, ce sont des envies perso avec ce que je vois à la télé, dans la rue, sur Internet, n'importe où. Il y a des modèles qui me sautent aux yeux : « ah tiens, c'est cool, on pourrait peut-être faire quelque chose ».
J'ai donc tout plein de photos. Ensuite, c'est du photomontage. Il y a une vraie relation avec l'atelier. Je ne suis pas juste un donneur d'ordre « tenez, c'est ça que je veux ». J'y vais régulièrement, beaucoup moins depuis deux ans, mais normalement j'y vais entre quatre et six fois par an. Souvent un samedi ou un dimanche, comme ça je suis tout seul avec le patron de l'atelier. On peut se poser une journée complète. Je faisais l'aller-retour dans la journée, c'était sport ! Je venais avec mes idées, on discutait.
Tout est faisable, en fait. On pourrait à peu près faire tout et n'importe quoi. La question c'est : combien de temps ça va prendre à faire ? Plus ça prend du temps, plus ça coûte cher. Et aussi : est-ce que cela aura un vrai intérêt pour le consommateur final, celui qui va porter les chaussures ? Est-ce que ce détail-là va avoir de l'intérêt dans la durée de vie du produit ? Est-ce qu'esthétiquement ça vaut le coup de passer autant de temps à faire ça ? Etc. Il y a des compromis qui sont faits.
Le responsable de l'atelier est dans un atelier depuis qu'il a 16 ans, son père en avait déjà un avant. Techniquement, je vais avoir du mal à lutter. Il va avoir un aspect très pragmatique, très fabrication. Au final, ce sont des compromis. Il va parfois aussi me permettre d'éviter une grosse connerie en me disant « ça, on va y passer une heure et demie sur chaque paire, est-ce que vraiment ça vaut le coup ? ».
Les modèles se mettent en place comme ça, petit à petit. On fait des premiers jets, qui sont plus ou moins réussis. Il y en a qui sortent et d'autres qui ne sortent pas. Il faut essayer. À la fin, on se soumet au jugement du public, qui approuve ou pas. Enfin voilà, le processus créatif c'est essentiellement de la discussion. »
MUSIQUE ET CHAUSSURES : LE PARALLÈLE DU TUBE
« Je ne connais pas la recette qui fait d'un modèle de chaussure un tube, sinon je l'aurais déjà fait. Il y a un truc assez paradoxal : les chaussures que je vends sont là pour durer et je sais qu'elles vont durer. Le problème, c'est qu'on est dans un monde où les goûts et les envies changent très très vite. Le richelieu à bout droit, tout le monde en a dans son placard mais ce n'est pas ce qu'on porte au quotidien, ce n'est pas ce qu'on a envie de porter. On en a besoin de temps en temps.
Pendant deux ou trois ans, ça va être tel modèle qui va être celui que tout le monde veut et il ne va pas falloir rater le coche. Certains modèles n'ont pas forcément été des tubes mais ils ont été portés par untel ou utilisés dans tel contexte, ce qui a créé un emballement et le modèle est alors devenu iconique.
Contrairement à la musique, je ne pense pas qu'on puisse sortir une paire de chaussures comme ça, qui va devenir un tube du jour au lendemain. C'est quelque chose qui va se construire dans la durée. Il y a des tubes qui deviennent des classiques, qu'on connaît de génération en génération. Et d'autres qui durent deux ans. C'est à peu près pareil pour les chaussures. Des tubes qui durent deux ou trois ans, je n'en ai pas fait des milliards mais j'ai des morceaux qui tournent. Je n'ai pas encore de hit interplanétaire. J'y travaille. »
CHAUSSURES ET SANTÉ : LES RAVAGES DE LA BASKET
« Je suis bien placé pour le savoir : jusqu'à mes 22 ans, je ne portais presque qu'exclusivement des baskets. J'ai les pieds écrasés, j'ai une grosse bosse. J'ai eu des problèmes de dos car ça a un impact sur la posture, si on a le pied plus ou moins bien maintenu.
Quand on a mis au point les runnings et que j'ai envoyé des paires de marques que j'aimais bien porter, le responsable de l'atelier s'est arraché les cheveux : « ce ne sont pas des chaussures, il n'y a rien qui va, il n'y a pas de maintien, etc. ».
On a tous des problèmes de posture, de genoux, etc. Une marque de chaussures traditionnelle ne peut pas prétendre guérir la planète, ce n’est pas vrai. On évite juste de ne pas faire plus de dégâts qu'il n'y en a déjà. Si les chaussures sont bien faites, elles vont normalement avoir un minimum de maintien. Elles ne vont peut-être pas être super confortables mais une paire de chaussures de chez moi, je crois que ce sera mieux sur la durée. »
LA TRADITION, LE MADE IN FRANCE ET L’ARTISANAT
« On a une approche dans la fabrication de chaussures qui est traditionnelle. On peut dire à l'ancienne. On n'est pas une marque technique ou moderne. On n'a rien développé qui révolutionne la façon de confectionner une chaussure. On a repris des techniques traditionnelles qui existent depuis bien avant que je sois né, et même avant que mes parents ne soient nés.
L'artisanat, c'est autre chose, c'est l'autre monde de la chaussure, tout ce qui est fait main. La structure avec laquelle je travaille, j'appelle ça une usine. Le fait main ou l'artisanat, ce sont des termes à la mode, qui sont très galvaudés. Chez nous, il y a une approche traditionnelle avec les techniques utilisées. Mais il y a tout de même une table de découpe laser, il y a deux ou trois trucs qui ne datent pas des années 20. Tout ce qui sert à faire des gravures, ce sont des machines qui tournent à la main, avec des engrenages. Ce n'est pas du tout moderne. Mais à côté de ça, il y a aussi des tables de découpe laser.
On essaie de faire le meilleur des deux mondes mais la grosse problématique dans la chaussure, c'est que ce n'est pas du tout automatisable. C'est impossible actuellement d'avoir une usine de chaussures semblable à une usine de voitures, avec des gros robots, où tout est automatisé, avec des bras, etc.
Là, derrière chaque étape, il y a toujours un être humain qui n'est pas un simple opérateur. Si c'était moi qui tenais les machines, les chaussures n'auraient pas tout à fait la même tête ! Ce sont des machines qui cognent. C'est très physique, très précis. Ils passent un temps monstrueux à faire de la mécanique, de la mise au point, du réglage, des réparations, de la formation sur comment les utiliser parce qu'ils en achètent et en réparent tout le temps. Il y a une énorme dimension humaine. Après, ce n'est pas de l'artisanat dans le sens où ils sont avec un trancheur en train de couper, de tout monter à la pince et coudre à la main. Ça, ça s'appelle de la botterie et on n'est plus tout à fait dans les mêmes prix.
Il y a une association qui veut que le made in France soit forcément bien. Eh bien, non. Il y a des domaines dans lequel on peut encore faire des choses bien, le cuir par exemple, où il y a encore un vrai savoir-faire. Mais le made in France n'est pas forcément de l'artisanat. Il y en a mais ça s'apparente à de la haute couture. Je ne considère pas que l'on fasse des chaussures artisanales. Le terme serait galvaudé.
Il n'y a en principe écrit nulle part sur mon site que nos chaussures sont faites main. Il y a des vraies chaussures qui sont faites à la main. Chez nous, il y a toujours une intervention humaine qui est très importante mais c'est du fait machine. Les coutures et les découpes sont faites à la machine. Il y a des parties qui sont montées à la main mais elles sont finies à la machine. C'est une association homme/machine, ce n’est pas du fait main. C'est comme le fait maison au restaurant : on abuse un peu avec ce terme. »
LA CHAUSSURE : UNE HISTOIRE DE SAVOIR-FAIRE ET DE TEMPS LONG
« Le monde va très vite. Mais il n'y a pas si longtemps, je vendais encore des chaussures que les gens ne pouvaient pas voir ou essayer. Il fallait attendre trois mois parce qu'il y avait très peu de stock. Malgré tout, cela ne se passait pas trop mal. C'est peut-être la caution made in France, je ne sais pas, mais les gens savent que la marque est loin d'être énorme - il y a un point de vente, je suis tout seul, on est sur une petite structure. Alors bien sûr, si dans l'ensemble les gens sont contents, il y a aussi des personnes qui n'ont pas la patience, qui finissent par laisser tomber, ce que je peux comprendre parce que je ne suis sûr que j'aurais moi-même la patience.
Faire des choses bien, ça peut prendre du temps. Cela reste de la production. Il y a toujours des aléas, des choses qui ne se passent pas comme prévu, des machines qui cassent, des cuirs qui ne vont pas bien. Si ça ne va pas bien, il faut recommencer. Si ça casse, il faut réparer. Avoir du stock peut permettre d'éviter ça. Et quand on fait des précommandes, les délais sont assez gros car on essaie d'anticiper les achats de matières. Si le cuir n'est pas en stock chez le fabricant ou la tannerie, il faut refaire un lot de cuir. Un lot de cuir classique, c'est entre 4 et 8 semaines en gros. Ensuite, il y a la préparation des machines, etc. Il y a forcément un temps long.
Après, les chaussures que je propose sont loin d'être données. Il y a des gens qui ne mettront jamais ce prix-là dans une chaussure, soit parce que ça les dépasse soit parce qu'ils n'en ont pas les moyens. Il en faut pour tout le monde : il y a des cuirs plus ou moins bons, des fabrications plus ou moins bonnes avec un impact sur le coût. Dans tous les cas, une chaussure demande beaucoup de temps. À partir du moment où elle est faite en France comme c’est le cas chez moi, on ne peut pas réussir à compenser par rapport à des pays où la main-d'œuvre est beaucoup moins chère. Il vaut mieux essayer d'aller vers le haut, d'utiliser des cuirs qui sont top, des fabrications top car il y a des choses qu’on n’arrivera jamais à compenser. Comme ce n'est pas automatisable, il y aura toujours un temps minimum par fabrication, par paire. À la base, je ne suis pas un garçon très patient. C'est un des trucs sur lequel j’ai fait le plus d'effort sur moi-même : j'ai dû apprendre la patience. »
TECHNIQUE OU STYLE ?
« Ça dépend du profil du consommateur. Certains vont me demander si telle paire de chaussures va avec un jean et je vais répondre avec mes convictions à moi. Sur les questions techniques, il y en a beaucoup. À partir du moment où on donne beaucoup de clés aux gens, il y a forcément des questions : comment est le cuir, comment est le montage, comment ça se répare, est-ce que c'est imperméable ?
Sur des chaussures en cuir, même avec un cuir imperméable, s'il pleut à verse et qu'on les met pendant deux jours, le cuir est saturé en eau. Si c'est pour se balader dans les rues de Paris ou de n'importe quelle ville pendant trois heures, ça va le faire. Mais pour marcher pendant huit heures sous la pluie, ça ne va pas le faire. Le blog permet de donner des clés. C'est l'avantage et l'inconvénient. Pour le consommateur, l'inconvénient c'est qu'il n'y a pas une paire de chaussures à tout faire, qui va dans toutes les situations mais c'est un avantage pour moi parce que ça veut dire aussi qu'il faut plusieurs paires de chaussures.
S'il y avait une paire qui pouvait tout faire, on aurait tous le même modèle. Tous les fabricants feraient la même paire de chaussures. Selon les occasions, selon l'usage que l'on prévoit, la météo ou la période de l'année, on ne va pas porter la même chose. Ça permet de la variété, c'est plus marrant. Honnêtement, si on avait toujours la même chose aux pieds, ce ne serait pas très chouette.
Après bien sûr, la chaussure s'intègre dans une tenue. Si des clients me demandent, j'ai mes raisonnements personnels mais ils ne sont pas absolus. Il y a des gens qui vont porter mes modèles dans une tout autre tenue que celle à laquelle je pourrais penser et ça pourra être très réussi. Il n'y a pas UNE façon de les porter. C'est pareil pour un pull, un pantalon. À chacun de s'approprier l'objet et d'en faire ce qu'il veut. »
PETIT INVENTAIRE DU PLACARD À CHAUSSURES
« On peut prendre celui de n'importe qui, on mange à peu près tous à tous les râteliers, à part les monomaniaques qui ont le même modèle de la même maison dans 22 couleurs. Si jamais on est tous confinés ad vitam eternam, on aura toujours besoin de chaussures donc on finira toujours par en consommer, que ce soit des chaussures de sport, de ville, de soirée. On ne pourra pas s'en passer. Quelqu'un a dit " il faut bien choisir son lit et ses chaussures car si on n'est pas dans l'un, on est dans l'autre", en gros. De mon côté, je porte toujours les mêmes choses parce que j’ai bien réduit.
Je n’ai pas tant de paires de chaussures que ça en réalité, si on retire les baskets. Je parle de paires Jacques & Déméter, que je porte régulièrement. Je dois tourner avec huit ou dix paires. J’ai déménagé à titre personnel avec l'ouverture de la boutique, ce qui m’a permis de faire un grand ménage dans ce que je portais et ne portais pas.
En fait, ce sont mes pieds qui apparaissent sur le site, c'est moi qui suis en photo. Les échantillons présentés sont donc forcément à ma taille. Les paires que je récupère, ce sont les échantillons, les prototypes. Ça fait plus d'un an que je n'en ai pas récupéré et ça doit faire plus d'un an que je n'ai pas acheté de vêtements. Je ne sais pas si c'est lié au contexte ou si c’est parce que j’en ai marre d'accumuler des choses mais je me suis calmé un peu. 10 paires de chaussures c'est déjà pas mal, ça me permet de tourner.
Si tu viens à la boutique, j'essaie évidemment de recevoir avec des paires de chez moi mais j'ai aussi plein de baskets d’autres marques. Les paires de chaussures en cuir, ce ne sont que des Jacques & Déméter. Après je n'avais rien d'extraordinaire avant. J'avais des chaussures pas terribles achetées au fil du temps, d'autres qui étaient en fin de vie et que je gardais parce que j'ai du mal à jeter des choses. Le déménagement m'a permis de faire du tri.
Je ne porte pas de mocassins. Ça fait partie des modèles sur lesquels je me suis un peu fait violence parce qu'on m’en demandait. J'ai fini par en faire après des essais plus ou moins réussis. Sinon, comme j'aime les baskets, j'ai beaucoup de paires de baskets chez moi. J'ai aussi beaucoup de bottines parce que j'en porte beaucoup et puis comme j'ai fait une série limitée en cordovan, j'ai essayé d'en garder une paire pour moi, quand même. »
LES CHAUSSURES, LA MÉTÉO ET LA CONTRAINTE
« J'ai déménagé en banlieue. Je viens à la boutique en vélo tous les matins et je rentre tous les soirs. Qu'il pleuve, qu'il vente. Donc pour revenir à ma paire en cordovan, je dois dire qu’elle n'a pas de problème avec l'eau. Au prix du cuir et la façon dont il est fabriqué, c'est tout de même très restreignant de devoir mettre le nez dehors avant de savoir si on a droit de le porter.
Au pire, il y aura des taches blanches, mais il n'y aura rien d'irrattrapable avec un peu d'huile de coude. L’eau ne va pas le tuer, en tout cas. Faut se lancer. Les gens ont souvent peur d’acheter des cuirs très chers comme le cordovan parce qu'ils se disent « c’est trop propre, c’est trop beau ». Mais ça sert à être porté. Ce qui est sûr, c'est que le cuir ne craint pas l'eau. Aucun cuir ne craint l'eau, vu la façon dont c'est fabriqué.
C’est-à-dire que le cuir passe 90% de son temps dans des fours blindés d'eau lorsqu’il est fabriqué. Après, dans les grandes villes, l'eau de pluie n'est pas forcément très propre. Ce sont peut-être ces saletés-là dont il va falloir se débarrasser mais la pluie ne va pas tuer une paire de chaussures. L'eau va tuer une semelle en cuir, si on laisse ramollir et qu'on marche ensuite sur du bitume. C'est très mauvais mais le cuir du dessus, la tige, ça ne lui fera pas de mal. Bref, il faut se lancer, y aller et avec un bon entretien, ça va le faire.
Personnellement, je trouve ça pénible de devoir se restreindre à porter telle ou telle paire parce qu'il faut regarder la météo. De mon côté, je regarde seulement la météo pour savoir si je dois mettre mon poncho avant de faire du vélo. Mais jamais pour choisir la paire de chaussures que je dois mettre.
Quand on vient à vélo et qu'il fait froid, je ne mets rien d’autre que des boots et de grosses chaussettes en laine. Bref, je ne choisis pas mes chaussures en fonction de la météo. Aussi, je ne les range pas très bien. Il y a plein de paires qui traînent dans le salon.
Le matin, une fois que je suis habillé, je me dis « je vais mettre celles-là parce qu'elles sont sorties ». Il n'y a pas de rituel. Je ne réfléchis pas à la paire de chaussures que je vais mettre. C'est très spontané. Je n'ai pas un placard avec 250 paires non plus. Elles sont dans le salon, j'essaie de mettre des embauchoirs le soir quand je rentre mais j’avoue, je ne le fais pas tout le temps. Il faut le faire, ceci dit. Au prix public, c'est plutôt conseillé de prendre un peu soin des chaussures que je sors.
Après, c’est vrai que je récupère principalement des échantillons que je ne paie pas ou peu. Je peux sortir une vingtaine de modèles par an donc ça peut faire autant d’échantillons. Il y a parfois des trucs qui sont foirés au-dessus. C'est aussi un moyen de les tester : je les pousse à bout, je fais peu d'entretien et je vois comment ça vieillit, si le cuir ou le montage tient la route, si la semelle s'use plus vite qu’une autre. C'est un crash test grandeur nature.
Cela étant, l'utilisateur est bien sûr toujours responsable de la durée de vie d’un objet. Si la chose est mal conçue, mal pensée, avec de mauvaises matières, elle ne durera pas. Mais si la personne respecte un minimum certaines règles, je suis de mon côté assez confiant sur la durée de vie de mes chaussures. En tout cas, tester les échantillons me permet de les malmener. On dit que les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. Je ne suis pas cordonnier mais d'une certaine manière, je respecte la tradition. »
LES VÊTEMENTS, LA SPONTANÉITÉ ET L'UNIFORME
« Je ne mets pas tout dans la même machine à 60 degrés n'importe comment. J'essaie juste de ne pas faire foirer les tailles. Mais je reconnais que je n'ai pas une approche très sacralisée du vêtement. Si je sais que je vais aider pour un déménagement ou que je vais passer ma journée à jardiner ou je ne sais quoi, je vais bien sûr adapter.
Mais le matin, c'est surtout en fonction de ce qui est propre, de ce qui est dans mon armoire, de ce que j'ai envie de porter et voilà. J'ai beaucoup de mal à intellectualiser la chose. J'essaie juste de ne pas faire n'importe quoi sur les associations de couleurs ou des choses comme ça. C’est assez spontané, pas très réfléchi.
Comme j'achète peu de choses depuis un petit moment, ce sont toujours les mêmes vêtements qui tournent. Il y en a qui pourraient se lasser. De mon côté, j'y trouve une espèce de confort, un "uniforme" qui se fait tout seul, avec le temps. Et puis il y a le plaisir de voir quelque chose vieillir. Il y a des gens qui se gargarisent en disant « j'ai gardé un jean trois ans » mais trois ans, ce n’est quand même pas beaucoup ! Ça n'a rien d'extraordinaire de garder un vêtement ou une paire de chaussures trois ans.
À une période, j'achetais beaucoup de pantalons puisque comme ce sont mes pieds qu'on voit sur le site, je ne voulais pas que ce soit trop répétitif. J'ai donc beaucoup plus de pantalons que de pulls ou de hauts. Ma comptable m’a dit « ce serait bien de vous calmer un peu sur les pantalons ». Ça fait un moment que je n'en achète plus. À force de les laver, ils se patinent, ils vieillissent. C'est cool. Il y a un rapport dans la durée qui se fait, plutôt que de toujours aller chercher un truc nouveau, ou d'acheter et de revendre. Actuellement, je me contente de ce qu'il y a dans mon placard et c'est assez chouette. »
LA RECHERCHE ET LES CHAUSSURES DU FUTUR
« Ce n'est pas du tout le même milieu ni le même métier. Mais je trouve ça fascinant, notamment la mise au point et la recherche sur tout ce qui est chaussures de sport. Les recherches sur les chaussures de running ou de tennis avec des spécificités incroyables, je trouve ça complètement dingue.
Chez Jacques & Déméter, on n'a pas du tout les ressources de recherche et développement pour mettre ce genre de choses au point. Pour moi, ce n'est pas le même métier. De notre côté, on va choisir la voie la plus simple, et faire des chaussures comme on sait les faire, comme on les faisait déjà il y a x années, et comme on continuera de les faire. On n'en sait rien, si ça trouve dans cinq ans, toutes ces nouveautés seront has been, passées de mode ou on aura trouvé une nouvelle façon de faire.
Le gros avantage de la manière dont on a choisi de proposer des chaussures, c'est que c’est intemporel. J'ai du mal à croire que cela disparaisse. Ça va évoluer c'est sûr, mais ce type de chaussure était là bien avant que je n'arrive et sera encore là bien après que je sois parti. Je ne suis que de passage dans ce milieu. Je n'ai rien inventé dans la façon de concevoir et de fabriquer une chaussure. »
LES CENTRES D’INTÉRÊT ET LA RELATIVITÉ
« Ils sont relativement classiques. J’aime la musique. J’aime le cinéma, des choses comme ça. Je ne vais pas faire du saut en parachute tous les week-ends. Je n'ai pas un mode de vie incroyable. La chaussure a été une passion jusqu'à ce que ça devienne un métier. On n’a plus du tout le même rapport aux choses quand on en fait son quotidien. C'est de l'investissement, c'est sûr, mais d’un autre côté, j'ai dans ma famille des gens qui sont médecins, qui sauvent des vies... Moi, je fais juste des chaussures. Il faut relativiser. Je n'envoie pas des hommes sur Mars. Cela dit, le quotidien est très stimulant, très stressant, il se passe plein de choses mais ça reste des chaussures. Je ne change pas le monde. Mais ça change mon monde à moi. »
LES CLIENTS, L'ÉCHANGE ET L'HUMILITÉ
« Désormais, je les vois en vrai. C'est cool. Avant, il y avait déjà un côté très humain parce que c'est du made in France, que je suis proche de l'atelier mais pour les gens qui portaient nos chaussures, ce n’était pas pareil. J'en voyais quelques-uns parce qu'avant je travaillais chez moi. Je pouvais recevoir les gens sur rendez-vous, il y avait chez moi une pièce dédiée. Sauf que ça dépendait tout de même de mon emploi du temps, et puis avec le Covid je n'étais pas très fan de voir des gens défiler chez moi.
Maintenant que la boutique est ouverte, c'est rigolo : on discute, ils me donnent leurs noms, je sais qui ils sont parce qu'on a parfois échangé plein de mails ensemble. Je mets des visages sur des gens qui me suivent depuis longtemps et avec qui j'ai déjà échangé par mail. C'est plus rigolo. Et c'est toujours mieux de voir les gens.
Pour le reste, à ma connaissance, j'ai peu de clients qui ne portaient que des tongs et qui du jour au lendemain ont débarqué chez moi. Spontanément, il y a assez peu de gens qui viennent et achètent une paire de chaussures à 500€ comme ça. Ils sont déjà plus ou moins renseignés. C'est assez rare qu'on passe des baskets à 60 balles aux paires à 600€. Il y a un cheminement qui se fait entre les deux, cheminement que j'ai d’ailleurs fait aussi. Il y a eu des ratés au milieu, c'est comme ça qu'on apprend.
En tout cas, en général, les gens qui viennent en boutique sont déjà bien renseignés. S'ils découvrent comme ça, ils entrent, ils essaient, ils discutent, ils repartent, ils reviennent. Il y a peu d'achats très impulsifs. Ce que je peux comprendre, parce que j'achète rarement des choses à ce prix-là de façon très impulsive. Je ne dis pas que c'est réfléchi pendant six mois, mais ça ne met pas six secondes non plus. Il y a une petite réflexion, forcément. Ils se renseignent, vont à gauche, à droite.
Quand ils mettent le pied là-dedans, ils réalisent que je suis loin d'être le seul sur le marché. Ma petite fierté, c'est d'avoir réussi à intégrer leur pool de test de marques, du haut de mes 10 ans. Mais si les gens restent, ce n'est pas grâce à moi. C'est grâce aux chaussures.
J'ai les idées, mais ce n'est pas moi qui les fais. C'est pour cela que j'essaie de choyer l'usine avec laquelle je travaille. Tout n'est pas tout le temps parfait, il y a des ratés, des retards, mais à la fin si les gens reviennent, c'est parce qu'ils sont contents des chaussures et ça, ce n'est pas grâce à moi. J'ai un cahier des charges et l’atelier arrive à sortir ce qu'il faut. C'est grâce à eux.»